En un temps où la « gauche de gouvernement » fait mine de s’émouvoir de la poussée de l’extrême droite et crie au loup tout en maltraitant et en insultant les salariés, il est utile de réfléchir à ce qui s’est passé en Allemagne à l’occasion de la crise des années 1930 et, notamment, aux conséquences de la politique dite du « moindre mal ».
Le texte qui vous est livré ici, complété de deux documents d’archives inédits, se veut une contribution à cette réflexion :
« Remarques contemporaines sur la face non idéologique du fascisme : crise de surproduction et guerre aux salaires », a été publié dans Presse Nouvelle Magazine, n° 333, p. 6, n° 334, p. 6, n° 335, p. 6, février-avril 2016.
Pourquoi le fascisme ?
Remarques contemporaines sur la face non idéologique du fascisme : crise de surproduction et guerre aux salaires
Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7, janvier 2016
Le fascisme est souvent présenté comme une « contre-révolution préventive » des classes dirigeantes en vue d’interdire le renouvellement de l’agitation sociale et politique qui avait suivi la Première Guerre mondiale (cas allemand, novembre 1918-janvier 1919, et italien, 1919-1920)[1].
Il fut surtout une réplique féroce à la crise de surproduction menaçant d’effondrement les profits. Je me bornerai ici à l’exemple du fascisme allemand, au succès plus tardif qu’en Italie (octobre 1922) mais jugé plus « parfait » : l’alignement des classes dirigeantes d’Europe continentale sur ce modèle et l’attirance considérable qu’il exerça sur celles des États-Unis et du Royaume-Uni eurent les mêmes motivations socio-économiques.
La fallacieuse entente capital-travail de novembre 1918
Le grand patronat allemand avait mal digéré les concessions publiques qu’il avait dû consentir le 15 novembre 1918 pour étouffer dans l’œuf la « révolution » qui menaçait de succéder à la capitulation du Kaiser, Guillaume II, du 9. Ce fondement du « contrat social » de la République de Weimar reposait pourtant sur une capitulation fallacieuse. L’ADGB (Confédération générale syndicale allemande), majoritaire, organiquement liée au SPD et aussi arc-boutée que lui contre la révolution sociale, avait en même temps signé avec les délégués patronaux un protocole secret les libérant de leurs engagements : les conventions collectives sur les salaires et les conditions de travail ne s’appliqueraient qu’« en accord avec les conditions de l’industrie concernée »; « la journée de 8 heures dans toutes les industries » que si « les principales nations industrielles » s’y ralliaient.
Cet accord clandestin entre Travail et Capital fut l’équivalent social de l’alliance politique secrète « avec les forces de l’ancien régime » conclue dès octobre-novembre par le SPD avec l’État-major de la Reichswehr, porte-parole en 1918 des classes dominantes. Complété par une impitoyable chasse aux rouges dans laquelle s’illustrèrent les futures éminences nazies, ce pacte « contre-nature » laissait peu de chances de survie à la « République de Weimar »[2].
Dette privée et faillite de l’Allemagne
Haineuses envers ladite République (pourtant si bonne fille) née de leur défaite publique, aristocratie et grande bourgeoisie la vidèrent tôt de son trompeur vernis de « gauche » initial. La base sociale de « Weimar » leur résista mieux jusqu’à l’ouragan des années 1930 qui ravagea l’Allemagne. Entreprises, communes, État s’y étaient massivement endettés auprès des grandes banques internationales depuis la stabilisation du mark de 1923-1924 opérée sous sous tutelle américaine, afin de développer les capacités productives, notamment au service de la revanche militaire.
Ainsi le Reich devint-il le plus gros débiteur international, envers les États-Unis et tous les pays du « centre » impérialiste. Le capital financier étranger fut donc un acteur majeur, comme dans les années 1920 pour l’énorme débiteur italien, des mesures drastiques prises par la Banque des règlements internationaux pendant la tourmente de l’été 1931 pour proroger la dette allemande. Les diktats de ce club privé des banques centrales fondé par le Plan Young, ancêtre (toujours en vie) mal connu des institutions américaines de Bretton-Woods, préfigurent exactement celles adoptées dans la dernière phase aiguë de l’actuelle crise systémique, sous la tutelle des grandes banques de chaque pays, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international.
Guerre aux salaires et politique SPD du « moindre mal »
L’effondrement des marchés et des profits, et l’impératif de régler « la dette internationale privée » exigeaient de « casser », outre les salaires, tous les revenus non monopolistes : cet objectif mobilisa les classes dirigeantes vernaculaires et leurs créanciers américains, anglais, français, etc. Parmi les conditions mises en juillet 1931 au « sauvetage » du Reich figurait l’intégration du NSDAP, vainqueur électoral de septembre 1930 grâce au soutien apporté de longue date (surtout depuis 1923 et l’occupation de la Ruhr) par le patronat le plus concentré de l’industrie lourde, que suivit le reste du patronat : cette formule de droite sans exclusive permettrait, avec ses méthodes de terreur (et de séduction), de casser les revenus des victimes sans crainte de réaction.
Avant que le NSDAP n’en prît, en février 1933, aux côtés de la droite « classique », la charge gouvernementale, la mission avait été confiée aux organisations ouvrières « compréhensives ». Elles appelaient leurs adhérents à participer aux sacrifices présentés comme indispensables à l’intérêt national en réduisant leurs salaires : l’ultra-droitier chef (SPD) du syndicat du bois et un des chefs nationaux de l’ADGB, parlementaire SPD (1928), Fritz Tarnow prôna en 1931 « “un mariage de raison” avec les patrons » (« ne devons-nous pas être le médecin au chevet du capitalisme ? »). Le SPD soutint son chancelier Hermann Müller qui, investi après le succès électoral de la gauche, gouverna avec la droite « classique » et tenta une première « réforme » (par baisse) des allocations chômage (juin 1928-mars 1930).
Le SPD appuya aussi le successeur de Müller, Brüning (mai 1930-mai 1932), et la réélection d’Hindenburg à la Présidence du Reich (avril 1932), et resta l’arme au pied face au coup d’État de la droite alliée aux nazis (Göring) en Prusse (juillet 1932) en disant compter sur les élections générales à venir (novembre 1932). Le tout au nom du « moindre mal » contre Hitler alors que la droite, Brüning et Hindenburg en tête, préparait ouvertement l’avènement du NSDAP. Les adeptes du « front républicain » du 21e siècle devraient se pencher sur l’acquis politique des années 1930.
Gauche allemande et nazisme
Le bavardage sur la culpabilité du KPD « gauchiste » dissimule les responsabilités écrasantes, perçues comme telles dès 1933, des directions du SPD et de ses organisations, dont l’ADGB[3]. La passivité devant le patronat et sa solution nazie, poussée jusqu’aux offres de services, servirait de sésame pour les carrières « occidentales » de l’après-guerre, comme celle de Tarnow : aplati en 1933, mais rejeté par les hitlériens et contraint à l’exil, il revint de Suède en 1946 sollicité par les Américains, qui l’avaient choisi pour diriger, contre tout risque d’union avec les communistes, dans la Bizone en 1947, en Allemagne occidentale en 1949, la vieille centrale syndicale devenue DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund).
Ce n’est pas l’agitation sociale qui assura en 1933 l’avènement des hitlériens au pouvoir : c’est le refus majoritaire des classes lésées de repousser cet assaut contre leurs revenus, ou leur passivité face à cette « stratégie du choc », pour reprendre une expression ultérieure de Naomi Klein. Contre cette ligne, qu’avaient fixée les organisations, majoritaires, de la « gauche de gouvernement », les combatifs isolés, essentiellement ouvriers, du KPD et de son « Organisation syndicale rouge » (RGO), combattirent vaillamment, après comme avant février 1933, mais en vain. Il est urgent d’y réfléchir dans la présente crise systémique du capitalisme où les « médecin[s de « gauche » à la Tarnow] au chevet du capitalisme » font mine de croire à la magie des incantations « antifascistes »[4].
Deux textes inédits d’illustration
Découverte et transcription, Annie Lacroix-Riz
Gauche allemande et triomphe du nazisme : un jugement policier français
Source, RG Sûreté nationale SN JC5. A. 4509, Paris, 18 mai 1933, F7 (fonds police générale), vol. 13430, Allemagne, janvier-juin 1933, Archives nationales, dactylographié, 7 p., in extenso, passage en italique souligné dans le texte.
Rappelons pour mémoire l’animosité de l’appareil d’État policier envers le communisme.
« Le rôle et le sort des communistes et des socialistes allemands.
L’effacement total des organisations marxistes allemandes en présence de l’hitlérisme triomphant est un fait sans précédent. Il n’est pas de dictature qui n’ait rencontré, au moins au moment de son établissement, quelques tentatives de résistance ou de réaction. Rien de pareil en Allemagne. Si des rencontres, parfois sanglantes, se produisaient couramment entre racistes et révolutionnaires de gauche – presque toujours communistes – lorsque le NSDAP était un parti d’opposition, ces rencontres ont radicalement cessé, dès que Hitler a eu pris le pouvoir. Pourtant, à ce moment, les partisans du nouveau Chancelier et ceux de ses alliés nationalistes ne représentaient guère plus de la moitié de la population du Reich. La partie pour les forces révolutionnaires, si elle était difficile, pouvait du moins être tentée, et il y avait en tout cas, après les appels de confiance faits à l’étranger par “l’Allemagne républicaine”, l’honneur à sauver. On n’a rien fait, rien entrepris. Cette question n’a pas seulement un intérêt historique. Car l’on peut se demander ce qu’est devenue la masse, que les partis socialiste et communiste prétendaient encadrer; quels sont les sentiments de cette masse après la carence ou la disparition des chefs.
Mais il convient de distinguer entre socialistes et communistes. Constatons tout d’abord qu’aucun dirigeant du parti communiste ne s’est incliné devant la révolution nationale. Tous sont en prison, en fuite ou se cachent. Ce sont des communistes surtout qui sont allés peupler les camps de concentration. Dans ces camps se trouveraient à l’heure actuelle 50 000 révolutionnaires. Parmi les chefs incarcérés citons :
- Ernst Thaelmann, leader du parti communiste.
- Ernst Torgler, chef de la fraction communiste au Reichstag [un des rarissimes futurs renégats, le KPD en ayant très peu compté, Annie Lacroix-Riz];
- Willi Kasper, chef du groupe parlementaire au Landtag prussien
- Ernst Scheller, Anton Jadasch, [Fritz] Selbmann, Willi Kunz, etc.
D’autres ont cherché à gagner l’étranger. Leur conduite a été sévèrement jugée par la Troisième Internationale, qui voit en eux des “déserteurs”. Ceux qui se sont réfugiés en Russie ont reçu le conseil de retourner à leur poste et de continuer la lutte illégalement. D’autres ayant réussi à franchir les frontières occidentales du Reich, ont été invités à rentrer en Allemagne. Ceux qui s’y sont refusés, ont été exclus du parti. Ainsi à la fin du mois d’avril, l’Arbeiter Zeitung, organe communiste de Sarrebruck, a publié l’avis ci-après : “Le district Bade-Palatinat nous demande de publier l’exclusion suivante : le député au Reichstag Bennedom-Kusel, installé depuis quelques semaines en Sarre et ayant reçu de la direction du district l’ordre de rentrer en Allemagne, n’a pas déféré à cette invitation. Il a été exclu du parti communiste allemand pour lâcheté devant l’ennemi de classe”.
Quelles tâches donc propose-t-on aux chefs restés à leur poste? Les voici, telles qu’elles sont définies par le Comité exécutif de la Troisième Internationale : a) Développer les organisations illégales; b) Étendre le réseau de la presse illégale du parti; c) Noyauter au maximum les organisations des partis adverses; d) Agir principalement dans les usines.
Tout cela évidemment ne manque pas d’allure. Mais les résultats ne sont pas ce que de telles dispositions pourraient laisser croire. La nécessité où se trouvent les dirigeants restés à leur poste de se cacher et de travailler clandestinement réduit leur action à très peu de chose, et il est même douteux que leur travail puisse se prolonger longtemps en présence des recherches d’une police développée à l’extrême. Sans doute la presse communiste étrangère annonce-t-elle à grand fracas que les Services hitlériens ont saisi des exemplaires de journaux ou de brochures édités clandestinement, ce qui tendrait à démontrer qu’une abondante littéraire révolutionnaire circule sous le manteau. Mais la plupart de ces saisies remontent aux premiers jours d’avril, et le dernier numéro de la Rote Fahne (journal du KPD) illégale est du 15 avril. S’il a été tiré, il est douteux qu’il ait été beaucoup plus répandu. On signale aussi que des manifestations d’usines ont eu lieu, mais les dernières sont du mois de mars. Certains “conseils d’exploitation” (Betriebsraete) enfin, composés d’éléments de gauche, auraient été réélus lors du dernier renouvellement, mais ce renouvellement a eu lieu il y a plus d’un mois et aucune réaction ne s’est produite devant les mesures de police immédiatement prises contre les Betriebsraete dont il s’agit.
Au surplus, les chefs communistes ne peuvent dissimuler entièrement qu’une grande partie de leurs troupes les ont quittés ou sont découragées. Le militant Erich, l’un des dirigeants de la Rote Gewerkschaft (organisation syndicale rouge) écrit lui-même dans la Rundschau, bulletin maintenant édité à Bâle : “La Rote Gewerkschaftsorganisation [RGO] a extrêmement souffert de la terreur fasciste. Cette terreur a eu pour effet qu’une partie de nos camarades ont quitté nos drapeaux et que d’autres ont adopté une attitude absolument passive.”
Si les communistes qui, répétons-le, ont fait preuve d’un cran incontestable jusqu’en mars dernier, en sont là, on s’imagine aisément jusqu’où sont allés les socialistes. Les communistes ont toujours reproché aux socialistes d’être animés d’un esprit petit-bourgeois et, dans un certain sens, conservateur. Rien n’est plus vrai. Après avoir cueilli sans dommage en 1918 les fruits d’une révolution arrivée à maturité, les socialistes allemands n’ont jamais su qu’édifier des constructions bureaucratiques, qui pouvaient faire illusion à l’étranger et dont la propagande de la Deuxième Internationale n’a pas manqué de se servir, mais qui, en réalité, sans âme et parfaitement incapables de briser le cours des événements trop prévisibles.
Ces événements ont, du reste, démontré que les chefs, sur les déclarations desquels se fondaient les espoirs d’une grande partie de l’opinion étrangère dans l’avenir de la République allemande, n’avaient pas la foi. Ils n’ont su que s’incliner ou fuir comme Braun, Grzesinski, Breitscheid, Dittmann, Crisprein, Noske, Bergemann à moins qu’ils n’apportassent au nouveau régime une adhésion plus ou moins voilée comme Leipart, Grassmann, Tarnow, Wels, Stampfer, Hilferding. On se souvient de la soumission sensationnelle du chef socialiste Wels et de la déclaration en date du 21 mars du comité directeur de l’Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund (Confédération générale du Travail) consentant à son incorporation – repoussée avec mépris – à l’organisation syndicale du IIIè Reich. La fédération des employés socialistes (Afa Bund) et la Fédération des fonctionnaires socialistes (l’Allgemeiner Deutscher Beamter Bund) ont suivi le même chemin et les treize cent mille membres des organisations sportives ouvrières ont été livrés par leurs chefs au régime hitlérien. Il n’est pas jusqu’à la Reichsbanner, faite pour défendre la République, qui ne soit spontanément tombée en morceaux. Elle comprenait pourtant un million de membres encadrés. Mais ceux qui connaissaient les affaires d’Allemagne savaient fort bien que la combativité de ces troupes, conduites par des bureaucrates, était à peu près nulle et qu’il était imprudent de faire fond sur elle. La Reichsbanner avait reçu de ses adversaires le surnom de Papenhelm (Casque de carton). Quant aux sections de la Jeunesse socialiste, elles ont été transformées en d’innocentes associations de tourisme, malgré une méritoire opposition d’Erich Schmitt, chef de la section de Berlin.
La soumission totale de la social-démocratie n’a, du reste, pas empêché entièrement les représailles et les sanctions. L’ex-ministre Sollmann a été sérieusement malmené à Cologne. Les leaders syndicalistes Leipart, Grassmann et Wissel ont été arrêtés, bien qu’ils eussent donné leur adhésion aux entreprises hitlériennes. Le chef de la Reichsbanner, Holtermann en fuite, est recherché. C’est pourtant sous son administration exactement le 6 avril que le district Berlin-Brandebourg de la Reichsbanner avait défini l’attitude de l’organisation d’une manière qui devait, de toute évidence, donner satisfaction aux Nazis. Ce district avait, en effet, le 6 avril adressé à ses sections une circulaire où il est dit en particulier : “Il nous reste trois possibilités :
- L’emploi des méthodes violentes des communistes. Mais il est clair pour chacun de nos camarades que ces méthodes sont criminelles et qu’elles doivent être laissées de côté.
- L’abstention.
- La recherche d’une collaboration dans le cadre de la vie pratique.
Depuis des années nous portons dans nos cœurs la foi en l’Allemagne et en l’avenir de l’Allemagne. C’est pourquoi nous réclamerons notre place dans la vie nouvelle de l’État allemand et nous ferons pour l’Allemagne ce qu’elle attend de nous : notre devoir. Le comité directeur négocie avec les services compétents au sujet de l’activité de notre association. Les points suivants sont fondamentaux : culture de l’amitié; aide aux anciens combattants; éducation de la jeunesse, préparation militaire; service du travail volontaire.” Voilà tout ce qu’a pu trouver une organisation d’autodéfense socialiste, faite pour protéger le régime républicain, au moment où ce régime s’effondre.
Même attitude de l’organisation sportive ouvrière. La Zentral Kommission für Arbeitersport und Koerperpflege a fait paraître la déclaration suivante : “La Commission centrale sportive ouvrière affirme qu’elle est prête à collaborer loyalement sous le régime national au bien du peuple. Elle est d’avis que cette collaboration doit avoir lieu sur une base neutre. Les associations sportives ouvrières sont disposées à s’incorporer sans réserve dans l’organisation sportive de l’État et à faire pour cela tous les sacrifices nécessaires. Elles font appel à l’esprit chevaleresque du nouveau gouvernement, sans renier lâchement leur ancienne position. Pour elles, faire du sport était servir le peuple. Il en sera encore ainsi à l’avenir”.
Tant de platitude ne devait servir à rien. La collaboration offerte a été dédaignée, les organisations balayées, les chefs écartés et méprisés. Le nouveau régime fait tout par lui-même et construit tout à partir de sa base. Mais les troupes socialistes? Les troupes pouvaient-elles aller contre la consigne d’en haut? Que l’attitude des chefs ait pu irriter quelques militants, cela est possible. Mais ceux-ci ont été impuissants au milieu du découragement et de la lâcheté universels, et nulle réaction, si minime soit-elle, ne s’est produite. Il est évident que la trahison des chefs a brisé toutes les énergies disposées à s’employer. Elle les a brisées aussi pour l’avenir et elle a été ainsi plus néfaste pour le républicanisme et le libéralisme allemands que les batailles malheureuses qui auraient pu être livrées. »
Surexploitation ouvrière en Allemagne, février 1933-février 1939
Source, RG Préfecture de police, Information, 20 février 1939, BA 2140, Allemagne, 1928-1947, Archives de la Préfecture de police
« Les ouvriers allemands travaillant dans l’industrie de guerre sont soumis à une discipline particulièrement sévère.
Les ouvriers des usines de la chimie sont soumis à la loi militaire [. des] règlements des grandes entreprises de l’IG Farben. Dans les usines Leuna une véritable armée d’agents de la Gestapo et de mouchards professionnels surveille les ouvriers pendant et après le travail. Il est interdit aux ouvriers de pénétrer dans d’autres ateliers que ceux où ils travaillent. Certains ateliers sont même interdits aux contremaîtres et aux ingénieurs. Chaque ouvrier doit prendre l’engagement, par écrit, de ne rien dire sur son travail à l’usine. Le règlement de l’usine contient un système de sanctions impliquant jusqu’à la peine de mort.
L’industrie chimique a pris une extension énorme en raison des préparatifs de guerre du fascisme hitlérien, à preuve les immenses constructions d’ateliers et d’usines qui ont été entreprises. Depuis 1935, le nombre des entreprises de l’industrie chimique a augmenté de 2 520, le nombre des ouvriers a augmenté de 131 415 de sorte qu’en 1938 cette industrie a occupé plus de 500 000 personnes.
Le plan quadriennal a notamment entraîné une augmentation des fabrications des produits de remplacement, grâce aux subventions extraordinaires de l’État. En 1938, l’Allemagne a produit 165 000 tonnes de laine végétale, le Japon 130 000, l’Italie 100 000; cela signifie que les puissances de l’Axe totalisent les 81% de la production mondiale qui s’est élevée à 440 000 tonnes.
Il n’est pas étonnant que l’industrie chimique ait pu enregistrer ces dernières années des profits fort considérables malgré le fait que les produits de remplacement ne sont pas rentables. Les IG Farben ont enregistré un profit net [déclaré] de
- 49,14 millions en 1933
- 50,98 millions en 1934
- 51,44 millions en 1935
- 55,40 millions en 1936.
En tenant compte de certains autres postes camouflés, on aboutit à une somme de 1 500 millions de marks pour les premières quatre années du régime hitlérien.
Malgré la production augmentée et l’effort beaucoup plus grand qu’on demande aux ouvriers, ceux-ci ont vu baisser le salaire réel. Les statistiques nazies font l’aveu que le salaire annuel d’un ouvrier de la chimie était en 1930, en moyenne de 2 543 R.M. contre 2 193 en 1936. Mais ce ne sont que des salaires bruts. Il faut en déduire des retenues de 20 à 25%, ainsi que les “dons volontaires” qu’on impose aux ouvriers. Avec ces salaires on n’arrive pas à joindre les deux bouts. Les tribunaux ont constaté que beaucoup d’ouvriers employés aux usines d’explosifs à Coswig-Anhalt sont obligés de travailler aux heures libres comme garçons ou comme musiciens. Le chef de l’entreprise a déposé devant le même tribunal que les “ouvriers venaient au travail après avoir déjà travaillé ailleurs”, c’est à dire qu’ils travaillaient 16 heures de suite.
[Le Dr Ley a reconnu dans un discours prononcé à Essen le 30 octobre :] “Jusqu’ici nous avons eu dans chaque entreprise une augmentation de l’effort d’au moins 30%. Dans une grande fabrique de caoutchouc, l’un des plus grandes, nous avons eu une augmentation de la production de 60%. Les gens étaient fatigués et s’écroulaient… Il s’agit de la fabrique Phoenix de Hambourg”.
Cette exploitation accrue, cette cadence exagérée ainsi que les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, la pénurie des vivres provoquent une augmentation des accidents de travail. Le Front du travail, section chimie, avoue que depuis 1933 le nombre des accidents de travail n’a cessé de croître. On en a compté en 1936 32 453 dont 144 mortels, en 1937 40 225 dont 188 mortels et ces chiffres ont encore augmenté en 1938. Il y a eu en effet plus de 200 accidents mortels. Malgré cet état de choses, on veut obtenir une augmentation du rendement par des nouvelles mesures de rationalisation. Cette exploitation éhontée se heurte, cependant, à une résistance grandissante. »
Annie Lacroix-Riz
[1] Pierre Milza, Les fascismes, Paris, Points Seuil, 1991.
[2] Gerald Feldman, Army, Industry and Labour in Germany, 1914-1918, Princeton, 1966, chef-d’œuvre non traduit en français; Gilbert Badia, Histoire de l’Allemagne contemporaine 1933-1962, Paris, Éditions sociales, 1962, et Les spartakistes, 1918: l’Allemagne en révolution, Paris, Julliard, 1966.
[3] RG Préfecture de police, sur « Les événements d’Allemagne » 8 mai, et RG Sûreté nationale SN JC5. A. 4509, Paris, 18 mai 1933, F7 (police générale), vol. 13430, Allemagne, janvier-juin 1933, Archives nationales, second document publié ci-dessous; et Derbent, La résistance communiste allemande, Bruxelles, Aden, 2008 (et transcription en ligne).
[4] Badia, Histoire de l’Allemagne; Lacroix-Riz, Industrialisation et sociétés (1880-1970). L’Allemagne, Paris, Ellipses, 1997; comparaison fascisme français et allemand, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010, et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008; sur Tarnow, Scissions syndicales, réformisme et impérialismes dominants, Montreuil, Le Temps des cerises, 2015, p. 172, 207-209 et 232. Le document de 1939 publié ci-dessous montre l’effet ravageur sur les salaires et conditions de vie populaires du triomphe patronal de 1933.