Avec son aimable autorisation, nous reproduisons le commentaire d’un article au sujet de Tsipras, du PGE et de l’Italie que nous a fait parvenir Gilbert Rémond :
Il est toujours profitable de se décaler pour juger des contenus. L’Italie, banc d’essai pour une liquidation réussie du mouvement ouvrier et de son parti communiste nous donne l’occasion de le faire. Pour qui , pour quoi allons-nous voter? Comme nous le suggérait Rimbaud faisons un pas en dehors du rang des assassins et regardons ce qui se passe. Ce texte nous en donne l’occasion.
Pourquoi Tsipras aurait-il le visage du combattant en France et serait-il un autre en Italie? La Grèce ou l’Italie, équivalent de la Californie aux États-Unis, est-ce là le projet d’une autre Europe? Et si l’Italie ou la Grèce sont l’équivalent de la Californie aux États-Unis qu’en sera -t-il pour la France? Sera -t-elle l’équivalent de la Nouvelle-Orléans ou de Cuba selon la politique qu’elle décidera d’adopter? Sera-t-elle parent pauvre ou paria? Sera-t-elle enchaînée ou assiégée?
Si la France comme l’Italie ou la Grèce deviennent l’équivalent pour l’Europe d’un État, comme aux États-Unis que deviendront nos régions, nos départements et nos communes? Par où la voix des hommes et des femmes de notre pays devront passer pour se faire entendre de ceux qui seront l’équivalent des hôtes de la maison blanche et des chambres parlementaires américaines? Mais au fait quels sont leurs équivalents en Europe? Où réside son gouvernement et comment s’exerce son contrôle?
Autant de questions qui n’auront sans doute pas de réponses malgré le recul pris avec cette circonstance. L’élection européenne n’est pas l’instance de ce débat. Alors il faudra faire un pas supplémentaire de côté pour envisager d’autres contenus pour d’autres préoccupations ayant pour corolaire d’autres politiques. Je veux parler de celles qui devraient concerner les européens, les peuples européens, qui sont des réalités concrètes formées à partir d’histoires singulières dans l’épaisseur des temps et des traditions qui comme le rappelait Marx sont celle, de la lutte des classes depuis que le monde existe.
Gilbert Rémond
L’Italie, miroir de la décomposition de la gauche et de la liquidation du communisme. Une étape est franchie pour les élections européennes avec la « liste Tsipras » qui parvient même à effacer ce qu’il reste de la gauche italienne derrière Tsipras choisi comme tête de liste.
La nouvelle a de quoi laisser bouche bée. Non seulement les communistes italiens ne se présenteront pas sous leur propre nom aux prochaines européennes, ce qui n’est pas nouveau, mais ce sera le cas de toute la gauche italienne organisée rangée derrière une « liste citoyenne ».
Cette liste réussit même désormais à s’effacer plus seulement derrière la « gauche » mais à s’effacer tout court derrière un sauveur venu de Grèce : ce sera la « liste Tsipras – pour une autre Europe ».
Alexis Tsipras sera la figure de cette liste. Le chef de SYRIZA est la garantie d’une « gauche responsable », c’est-à-dire réformiste, pro-européenne, prête à négocier avec les dirigeants du FMI, de l’UE, de la BCE pour « aménager l’austérité ».
Une liste initiée en janvier 2014 par six intellectuels italiens connus pour leurs positions réformistes voire libérales au sens américain du terme, anti-communistes, posant comme condition à cette liste l’effacement de toute référence aux partis communistes, et aux organisations de gauche.
Les promoteurs de la liste se présentent comme des « personnalités de la société civile », dégagées de tout engagement politique (même le terme « gauche » est absent de leur Manifeste!), réunis pour un même but : « construire une autre Europe » qui passe par plus d’intégration européenne !
Sur quel programme cette liste va-t-elle se constituer ?
D’abord sur une « idéologie anti-parti ». C’est dans l’esprit dominant en Italie, celui entretenu par Beppe Grillo et son populiste « Mouvement 5 Etoiles » avec le rejet de toute la politique organisée, de droite comme de gauche. Un discours qui en Italie, depuis le « qualunquisme » (équivalent du poujadisme en Italie) n’est jamais totalement exempt de relents fascisants.
En effet, les tenants de la liste refusent tout symbole politique, toute référence à des organisations de gauche. Son symbole sera sobrement un rond rouge avec le slogan : « Une autre Europe avec Tsipras ».
Une ligne résolument pro-européenne. Les promoteurs de la « liste Tsipras » ne pensent qu’à cela, des obsédés de l’Union européenne !
Pas étonnant quand on sait que leur idole grecque s’est imposé comme un partenaire crédible pour les dirigeants européens sous la ligne : « Il faut sauver l’Union européenne, l’Euro ».
En effet, sur les 10 points de leur programme, au moins 9 impliquent directemment un renforcement de l’intégration européenne, le 10 ème constitue une critique acerbe … du « partenariat trans-atlantique », péril pour notre Europe. Non à l’Europe américaine, l’Europe aux européens !
Si on prend le programme point par point, la « liste » se présente comme la seule « force alternative », ce qui suppose en fait une alternative non pas pour les travailleurs mais pour l’Europe elle-même.
Le point 1 expose le fait qu’il faut impérativement faire une « Europe politique » mais sur d’autres bases que celles des réformes structurelles, de l’austérité.
Le point 2 déclare que « l’Europe fédérale est la voie royale à l’ère de la globalisation ». Les promoteurs osent prétendre que la « Grèce ou l’Italie y seraient alors l’équivalent de la Californie pour les Etats-unis », protégés par un Etat fédéral qui « unirait les Etats » (sic).
Le point 3 refuse de « défendre de façon prioritaire les intérêts nationaux », le point 4 propose un « plan Marshall pour l’Europe », le point 5 envisage une « renégociation des traités européens », ainsi qu’une « pétition citoyenne européenne » en ce sens.
Le point 6 innove avec la mise en avant d’un « plan d’emploi européen » chiffré à 100 milliards d’€, financé par les citoyens européens (!).
Le point 8 synthétise la ligne de la « liste Tsipras ». Il s’agit de « changer la nature des institutions européennes ». Cela passe par la consolidation du Parlement européen qui doit devenir « une institution vraiment démocratique » : capable de légiférer, d’élire un gouvernement européen d’imposer de nouvelles taxes en remplacement de celles nationales.
Le point 9 s’attaque à la question centrale : celle de l’Euro. La « liste Tsipras » revendique fièrement le fait qu’elle « est contre la sortie de l’Euro », prévoyant dans ce cas l’apocalypse : réveil des nationalismes, crise économique, dépendance américaine.
Enfin, le point 10 lance un cri contre la résurgence des nationalismes, la montée des extrême droite – assimilés à une position anti-européenne – ce qui les pousse à se mettre (attention, cela fait mal) à se mettre sous l’autorité du texte fondateur du … « Manifeste de Ventotene ».
Ce « manifeste » écrit en juin 1941 est connu pour être celui du « fédéralisme européen ». Son auteur, Alberto Spinelli sera une des figures du mouvement fédéraliste européen, aux côtés des anti-communistes de droite français Alexandre Marc et Henri Frenay.
Pour ceux qui se souviennent, l’Union des fédéralistes européens – qui s’appuie sur le « Manifeste de Ventotene » – avait présenté aux présidentielles françaises Jean-Claude Sebag en 1974 qui avait réalisé 0,1 % des voix. Tsipras sera-t-il le Sebag de l’Italie ?
Un réformisme sans rivages inspiré de l’esprit démocratique américain ! Si on résume les propositions de la liste, elles sont caractérisées par un réformisme plat, supposant toutes plus d’intégration européenne, compatibles avec une conciliation capital-travail, voire avec certaines propositions du gouvernement Renzi.
Ainsi, on y retrouve un « plan Marshall pour l’Europe » et une « Conférence sur la dette » comme celle de Londres en 1953 pour la RFA : deux propositions, rappelons-le, nées dans un contexte de Guerre Froide pour créer une Europe unie, une RFA forte face au péril communiste !
On peut passer sur le « plan européen pour l’Emploi » : 100 milliards par an sur 10 ans pour lancer une politique de grands travaux, de transition énergétique totalement compatibles avec les projets fédéralistes européens.
Parmi les autres propositions, on retrouve le renforcement des pouvoirs de la BCE mais aussi sur l’insistance sur la « taxation des revenus financiers », le Manifeste pestant sur le fait qu’ils soient beaucoup moins taxés que le travail (entendre, les cotisations sociales patronales).
Or c’est précisément le projet de Matteo Renzi que d’augmenter les taxes sur les revenus financiers pour baisser drastiquement le montant des cotisations sociales patronales. Une heureuse coïncidence.
Enfin, même si le texte dénonce le péril du « partenariat trans-atlantique », les références à l’idéologie progressiste américaine sont omniprésentes : New Deal, plan Marshall, fédéralisme américain .. et même la proposition d’élaborer une charte qui commencerait, comme la Constitution américaine, par « We the peoples ». On croit rêver !
Qui sont les fameux promoteurs de cette « liste de la société civile » ?
On pourrait faire une analyse sociologique, de classe des candidats, elle est édifiante.
Sur les 72 candidats répertoriés, la catégorie la plus représentée, ce sont les .. « professionnels de la politique » qui n’ont pas d’autres occupations que leur postes d’élus, de permanents politiques, de professionnels de l’associatif. C’est 21 des 72 noms (30 % des candidats).
Ensuite, par ordre décroissant, on peut identifier 11 professeurs d’université (15 %), 15 écrivains/journalistes (20 %), 5 acteurs/chanteurs/artistes (7 %), 5 enseignants (7 %), 3 cadres du privé (4 %), 4 professionnels du droit hors professeurs, avocats ou juge (5 %), 2 fonctionnaires européens/internationaux (3 %) et 2 médecins (3 %).
Parmi les autres candidats, aucun employé d’exécution, aucun chômeur, aucun agriculteur ni petit commerçant. On trouve par contre 4 ouvriers présents (pour des candidatures de témoignage?) : soit 5 % des listes.
La liste Tsipras, c’est donc 95 % de « capacités » – de cette bourgeoisie essentiellement intellectuelle, culturelle – et 5 % d’ouvriers.
« Tsipras, une autre Europe » apparaît nettement comme le parti des professeurs d’université, des avocats, des journalistes et des médecins.
Or, il faudrait presque s’arrêter là tant les têtes pensantes derrière ce projet. Les six intellectuels italiens qui ont lancé le Manifeste pour une liste Tsipras le 17 janvier sont bien connus à gauche.
Ce sont essentiellement les rédacteurs de la revue « Micromega » – cette appendice du groupe de presse libéral de gauche l’Espresso, dont fait partie la revue Repubblica avec le rôle qu’on connaît le rôle néfaste qu’elle a joué dans la liquidation du PC italien.
MicroMega se situerait en France, pour trouver un point de comparaison, à équidistance entre l’Express et Politis et depuis sa création, en 1986, s’est fait l’écho de la recomposition d’une gauche « dégagée des partis » … même si on retrouve parmi ses plus proches collaborateurs des politiciens du Parti démocrate (PD) comme Furio Colombo, Stefano Fassina ou Corradino Mineo.
Des noms connus aussi pour avoir tenté déjà en 2009 de monter une liste du « Parti des sans-parti » autour du juge anti-mafia Antonio di Pietro (le Eva Joly italien).
Le parcours d’un certain Paolo Flores d’Arcais résume bien celui de ses congénères : lui qui fut exclu de la jeunesse communiste pour trotkiste, tenant du « réformisme radical » après 1968, il finit par adhérer au Parti démocrate (de gauche) en 1991 dont il devient un des intellectuels dans une perspective nettement anti-communiste (sa philosophe fétiche est Hannah Arendt!), il cherche depuis 2009 à piloter un projet permettant de court-circuiter des candidatures communistes.
La liste Tsipras a déjà reçu des soutiens enthousiastes chez des intellectuels et politiciens souvent très loin de l’univers communiste : le député PD Furio Colombo (ex-président de la FIAT USA!), Carlo Freccero (ex-directeur des programmes de la « Cinq » de Berluconi en France, si!), le centriste vétéran du Parti radical Stefano Rodota ou deux députés du « Mouvement 5 étoiles ».
Et surtout, Fausto Bertinotti, premier président du PGE, soutien du deuxième gouvernement de l’austérité de Prodi (2006-2008), promoteur du premier plan de liquidation de Refondation communiste avec la « Liste Arc-en-ciel » en 2008 a apporté son appui enthousiaste au projet.
Pour le public français, il suffira de citer les noms d’Etienne Balibar ou d’Enzo Traverso pour voir que les noms derrière ce projet sont bien loin de ceux qu’on pourrait imaginer en tant que communistes français !
Et les communistes dans tout cela ? Refondation communiste a accepté cette liste au prix d’une sous-représentation manifeste sur les listes (à peine une dizaine de cadres encartés), sans garantie d’obtenir un seul élu.
Dans le même temps, « Gauche, écologie et libertés » (SEL), né en 2009 d’une scission menée par Nichi Vendola et les perdants de la liquidation du Parti de la refondation communiste, a sauté sur l’occasion pour apporter son soutien au projet liquidateur.
SEL s’est distingué – sous la férule de son chef charismatique M.Vendola – par son zèle comme « caution de gauche » du Parti démocrate, participant même à la mascarade des primaires de gauche, tandis que Vendola est connu pour ses positions parfois excentriques : lui qui est un fan de Jean-Paul II et un sioniste avoué.
Les « tenants de la société civile » ont accepté la présence minorée de ces partis. Par contre, ils ont opposé une fin de non-recevoir au Parti des communistes italiens (PdCI).
Pourtant, le PdCI avait envisagé dans un premier temps de participer à la démarche commune, comme il avait accepté en 2008 la « Liste arc-en-ciel », en 2013 la « Révolution civique » d’Antonio Ingroia, deux expériences qui se sont soldées par des résultats catastrophiques, la perte de tous les élus et un nouveau pas dans la liquidation du mouvement communiste.
Cette fois, les liquidateurs du communiste italien – ayant trouvé une nouvelle formule sous la « liste Tsipras » – ne vont même plus laisser de place aux cadres du Parti des communistes italiens (PdCI).
Dans leur déclaration, les dirigeants du PdCI ne comprennent pas la raison de cette exclusion, eux qui affirment dans une pétition de solidarité « qu’ils sont la composante qui se bat avec le plus de détermination contre la politique libérale et militariste de l’Union européenne ».
Le hic, c’est que ce n’est bien sûr pas le but de la « liste Tsipras », destinée à amortir le choc de ses politiques de guerre contre les peuples.
Une liste qui ne peut pas tolérer que le PdCI ait exprimé une position critique par rapport au PGE (dont il n’est toujours pas membre), soulève des doutes sur l’intégration européenne.
Le PdCI a lancé une déclaration par la voix de son secrétaire Cesare Procaccini indiquant que le parti « ne ferait pas voter pour la liste Tsipras », mais qu’il lancera sa propre campagne politique pendant le scrutin.
Selon le dernier sondage EMG, la liste Tsipras est annoncée à 3 % – soit exactement le score obtenu lors des dernières déroutes de 2008 et 2013, mais en ayant cette fois effacée la moindre référence à la gauche – ce qui ne permettrait pas de dépasser le seuil de 4 %, nécessaire pour obtenir un élu.
Jusqu’où va continuer l’inexorable liquidation de tout ce qu’il reste du communisme italien, emportant avec lui tout ce qui ressemble de près ou de loin à la gauche et au mouvement ouvrier ?