[1] – Marie Nassif-Debs
Il y a quelques semaines, le gouvernement sortant, présidé par Najib Mikati, a distribué des fragments du rapport sur les activités de la Banque centrale libanaise entre 2015 et 2020 que la société « Alvarez et Marsal » avait préparé sur la base des données, incomplètes il est vrai, qui lui furent avancées par l’ex gouverneur Riad Salameh. Il faut dire que ce rapport a provoqué beaucoup de remous parmi les [2]constituants de l’oligarchie qui oppresse le pays, chacun voulant se laver les mains des crimes qu’ils ont commis, ensemble et en connaissance de cause, contre le peuple libanais. Voilà pourquoi, nous avons assisté, pendant plus de dix jours, à une quantité phénoménale de conférences de presse pendant lesquelles les porte-paroles des partis politiques au pouvoir depuis trente-trois ans ont jeté la pierre les uns sur les autres et, surtout, sur Riad Salameh, tandis que des rumeurs circulaient que ce même Salameh avait déjà mis en lieu sûr hors du Liban de photocopies révélant les noms des dirigeants de ces partis politiques qui avaient participé aux crimes financiers et monétaires dont nous pâtissons…
Nonobstant celui qui a fait le plus de profits ou qui a volé les plus grosses sommes et nonobstant, aussi, celui qui a dirigé les vols ou qui a fait semblant de ne rien savoir, il est nécessaire pour nous de faire rapidement le tour de ces quatre dernières années de notre vie durant lesquelles « l’enfer » s’est ouvert pour nous engloutir, non seulement pour déterminer les responsabilités parmi les membres de la classe au pouvoir, et en particulier au sein de l’oligarchie financière, mais aussi afin d’œuvrer à trouver une solution qui, dans un premier temps, arrêterait le glissement vers l’effondrement généralisé afin de lancer, dans un deuxième temps, le processus de la résurrection du Liban… Surtout que nous sommes aussi confrontés à des projets visant à imposer au Liban de légaliser la présence des déplacés syriens[3], qui ne doivent en aucun cas penser à se déplacer vers l’Europe, et celle des réfugiés palestiniens qui, parce que les responsables de l’entité israélienne s’y opposent, doivent oublier « le droit inaliénable à retourner dans leurs foyers et vers leurs biens, d’où ils ont été déplacés et déracinés (…) » et, ce, afin que ces biens, gaz et pétrole présents en Méditerranée, depuis le Sud Liban et jusqu’à Gaza, puissent être exploités par des sociétés étasuniennes, européennes et israéliennes[4]. Ainsi, les grandes puissances capitalistes pensent, en transformant le Liban en un pays de réfugiés, pouvoir reprendre leur mainmise sur le « triangle d’or » dont les côtés s’étendent de Gaza à Tyr, puis de Tyr à Lattaquié et enfin de cette ville syrienne vers le sud de Limassol à Chypres[5].
I. Les causes de la crise aiguë que nous vivons
Il faut dire que les causes principales de la crise que nous vivons depuis la fin de l’année 2019 ne sont pas nouvelles ; elles ont débuté en 1992, deux ans après la fin de la guerre civile et l’arrivée au pouvoir des représentants d’une nouvelle bourgeoisie, née de cette guerre. Ceux-ci, généralement des « chefs de milices » ou des « envoyés spéciaux de certains pays arabes pétroliers, ont profité de l’Accord de Taef, signé à la fin de l’année 1989, pour mettre la main sur le nouveau parlement élu et pour se partager le pouvoir entre eux avec l’aval des Etats-Unis, de l’Europe et en accord avec la Syrie et l’Arabie saoudite.
Cette nouvelle « classe politique » affairiste a commencé par détruire ce qui restait des secteurs productifs, surtout l’industrie agroalimentaire, au profit du tourisme et des services ; ce qui a obligé le Liban à ouvrir ses ports à l’importation.
A cela s’ajoutent deux agressions israéliennes[6] et un certains nombre de facteurs intérieurs, dont :
– Les décisions financières et monétaires imposées par le nouveau gouverneur de la Banque central, avec l’aval du Premier ministre feu Rafic Hariri, basées sur les emprunts, soi-disant pour la reconstruction du pays, ont profité aux sociétés bancaires ainsi qu’aux commanditaires et amis de la bourgeoisie au pouvoir (surtout de la « Troïka » formée par les trois têtes des pouvoirs exécutif et législatif) ; en effet, les taux d’intérêts mirobolants (à un certain moment 40% sur la livre libanaise) ont permis à des hommes d’affaires étrangers (du Golfe ou des Etats-Unis et de l’Europe) de faire des dizaines de milliards de profit net. Et, si nous nous basons sur le rapport de la société « Alvarez et Marsal », ces « ingénieries » ont coûté 76 milliards de dollars, dont 20 milliards sont allés dans les caisses de l’oligarchie bancaire et financière. Par contre, les pertes enregistrées dans le budget général de la Banque centrale dépassaient les 50 milliards de dollars pour la même période. D’où venait tout cet argent ? Des épargnants, petits et grands, qui avaient confié leur argent aux banques et que celles-ci avaient déposé à la Banque centrale et que le gouverneur-magicien a déplacé vers d’autres poches, en même temps qu’il a gaspillé quelques autres milliards de dollars afin de maintenir un taux de change fixe entre la livre libanaise et le dollar.
– Le grand endettement en dollars (120 milliards de dollars, soit 160% du PIB) a obligé le Liban à payer, durant vingt-cinq ans, des intérêts dépassant 90 milliards de dollars, tandis que nous n’avons pas pu supprimer un seul dollar de la dette.
– La guerre sans merci contre la classe ouvrière libanaise et son mouvement syndical qui furent divisés et démantelés par la création de structures syndicales vides, mais aussi en donnant naissance à plusieurs syndicats pour la même profession ; ce qui a conduit à la domestication de la direction de la CGTL.
-N’oublions pas, non plus, les politiques clientélistes dans le secteur public, ni « la politique de subvention »[7] qui profita aux seuls « copains » et ni celle visant à renflouer l’Electricité du Liban (EDL) et autres services publics… Ces politiques ont coûté au trésor public quarante pour cent de la dette.
II. Les conséquences désastreuses
Quelle est notre situation, aujourd’hui, et pourquoi disons-nous que nous sommes au bord de l’effondrement irréversible ?
Certains prétendent que cette lecture, pessimiste, de la situation est fausse et que le soulagement de tous nos maux est en marche, puisque la plate-forme commanditée par « Total Energy » est arrivée dans nos eaux territoriales, ce qui veut dire que bientôt nous allons extraire le gaz, la nouvelle manne, qui va nous procurer l’argent nécessaire au rétablissement de notre pays. Ceux-là omettent de dire que la compagnie « Total Energy » a fait, avec sa compagnie italienne et le Qatar, main basse sur la presque totalité du « Bloc 9 » et que ce bloc a été diminué de quelques 1420 km2 au profit de l’ennemi israélien, sous le nom du nouveau traçage des frontières maritimes[8].
En attendant, les catastrophes continuent à pleuvoir, la première étant la dissolution de l’Etat et la paralysie de toutes ses institutions.
Il faut dire que les élections législatives, survenues il y a un an sur la base de la loi de 2018 faite à la mesure de l’oligarchie au pouvoir et basée sur un confessionnalisme outrancier, ont donné un parlement où les deux factions[9] de la bourgeoisie libanaise sont à égalité presque parfaite ; ce qui empêche, depuis plus de neuf mois, l’élection d’un nouveau président de la République. En même temps, le gouvernement sortant connait les mêmes divisions, et chacune de ses composantes, le premier ministre en premier lieu, tente de faire cavalier seul, tandis que le parlement ne fait presque rien pour sortir le pays de l’impasse dans laquelle il est coincé. Ajoutons à ce qui précède l’immixtion dans nos affaires intérieures de la part des puissances capitalistes et autres pays de la région[10]. Et, vu la dissolution des organismes de l’Etat, y compris les FSI, des heurts sont de plus en plus fréquents entre les factions politiques libanaises, mais aussi dans les camps palestiniens, sans oublier la recrudescence des féminicides et autres crimes… D’où, la vie devient de plus en plus difficile, et beaucoup de jeunes, surtout parmi les cadres, quittent ou tentent de quitter le pays, surtout que la situation économique et sociale est de plus en plus catastrophique.
En effet, en plus de la fermeture de dizaines de milliers de sociétés de production, notamment des PME, en plus des problèmes, nouveaux que vivent l’agriculture et l’agroalimentaire, surtout sur le plan de l’exportation de nos produits vers les pays arabes, la monnaie nationale est de plus en plus en chute libre, surtout après la décision prise, il y a de cela quelques mois, par ministre de l’économie de « dollariser » les prix, ce qui a fait flamber le marché noir et rendu la vie impossible à beaucoup d’ouvriers, de petits paysans et artisans, déjà dans la dèche… surtout avec l’aggravation des taux de chômage pour beaucoup d’entre eux.
Tout cela aboutit à l’extension de la pauvreté multidimensionnelle qui se traduit par la malnutrition, surtout chez les enfants, et qui laisse prévoir des jours plus sombres encore , surtout que la paupérisation galopante, et en plus de la malnutrition, empêche beaucoup de familles d’avoir accès aux services essentiels, dont la santé, l’enseignement[11], l’eau potable, l’électricité et la propreté des villes…
Ces conséquences sont, d’ailleurs, déjà bien claires dans l’étude publiée, il y deux ans, par la « Commission Economique et Sociale des Nations Unies pour l’Asie Occidentale » (ESCWA) sous le titre « La Pauvreté multidimensionnel au Liban : Une réalité douloureuse et des perspectives floues »[12].
Cette étude dit expressément que :
– le taux de pauvreté multidimensionnelle parmi la population libanaise a augmenté de 42% à 82% entre juin 2019 et juin 2021, et la pauvreté extrême touche plus de 34% parmi eux. Ce qui veut dire qu’il y a un million de familles qui vivent sous le seuil de la pauvreté, et que seules 210 000 familles seulement vivent bien ou ne sont pas considérés comme pauvres.
– le taux de pauvreté est le plus répandu parmi les personnes âgées, où il est passé de 44% à 78%… avec, là, une majorité de femmes.
– Le taux de « riches » en général est de 10% de l’ensemble de la population… Et, là, il m’est nécessaire d’ajouter que les grandes richesses sont entre les mains de quelque un pour cent des Libanais.
En plus de cette étude, l’ESCWA avait publié un rapport sur la situation des enfants au Liban. Ce rapport montre que le tiers de nos enfants sont malnutris, dormant généralement sans avoir rien avalé, et qu’un grand nombre de parents pauvres reçoivent à tour de rôle repas par jour.
III. Les solutions à court et long termes
Cette image sombre d’une situation très complexe laisse à penser qu’il n’est pas facile de mettre au point des solutions efficaces et rapides à la crise qui sévit dans notre pays, surtout si nous voudrions évoquer un changement, tant dans le système économique ou politique. C’est que la bourgeoisie libanaise, divisée actuellement se regroupera, comme elle l’a déjà fait lors des pourparlers de 1989 visant à mettre un terme à la guerre civile, afin de défendre son régime arriéré, clientéliste et confessionnel. Elle est prête à sacrifier deux cents mille nouveaux Libanais[13] afin de conserver ses privilèges et sa mainmise sur le pays… Surtout aujourd’hui avec l’approche, dans quelques petites années, de l’extraction du gaz, et surtout qu’elle n’a pas beaucoup à craindre de se trouver face à une opposition radicale, vu que celle-ci est, malheureusement, presqu’inexistante.
Voilà pourquoi il est nécessaire d’œuvrer dans le sens d’une étape transitoire ayant pour mots d’ordre les deux points suivants :
Le premier consiste à créer un mouvement de masse dans tout le pays afin d’obliger le parlement à changer la loi électorale dans le sens d’appliquer la Constitution en ce qui concerne la suppression des quotas confessionnels en politique, mais aussi la proportionnelle et le vote à 18 ans. Parce qu’une telle loi réajusterait la représentativité, surtout celle de la classe ouvrière, mais aussi celle des femmes et des jeunes.
La seconde consiste à lutter pour l’imposition de statuts personnels civils et unifiés ; ce qui mettra fin au régime confessionnel sur tous les plan, et, surtout, à l’immixtion des confessions religieuses dans la vie des gens par la suppression de l’article 10 de la Constitution qui leur donne tous les droits.
En plus de ces deux points, la lutte doit se poursuivre contre celles et ceux qui ont volé, ou profité des miettes de l’argent public et celui des petits épargnants. Elle doit se poursuivre aussi afin que l’Etat libanais recouvre ses droits, volés, en tant que seul propriétaire de toutes les sources d’énergie que notre terre et notre mer recèlent.
Enfin, nous considérons comme inacceptable le nouveau tracé des frontières maritimes avec la Palestine occupée, ce tracé qui nous a volé 1420 km2 et nous appelons à poursuivre la lutte jusqu’à la libération de notre territoire dans son intégralité[14].
[1] Cet article s’est basé sur mon article (en arabe) publié par le mensuel « Al Hadaf ».
[2] Le rapport d’audit préliminaire entre 2015 et 2020 fut transmis, le 10 aout 2023, au ministre des finances, puis, le 23 aout, au Parquet financier via le procureur général.
[3] La Septième Conférence de Bruxelles, présidée par l’Union européenne, refuse la demande libanaise de procéder au retour des déplacés syriens.
[4] La Résolution de l’ONU 2023 (22 novembre 1974) réaffirmant le contenu de la Résolution 194 (11 décembre 1947) sur le droit au retour des réfugiés palestiniens.
[5] Le 27 octobre 2022, l’américain –israélien Amos Hochstein parraine la signature du nouveau traçage des frontières maritimes entre le Liban et l’entité israélienne, faisant perdre au Liban plus de 1400 Km de ses eaux territoriales et de cde qu’elles contiennent. Le nouveau tracé fait fi de l’Accord Paulet-Newcombe signé le 7 mars 1923 entre les deux puissances mandataires, la France et l’Angleterre, et sur lequel se base expressément l’Accord d’armistice libano-israélien du 23 mars 1949, entériné par l’ONU.
[6] La première en 1996 connue sous le nos « Les raisins de la colère » et la seconde, très meurtrière et destructrice, en 2006.
[7] Sur le blé, le pain et les médicaments.
[8] Déjà évoqué dans la note 4.
[9] Les deux factions sont : celle appelée « souverainiste » et qui regroupe les forces politiques alliées aux Etats-Unis et à l’Arabie saoudite, et celle appelée « Résistante » et qui regroupe les forces alliées à l’Iran et à la Syrie.
[10] Le plus drôle est que tous, des Etats-Unis à la France, l’Arabie saoudite et l’Iran, déclarent leur neutralité vis-à-vis des problèmes libanais – qu’ils ont eux-mêmes créés – et proclament à qui veut les entendre que l’élection du président de la République est une affaire intérieure libanaise. Pourtant, chaque semaine, les « visiteurs » sont nombreux à Beyrouth, de Jean-Yves Le Drian, envoyé spécial de la France, à Amos Hochstein et au ministre iranien des affaires étrangères… Sans oublier le rôle joué par certains ambassadeurs…
[11] Les écoles publiques pâtissent de l’absence d’eau potable et des fournitures essentielles ; de plus beaucoup d’enseignants, surtout dans le cycle primaire, ne peuvent pas se déplacer tous les jours avec leurs salaires modiques. Ce qui fait que beaucoup de ces écoles ont fermé, durant l’avant-midi, devant les petits Libanais, tandis qu’elles sont ouvertes, durant l’après-midi, pour les petits déplacés syriens vu que leurs enseignants sont payés en dollars par les organismes de l’ONU. D’ailleurs, cette situation commence à créer une certaine tension parmi la population.
[12] Septembre 2021
[13] Chiffre des pertes humaines de la guerre civile qui eut lieu entre 1975 et 1989.
[14] L’entité israélienne revient, aujourd’hui, à la charge, mais cette fois sur certains points de notre frontière terrestre, avec l’appui de la même administration étasunienne.