Nous venons d’apprendre la mort d’Alexandre Grothendieck.
Alexandre Grothendieck, né en 1928 et décédé le 13 novembre 2014, fut l’un des plus grands mathématiciens du vingtième siècle. Son oeuvre, à l’étendue et la profondeur hors norme, a jeté des ponts entre différents domaines des mathématiques et, en particulier, a complètement refondé la géométrie algébrique.
À l’opposé de la vision utilitariste et de court terme qu’imposent de plus en plus les contre-réformes de la recherche publique française (primat au financement sur projet finalisé etc.) et l’euro-austérité, sa démarche consistait à prendre un recul considérable, ne jamais aborder les problèmes de front pour développer des théories très générales dont les retombées, souvent majeures, ont souvent mis de nombreuses années avant de porter leurs fruits, unanimement reconnus.
Malgré son égocentrisme et son retrait précoce de la vie scientifique (à laquelle il a toutefois continué à participer jusqu’au crépuscule de son existence, sous forme épistolaire), Grothendieck a montré concrètement l’importance de concevoir la recherche comme une activité sociale hautement collaborative, l’ampleur de l’édifice (aux ramifications parfois inattendues) dont il lança les fondations et moult développements dépassant largement le travail d’un seul homme, aussi exceptionnel fût-il.
Grothendieck n’était pas que mathématicien : militant de gauche de toujours à l’anti-miliarisme viscéral, il s’est tôt lancé dans l’écologie radicale. Sans doutes peut on regretter que ses excès, qui, combinés à un ego démesuré, l’aient isolé de l’ensemble de la société, le PRCF salue l’engagement désintéressé et progressiste de ce scientifique que le génie et les honneurs n’ont jamais fait rentrer dans le rang.
Nous reproduisons ci-après la lettre, significative de sa vision de la science et de la société (qui ne coïncide pas entièrement avec la nôtre mais nous semble digne d’intérêt), dans laquelle il justifia son refus du prix Crafoord.
Lettre d’Alexandre Grothendieck à l’Académie Royale des Sciences de Suède
« Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.
1. Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelles est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs.
2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ?
3. Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques. Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi les mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.
Sous ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.
C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la “science”, ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent…
Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la “science officielle” d’aujourd’hui.
Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un “tableau de mœurs” du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. »
Alexandre Grothendiek