Ancienne dirigeante du Parti Communiste d’Espagne et cheffe de file du courant Red Roja, personnalité révolutionnaire très connue dans la Péninsule ibérique et en Amérique latine, Angeles Maestro nous a communiqué cette analyse écrite en espagnol, traduite par ses soins en français (avec quelques retouches stylistiques introduites par G. Gastaud avec la permission de l’auteur) et que nous nous faisons un devoir de porter à la connaissance des visiteurs de notre site
Le carrefour russe
Angeles Maestro, août 2023
En Russie, la phrase attribuée à Pouchkine est bien connue : «Si vous voulez entendre des bêtises, laissez un Européen parler de la Russie». Et c’est vrai, surtout dans le cas des élites politiques occidentales. C’est probablement la raison pour laquelle elles ont perdu guerre après guerre contre elle, malgré le gigantesque appareil de guerre qu’elles ont déployé.
Pour les organisations politiques révolutionnaires, surtout pour celles qui ont compris l’essence impérialiste de la guerre de l’OTAN contre la Russie en utilisant le fascisme ukrainien comme bélier, il est vital d’essayer d’analyser la complexité et les contradictions de la Russie d’aujourd’hui, pour de nombreuses raisons que je n’énumérerai pas, mais surtout parce qu’elle agit en première ligne.
Sans prétendre avoir la capacité de comprendre en profondeur les processus en jeu dans cet immense pays, je crois qu’il est possible de tracer quelques pistes d’étude en prenant comme référence des analystes et des écrivains qui, en plus d’être clairvoyants pour démêler la réalité de leur pays, considèrent, comme la majorité de la population russe et biélorusse, que l’effondrement de l’URSS a été une immense catastrophe. Le plus lucide de ceux que j’ai pu consulter est sans doute Sergei Kurginyan, leader du mouvement politique «Essence du temps »1 , et je me réfère à son analyse dans nombre des considérations que je développe ici.
Trente ans après l’effondrement de l’URSS, la guerre en Ukraine, et surtout la possibilité qu’elle se transforme en un conflit de longue durée, oblige la société russe à sortir d’une léthargie prolongée fondée sur l’illusion de « rejoindre l’Occident », ou au moins, d’entretenir des relations amicales avec lui. En outre, la rébellion militaire menée par le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigogine, en juin dernier[1], a révélé des faiblesses et des contradictions profondément ancrées dans la structure même de l’État qui, si elles ne sont pas résolues positivement, pourraient remettre en question la victoire de la Russie dans une longue guerre au-delà de l’Ukraine, qui est considérée à juste titre comme existentielle.
Sans entrer dans les causes internes et externes de l’effondrement de l’URSS dans cet article, je voudrais souligner quelques faits qui contribuent à expliquer la situation actuelle : la destruction de la structure sociale s’est faite en un temps record, l’appareil d’État soviétique a été démoli et remplacé par d’autres, pro-occidentaux, des milliers d’entreprises ont été fermées et une grande partie d’entre elles ont été privatisées. Les conséquences ont été brutales pour la population. Selon le CIDOB : « En 1995, le taux de mortalité a augmenté de 70% par rapport à 1989, atteignant le chiffre de 2,2 millions de surmortalité par an ».2 Les suicides, les meurtres, la drogue, les mafias, l’alcoolisme, l’abandon des enfants, la morbidité due à des maladies pratiquement éradiquées, etc. reflètent l’effondrement total d’une société.
Cela ne s’est pas produit dans toute l’URSS. En Biélorussie, Loukachenko, constatant le désastre, non seulement n’a pas privatisé les entreprises et les services, mais a annulé les quelques privatisations qui avaient été effectuées. Le graphique ci-dessous, qui compare la mortalité due à la tuberculose entre les pays de l’ex-URSS qui ont suivi les politiques du FMI (tous sauf la Biélorussie) et ceux qui ne les ont pas suivies, est suffisamment explicite.
Stuckler, D., King, L. P. y Basu, S. (2008). International Monetary Fund Programs and Tuberculosis Outcomes in Post-Communist Countries. PLos Medicine 5 (7): e143. DOI: 10.1371/journal.pmed.0050143
Un technicien américain en poste en Russie à l’époque s’exprime ainsi : « J’ai vite compris que le plan de privatisation de l’industrie russe allait être mis en œuvre du jour au lendemain, avec des coûts très élevés pour des centaines de milliers de personnes (…) Des dizaines de milliers d’emplois allaient être supprimés. Mais en plus, les usines qui allaient être fermées fournissaient à la population des écoles, des hôpitaux, des soins de santé et des pensions du berceau à la tombe. J’ai rapporté tout cela à Washington et je leur ai dit qu’il n’y aurait plus de filet de sécurité sociale. J’ai bien compris que c’était précisément ce qu’ils cherchaient à faire ; ils voulaient éliminer tous les vestiges possibles de l’État afin que le parti communiste ne revienne pas.”3
La disparition de l’URSS a été une catastrophe sociale. Non seulement les structures de l’État soviétique ont été détruites en un temps record, comme si les dirigeants impérialistes avaient lu L’État et la révolution[2], mais le mode de vie a été démoli et l’on a tenté d’anéantir l’identité de son peuple.
L’expérience de tout ce désastre, que l’impérialisme a appelé «thérapie de choc», a causé à la population un grave traumatisme à tous les niveaux, qui n’a pas été réhabilité. Kurginyan, qui a analysé ce processus en profondeur, l’appelle «blessures de la conscience» et estime que «la conscience déformée perd son adéquation et ne peut normalement pas comprendre ce qui se passe dans le temps et dans l’espace».4
La Russie post-soviétique s’est construite sur cette profonde blessure sociale. Une société amnésique et anesthésiée s’est construite, avec un vide idéologique profond, en partie comblé par l’Église orthodoxe5, sur l’absence de tout projet collectif dans une société où le communautaire -au-delà de la superstructure politique- était profondément inscrit dans la conscience populaire. A cela s’ajoutent les inégalités sociales criantes résultant du vol impuni des entreprises socialisées et la dégradation scientifique, culturelle et éducative.
La destruction, l’autodestruction, des forces productives russes de haute technologie est l’un des facteurs déterminants de la profonde régression dont souffre la Russie post-soviétique. Comme le souligne Kurginyan, aucun autre pays, quel que soit le processus politique, n’a fait quelque chose de semblable. Peut-être faudrait-il maintenant ajouter l’UE à ces exceptions historiques d’auto-anéantissement productif, sous l’égide d’un même hégémon.
En résumé, les appareils d’État de cette Russie mutilée et déstructurée étaient, et sont toujours dans une large mesure contrôlés par des élites politiques et économiques, préparées et dirigées depuis longtemps par des structures telles que le Club de Rome ou la « Firma » soviétique6. Ces élites sont celles qui ont dirigé la démolition de l’URSS et qui, en plus de s’approprier une grande partie des ressources du pays, se sont fait les avocates des politiques de l’impérialisme à l’égard de la Russie. Ce nouveau pouvoir, qui a émergé au sein des structures de l’État russe, a complètement changé sa nature ; l’armée, la plus soviétisée, est une exception relative. Cette oligarchie, politique et économique, et l’appareil d’État correspondant, travaillent depuis trente ans à la réalisation d’un objectif présenté comme un rêve doré : « entrer à l’Ouest ».
Les changements progressifs de la politique étrangère de la Russie
Depuis la disparition de l’URSS, les Etats-Unis, soutenus contradictoirement par l’UE jusqu’à leur actuelle subordination absolue à l’OTAN et avec le soutien de moins en moins secret de l’Etat sioniste, ont balayé l’un après l’autre ces pays dont les gouvernements ne se soumettaient pas à leurs desseins : Irak (1991, 2003), Yougoslavie (1999), Afghanistan (2001), Libye (2011).
Jusqu’au cas de la Libye, tout au long de ce processus sanglant, la représentation russe au Conseil de sécurité de l’ONU a voté en faveur de toutes les résolutions soutenant les agressions militaires criminelles de l’impérialisme, y compris la résolution 1244 de 1999 qui a donné carte blanche à l’OTAN pour le bombardement de la nation sœur qu’est la Yougoslavie.
La destruction complète par l’OTAN de la Libye en 2011, le pays le plus développé d’Afrique et le pays qui a soutenu d’importants projets de souveraineté pour le continent, a également été approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais cette fois la Chine et la Russie se sont abstenues.
Ce moment a marqué un tournant dans la politique étrangère russe, qui, alignée sur la Chine, a depuis lors opposé son veto à tous les projets de résolution présentés par l’impérialisme américano-européen pour soutenir son intervention militaire en Syrie. En outre, comme on le sait, la Russie a accepté la demande d’aide militaire du gouvernement syrien, ce qui a contribué de manière décisive à modifier un rapport des forces dans la région qui était déjà en train de se former. À cet égard, il convient de souligner des événements aussi importants dans la région que la défaite d’Israël en 2006 face à une coalition libanaise dirigée par le Hezbollah, qui a marqué le début du développement de l’axe de résistance anti-impérialiste et antisioniste.7
Les tentatives des dirigeants russes de maintenir de bonnes relations avec l’Occident, y compris leurs surprenantes propositions d’adhésion à l’OTAN, se sont progressivement heurtées depuis 1999, lorsque la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont rejoint l’Alliance, à l’évidence que l’impérialisme anglo-saxon ne cherchait rien d’autre que la désintégration de la Russie avant sa domination. Douze pays de la sphère d’influence de l’URSS ont rejoint l’Alliance depuis 1991, date à laquelle un document8 signé par les ministres des affaires étrangères américain, britannique, français et allemand a garanti à la Russie que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est.
Il ne s’agit pas seulement de l’ajout de nouveaux pays. Les manœuvres militaires successives de l’OTAN entérinent matériellement ce que les documents de sécurité nationale américains énoncent clairement : la Russie, suivie immédiatement par la Chine, est l’ennemi principal.9
Un changement progressif mais radical se dessinait donc dans la politique d’alliances politiques, économiques, militaires, culturelles, sportives, etc., qui place la Russie, avec la Chine, comme colonne vertébrale d’un front multipolaire, qui ne s’élargit que sur la base du respect de la souveraineté et de l’indépendance des pays, face à un impérialisme qui n’offre que la politique de la canonnière. J’insiste cependant sur le fait que tout ce processus se déroule avec de grandes contradictions au sein de l’État russe et des structures gouvernementales construites pour des objectifs politiques totalement différents.
Le coup d’État fasciste de février 2014 en Ukraine, conçu, financé et organisé par les États-Unis et l’UE, incluant toutes sortes d’atrocités telles que le massacre de la Maison des syndicats à Odessa, la persécution et la torture de la population de culture russe ou le bombardement quotidien de la population civile du Donbass, était clairement dirigé contre la Russie. Il s’agissait d’une menace imminente de guerre, y compris l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Pourtant, un an plus tard, en 2015, la Russie, la France, l’Allemagne et l’Ukraine ont signé l’accord de Minsk sur une solution négociée au conflit du Donbass. Angela Merkel a déclaré en décembre 2022 qu’il n’y avait aucune intention de remplir ses conditions et que l’accord de Minsk avait été signé pour donner à l’Ukraine le temps de s’armer.10
La signature de l’accord de Minsk n’a pas eu lieu parce que la Russie a été dupée, comme on le dit souvent. C’est le dernier acte d’un Etat, taillé sur mesure pour les intérêts occidentaux, qui n’a pas voulu se rendre à l’évidence : l’impérialisme anglo-saxon allait déclarer la guerre à la Russie.
L’opération militaire spéciale, une voie de non-retour.
La décision du gouvernement russe d’intervenir militairement en Ukraine est une étape décisive pour l’avenir de la Russie. Elle la relie directement à un sentiment populaire qui, malgré tout, garde gravé dans son cerveau le souvenir des 27 millions de morts qu’il a fallu à l’URSS pour vaincre le fascisme, et qui constitue une part indélébile de l’identité nationale russe. Ce sentiment populaire, qui inclut une revendication de l’Union soviétique sans qu’elle ait encore été réalisée en tant qu’objectif politique, et qui croît de plus en plus, comme le montrent même les sondages occidentaux, a souffert et souffre des massacres des nazis ukrainiens dans le Donbass et réclame un soutien militaire pour ses milices populaires. Il s’agit aussi de la haine croissante des oligarques, les «nouveaux riches» honnis, et avec elle l’individualisme consumériste identifié à l’Occident.
L’impérialisme joue avec les oligarques comme une cinquième colonne. Eux qui doivent leur fabuleuse fortune à l’Occident et qui faisaient de si juteuses affaires avec leurs banques et leurs multinationales, sont aussi les soutiens de ses politiques. Au cas où ils ne parviendraient pas à exercer leur influence sur l’État, ils ont été la cible d’une grande partie des sanctions. Sentant leur pression et voyant les lourdes pertes subies par leurs entreprises, de grands magnats comme Mordashov (aciéries Everstal, mines d’or NordGold, banque Rossiya), Tinkov (banque numérique Tinkoff), Mixail Fridman (supermarchés DIA et AlfaBank) et quelques autres, se sont élevés contre la guerre, déplorant amèrement la mort d’innocents, s’élevant contre les dépenses militaires, etc.
M. Poutine les a immédiatement fustigés par la parole, les qualifiant de marionnettes de l’Occident et déclarant de manière menaçante que « le peuple russe saura comment se débarrasser des traîtres, en les recrachant comme des moustiques qui se seraient accidentellement introduits dans leur bouche ». Le traitement a semblé avoir un effet, et les quelques émeutes «anti-guerre» qui ont été déclenchées n’ont rien donné.
Malgré cela, les conflits sous-jacents continuent de se dérouler, face au défi historique que représente la réponse à une confrontation militaire à grande échelle et à long terme avec un ennemi très puissant, avec des appareils d’État conçus pour d’autres fins et une structure sociale qui, jusqu’à présent, ne semble pas être consciente que beaucoup de choses doivent changer pour être en mesure de faire face à la situation.
Bien que la prétendue contre-offensive ukrainienne se soit révélée être un fiasco, l’impérialisme ne cessera pas d’inonder le gouvernement de Kiev d’armes de toutes sortes « jusqu’au dernier Ukrainien ». « La seule chose que l’Occident ne veut pas faire et ne fera pas, pour l’instant, c’est de mettre son propre peuple sous les balles. Quelque cinq millions d’Ukrainiens, qui ont déjà été vendus à l’Occident pour près d’un milliard de dollars, sont destinés à cette fin. L’élite ukrainienne est très heureuse de cet échange sanglant », souligne M. Kurginyan.
En outre, il rappelle que les mots qui ont indiqué dès le début les objectifs de l’intervention militaire, « dénazification et la démilitarisation de l’Ukraine », ne sont pas un mantra vide, mais montrent au contraire le cœur du problème.11 Le fascisme qui s’est développé en Ukraine, suivi par environ un million de personnes, nourri par l’impérialisme et auquel il a remis toutes les ressources de l’État, est particulièrement bestial et considère les Russes comme son ennemi. Le fascisme qui s’est développé en Ukraine, suivi par environ un million de personnes, nourri par l’impérialisme et auquel il a remis toutes les ressources de l’État, est particulièrement bestial et considère les Russes comme son principal ennemi. Ce serait une grave erreur de sous-estimer cette force, souligne le leader de Essence of Time.
Ce que la rébellion militaire de Prigozhin a révélé.
Les analyses délirantes des « experts » occidentaux sur les Wagner, qui sont passés pour eux de champions de la liberté à de sales mercenaires, montrent qu’ils n’avaient aucune idée que la rébellion allait se produire et qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe en Russie. Tout cela, dit Kurginyan, ne dispense pas le peuple russe d’évaluer en profondeur ce qui s’est passé et, surtout, d’en tirer les conséquences.
Pour créer les Wagner, l’État a investi d’énormes sommes d’argent, des armements et leur a donné de grands pouvoirs, tels que le recrutement. Il a créé, souligne Kurginyan, un système parallèle à celui du Ministère de la défense. Ce système a été mis en place sur ordre du président du gouvernement et dépendait directement de lui. Pourquoi a-t-il été mis en place ? Quand un dirigeant met-il en place un système parallèle, demande Kurginyan ? Il répond : « Premièrement, lorsqu’il soupçonne que le système ne lui est pas entièrement loyal, et deuxièmement, lorsqu’il soupçonne qu’il ne remplit pas les tâches qui lui sont assignées ».
La rébellion de Prigogine a révélé les graves contradictions qui existent. Son échec, croyant qu’une partie importante de l’armée le suivrait, s’il a permis au système, voire au Ministère de la défense, de se confronter directement au système parallèle créé par Poutine et d’éliminer pour le moment la possibilité d’alternatives, ne l’a pas détruit.
Le jeu interne des forces en présence est devenu évident. La rébellion des Wagner, qui s’est rendue à Moscou sans pratiquement aucune opposition interne, s’est terminée par une grâce et par la participation de Prigogine au sommet Afrique-Russie à Saint-Pétersbourg. En outre, les Wagner se sont vu confier de nouvelles tâches étatiques : la Biélorussie, après la médiation intelligente et opportune de Loukachenko, et l’intervention en Afrique à la demande des nouveaux mouvements anticoloniaux dans divers pays du Sahel.
Les principaux problèmes ne sont pas résolus et sont, au sens strict du terme, structurels. Une partie de l’État russe, c’est-à-dire la représentation des oligarques au sein des pouvoirs publics, plaide pour une paix négociée avec l’Ukraine, presque à n’importe quel prix, et pour un retour aux bonnes relations et aux affaires antérieures, et une autre est consciente du caractère irréversible de la rupture avec l’Occident et de l’ampleur de la confrontation que le peuple russe devra assumer. « Le système existant a été construit pour faire partie de la civilisation occidentale et ne peut donc pas être en guerre avec cette civilisation », insiste M. Kurginyan. « Il ne peut pas garantir stratégiquement que la Russie résistera longtemps à l’Occident, qui est dix fois plus puissant qu’elle. Si un système créé pour des objectifs anciens ne parvient pas à faire face à la nouvelle situation, il accumulera les dysfonctionnements. Il ne s’agit pas d’individus comme Choïgou, Gherassimov, Sourovikine, etc., mais de l’architecture du système, construit pour d’autres tâches, pour d’autres types de guerre ».
Le dysfonctionnement essentiel entre le « système », l’appareil d’État et les élites économiques qu’il sert, et les objectifs radicalement différents (la guerre contre l’Occident) auxquels sa création et son fonctionnement répondent, peut conduire au fait que c’est précisément le « système » qui change la réalité, pour la rendre conforme aux objectifs pour lesquels il a été créé. Et si cela devait se concrétiser, demande le leader de l’Essence du Temps, qui devient son principal opposant ? Celui qui l’empêche de faire ce qu’il a toujours fait : travailler trop peu, voler trop et se droguer. Qui est l’empêcheur ? Objectivement : le dirigeant du pays.
Les grands défis de la Russie.
Le pays est confronté à une guerre de longue haleine contre un ennemi très puissant, qui dépasse l’Ukraine et pourrait resurgir en Pologne, dans les Pays baltes, etc. Tout cela dans un contexte où les États-Unis se préparent à affronter la grande puissance qui commence à les dépasser et à contester leur hégémonie, la Chine. Dans ce cas, affirme lucidement Kurginyan, « lorsque les États-Unis sont dépassés par un pays selon leurs propres règles, ils ne lui donnent pas un prix, mais changent les règles du jeu. L’introduction de l’agenda environnemental ou la pandémie de Covid sont de bons exemples de changement des règles du jeu».12Et pour affronter la Chine, il ne suffit pas de déstabiliser Taïwan ; les batailles navales ne suffisent pas. Comme l’affirmait le géographe britannique Mackinder, pour qu’un empire maritime domine la planète, il doit d’abord contrôler le « cœur continental », le « pivot du monde », c’est-à-dire la Russie.13
Les prédictions du gouvernement russe quant à une victoire militaire rapide en Ukraine se sont révélées totalement erronées, même si, heureusement, il a identifié comme objectifs la dénazification et la démilitarisation du régime de Kiev. Une fois de plus, le « système » post-soviétique tente d’ignorer la réalité : la Russie n’est pas seulement confrontée à un conflit avec l’Ukraine, c’est une guerre contre l’OTAN. Bien sûr, l’Ukraine doit être dénazifiée et démilitarisée, mais c’est l’Occident qui a mis les fascistes au pouvoir et qui les a armés jusqu’aux dents.
La Russie est confrontée à une guerre à long terme contre l’OTAN, une guerre de positions, une guerre d’usure, qui ne s’arrêtera pas avec la guerre en Ukraine. À bien des ces égards, cette guerre est encore plus terrible que la Seconde Guerre mondiale et le peuple russe doit connaître la vérité. Et la vérité apprise au cours de la Grande Guerre Patriotique est que cette guerre n’a pu être gagnée que parce que la dictature du prolétariat, c’est-à-dire le prolétariat en tant que classe dirigeante, a été capable de comprendre et de transmettre à l’ensemble de la société soviétique le défi gigantesque qu’elle devait relever : la défense de l’humanité contre le fascisme, de l’humanité contre l’esclavage, de la vie contre la mort. Et tout cela a été résumé dans un slogan très concret : « Tout pour le front, tout pour la victoire ! ». Et le peuple soviétique se battait et agissait comme un seul être collectif.
L’énorme puissance que le peuple soviétique a été capable de déployer n’était pas seulement un devoir patriotique. Il défendait également la dictature du prolétariat, la première révolution ouvrière triomphante, et avait donc une dimension internationale, non seulement antifasciste, mais aussi historique pour la classe ouvrière mondiale.
La Russie d’aujourd’hui doit relever de grands défis en affrontant un ennemi qui n’est pas inférieur à celui auquel l’URSS a été confrontée. Kurginyan identifie deux objectifs : premièrement, réaliser un bond scientifique et technique dans le complexe militaro-industriel qui lui permettra de vaincre l’ennemi avec toutes sortes d’armes et d’équipements. Après la destruction des entreprises et des équipements les plus avancés de l’URSS, pour gagner la guerre contre l’OTAN – au-delà de l’Ukraine –, il est nécessaire de faire un énorme bond en avant. Les mots prononcés par Staline en 1931 ont été la clé de la victoire dans la Grande Guerre patriotique : « si, dans dix ans, nous ne refaisons pas le chemin qui a coûté 50 à 100 ans aux puissances occidentales, nous serons écrasés ». La Russie doit reconstruire la puissante industrie des biens d’équipement détruite lors de l’effondrement de l’URSS, ce qui est nécessaire pour porter le complexe militaro-industriel au niveau requis. Pour ce faire, elle a besoin de l’aide du système éducatif pour préparer les cadres techniques et les capacités humaines à un rythme accéléré, à l’instar des efforts déployés par la société soviétique dans les années qui ont précédé et suivi la Seconde Guerre mondiale.
L’URSS a pu le faire grâce à l’industrialisation, qui a exigé de l’ensemble de la société qu’elle fonctionne comme un poing en mouvement. Et la grande question est : la Russie d’aujourd’hui, peut-elle le faire ?
Deuxièmement, il est essentiel d’aborder la bataille idéologique, la lutte des idées contre l’impérialisme et le fascisme. Il n’y a pas que l’Ukraine, le fascisme se développe dans toute l’Europe et aux États-Unis. Il est inutile que la Russie s’attende à ce que l’extrême droite la traite mieux que l’élite occidentale actuelle, bien au contraire, affirme M. Kurginyan. En outre, le moral de l’armée baissera s’il n’y a pas de travail idéologique puissant et si la société n’est pas pénétrée par cet élan spirituel. Et «si les réjouissances à l’arrière ne disparaissent pas, si le vol ne disparaît pas », prévient-il, « la victoire dans une guerre longue est impossible ». La guerre de l’information ne doit pas être menée dans la langue des moutons. Kurginyan préconise un système de mobilisation, de déploiement et de formation de nouveaux cadres capables de transformer les «sous-moutons» en « chiens-loups ». Et il ne s’agit pas de sortir les drapeaux et de donner des leçons de patriotisme dans les écoles, mais de mobiliser un million de personnes du côté antifasciste. Mais jusqu’à présent, souligne-t-il, tout a été fait pour éviter cela.
Le problème fondamental est de savoir comment réveiller la force vitale nécessaire pour galvaniser une société qui a adhéré au mythe idéologique du capitalisme et qui vit largement dans l’ignorance de ce qui se passe sur le front ; une classe ouvrière démoralisée et impuissante face au vol quotidien de l’oligarchie et qui n’a pas réhabilité les « blessures de la conscience », car cela ne peut se faire qu’en reprenant le fil historique de la lutte pour son émancipation.
Kurginyan propose d’activer le printemps antifasciste qui est sans aucun doute très puissant en Russie. La question est de savoir si la compréhension historique collective et internationale de ce qu’implique le fascisme et, surtout, l’action cohérente pour empêcher son triomphe (Quel qu’en soit le prix, Tous pour le front, Tous pour la victoire) peuvent être abordées sans la reconstruction de l’outil qui concentre la force des travailleurs et du peuple : le parti communiste.
La lutte est internationale
La situation internationale actuelle présente des similitudes avec la Seconde Guerre mondiale. La volonté manifeste de l’Allemagne nazie de contrôler le monde est aujourd’hui ouvertement représentée par l’impérialisme anglo-saxon, plongé dans une crise économique terminale et dont le déclin de l’hégémonie le pousse à la guerre comme seule option.
Après la défaite de la République espagnole et à l’apogée du fascisme, l’Allemagne a occupé les pays européens les uns après les autres sans grande résistance. Aujourd’hui, la soumission de l’UE à l’OTAN, dirigée d’une main de fer par les États-Unis, dont le territoire est truffé de bases militaires, est absolue.
La vassalité de la politique économique européenne, y compris l’autodestruction, aux intérêts américains l’est tout autant. À cela s’ajoutent la colonisation culturelle et le contrôle des médias, dans un contexte politique de montée du fascisme, aujourd’hui comme hier, facilitée par la social-démocratie.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le soutien économique et militaire massif de l’impérialisme à l’Ukraine nazie. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser le peuple ukrainien comme chair à canon. L’alliance est beaucoup plus intime et beaucoup plus ancienne. C’est la continuité même du nazisme allemand dans les appareils politiques et militaires des États-Unis et de l’OTAN14, c’est la haine primitive de tout ce qui est russe chez les brandisseurs de drapeaux ukrainiens et, surtout, c’est le fascisme avec sa suppression des droits et des libertés, avec sa répression sauvage et sa militarisation sociale, dont a besoin le capitalisme en crise irréversible et la guerre impérialiste à grande échelle qui se prépare.
C’est le peuple russe, comme le peuple soviétique hier, qui a compris que c’est sa propre identité et son existence en tant que peuple qui sont en jeu ; bien que, comme nous l’avons vu, bien qu’il ait été capable de réagir en s’attaquant à la menace ukro-nazie, sa situation objective et subjective est loin d’être ce qu’elle était à l’époque.
Comme nous l’avons analysé, il n’y a pas de solution en vue aujourd’hui à la question de savoir si le peuple russe sera capable ou non de réaliser les transformations révolutionnaires qui lui permettront d’affronter avec succès les tâches vitales pour son avenir et pour le reste des peuples. Ce qui est certain, c’est qu’après trente ans de domination idéologique, le peuple russe démontre par ses actes – sûrement parce que l’héritage qu’il a reçu est si puissant – qu’il n’a pas été plié. Le soutien populaire écrasant et incontesté à l’intervention militaire contre le fascisme en Ukraine en est un excellent exemple.
Ce qui est une réalité incontestable, tant pour le peuple russe que pour le reste des peuples du monde – en particulier ceux d’Europe – , c’est que nous nous dirigeons vers une ère de grande instabilité politique caractérisée par de profonds changements destructeurs des moyens de production et des conditions de vie de millions de personnes et par l’imposition d’un scénario de guerre permanente d’intensité variable contre la Russie et la Chine.
Août 2023
1 https://rossaprimavera.ru Sa caractérisation politique et la traduction en espagnol de certaines de ses principales publications sont disponibles ici : https://eu.eot.su/es/acerca-de/
2 https://apuntesdedemografia.com/2022/03/18/el-misterio-de-la-mortalidad-en-rusia/
3 Maestro, A. (2020) Crisis capitalista, guerra social en el cuerpo de la clase obrera. https://www.lahaine.org/b2img10/Angeles_Maestro_ESP.pdf
4 https://rossaprimavera.ru/video/afb341fb
5 La tentative américaine de coloniser la Russie avec des groupes évangéliques immédiatement après l’effondrement de l’URSS, comme ils l’avaient fait en Amérique latine, n’a toutefois pas abouti.
6 https://tsargrad.tv/news/sekret-firmy-s-chego-nachalos-unichtozhenie-sssr_439718
7 L’Axe de la Résistance est un bloc historique laïque, anti-impérialiste et anti-sioniste qui cherche à dépasser les divisions de nature religieuse ou ethnique imposées par l’impérialisme, en unissant les peuples dans un projet commun d’indépendance et de souveraineté sur leurs ressources. Dirigé par le Hezbollah, il regroupe la résistance palestinienne, des organisations iraniennes, syriennes, yéménites et irakiennes.
9 https://www.nytimes.com/2016/02/03/opinion/the-pentagons-top-threat-russia.html?_r=0
11 https://rossaprimavera.ru/video/c98f9bd3
12 https://rossaprimavera.ru/video/81bf7a03
[1] Le chef de la milice Wagner a récemment trouvé la mort dans des circonstances encore non élucidées.
[2] Mon « samizdat rouge » de 1993 intitulé L’Etat et la CONTRE-révolution s’est employé à démontrer que le cours de la contre-révolution russe a déroulé à l’envers l’analyse produite par Lénine dans le livre cité par Angeles Maestro : on ne passe pas d’un mode de production socialiste à un mode de production capitaliste (ni l’inverse) sans bouleverser notamment le régime de la propriété et la structure même de l’appareil d’Etat, voire l’assise territoriale de l’Etat. Ce qui revient à la valider a contrario. Note de G. Gastaud.