Claire Baglin adopte une forme de double récit adopté de ce qui fut le « nouveau roman ». Elle commence le premier par un démontage assez fin des entretiens d’embauche qui constitue un excellent témoignage sociologique et en dissèque la logique perverse. Elle continue en décrivant minutieusement la pointeuse et ses performances sonores perfectionnées. Suit une ambiance de bizutage. Il faut s’activer même quand objectivement, il n’y a plus grand-chose à faire. Le fast food est un élément anonyme entre zones d’activité et cité dortoir. La jeune fille ne voit que les chignons enfermés de ses collègues, « cheveux froissés en prison sous les filets réglementaires ». Dans le second récit, consacré à la vie familiale, on ne quitte pas les espaces convenus comme ces campings mal situés, exposés à tous les bruits, aux « activités » formatées. Ils sont reliés par des kilomètres d’autoroute parcourus sous la conduite du père. Ce dernier, figure sympathique utilise ses loisirs « à réparer », récupère en déchetterie de vieux ordinateurs, limite ses lectures aux dépliants publicitaires et affiche des photos dédicacées de vedettes de cinéma…
Le style détaché, proche de celui des « fourmis » de Vian considère comme normal les plus grosses incongruités. Les points sont posés un peu au hasard dans les phrases Le discours se passe de guillemets dans la continuité des constats. Le langage parlé, parfois délibérément incorrect, s’invite dans la partie descriptive. Parfois, les machines deviennent des personnages et leurs dysfonctionnements créent un peu d’animation. La scène des frites fait revivre une confrontation de l’humain à la machine qui n’a pas changé depuis « Les temps modernes ». Le rythme de « la prod’ » détermine tout mais permet à l’héroïne de s’abstraire de la pression hiérarchique. Sous des formes renouvelées, elle s’inscrit dans l’histoire ouvrière : « Nous manipulons l’équipement de production et nos gestes sont les mêmes que ceux des équipiers d’il y a vingt ans » La forme littéraire laisse place, même en creux à (ce qui reste) du moi, même si l’héroïne reste très pudique dans l’expression de son ressenti.
Les histoires finissent en faisant se rejoindre les deux univers, celui de la « production » et de la consommation dans des accidents du travail dont on ne sait s’ils laisseront des séquelles graves. Le père et la fille ont entre temps reçu les félicitations de la hiérarchie. Dernière phrase : « Mon évaluation glisse au sol et vient se coller à l’eau stagnante ». Celle de l’antagonisme de classe ?
Olivier RUBENS
Claire Baglin est née en 1998 – En salle est son premier roman.
Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood.
Résumé de En salle
En deux récits alternés, la narratrice d’En salle raconte cet écart. D’un côté, une enfance marquée par la figure d’un père ouvrier. De l’autre, ses vingt ans dans un fastfood, où elle rencontre la répétition des gestes, le corps mis à l’épreuve, le vide, l’aliénation.
Claire Baglin – http://www.leseditionsdeminuit.fr/auteur-Claire_Baglin-1865-1-1-0-1.html
En Salle
2022 160 pages 16.00 €
Editions de Minuit