L’analyse des résultats du premier tour de l’élection présidentielle du 22 avril 2012 ne peut se réduire à une simple démarche quantitative consistant à comptabiliser et comparer les scores des candidats comme le font nombre de commentateurs.
Il faut au contraire tenter de donner un sens aux chiffres et chercher ce qui, sur le plan qualitatif, travaille la société française en profondeur. Le journal Les Échos (23 avril) s’est essayé à cet exercice. Il en ressort, selon lui, que « la France du ‘‘non’’ pousse mais n’emporte pas tout ». Pour ce journal, la France du « non » correspond au « total des voix antisystème (Le Pen, Mélenchon, Poutou, Arthaud, Dupont-Aignan) » et dépasse 33%. Dans le même numéro, un économiste chez un intermédiaire financier accouche de ce constat accablé à propos de la campagne : « l’Europe est toujours apparue comme un sujet associé à la crise et à l’austérité, jamais comme un véritable projet ». C’est ce que regrette aussi l’inénarrable Daniel Cohn-Bendit, pour qui « cette campagne a été presque franco-française » (Les Échos, 23 avril 2012).
De son côté, Régis Debray (Le Monde, 16 mars 2012) observe a contrario que ce qui « agonise, c’est la grande illusion selon laquelle il revient à l’économie de conduire la politique, et à une monnaie unique d’engendrer un peuple unique ». Il dénonce cette « autopunition masochiste » selon laquelle « la France n’est plus de taille ». Enfin il constate que « dire oui à la paix et non aux nations, ignorer les États pour défendre les individus, c’est ignorer combien il en coûte d’humilier un peuple et que, partout où la puissance publique s’efface, triomphe l’ethnie, les mafias, le FMI et les clergés. Soit la guerre de tous contre tous. » Un autre intellectuel, Michel Wieviorka (Le Monde, 13 avril), déplore dans cette élection l’absence de « souffle, des mises en perspective générales, du sens, des grands repères susceptibles d’éclairer la pensée au quotidien, et d’orienter l’action politique. C’est celui, à la limite, des utopies qui font rêver. » Quant à l’auteur du Dictionnaire du libéralisme, Mathieu Laine, il se lamente (Le Monde, 13 avril) en constatant : « l’antilibéralisme, le seul pont d’accord entre les dix candidats ».
En étudiant les programmes, les discours et les résultats des candidats, en y ajoutant (avec prudence) les conclusions des sondages et des études politiques, une idée se dessine nettement. La société française bouge vers une exigence croissante de souveraineté nationale vis-à-vis de l’Union européenne, des marchés financiers et de la mondialisation. Il est particulièrement évident que le « projet » européen n’en est plus un et qu’il constitue même aujourd’hui un épouvantail pour une majorité de la population. Même chose pour les marchés financiers dont on nous assurait il y a encore peu que leur libéralisation était la condition de la croissance et de l’emploi. Tous ces mythes sont en train d’être balayés. On pourrait ajouter une très forte aspiration au retour de l’État dans sa fonction de gardien de l’intérêt général.
Cette exigence de souveraineté nationale traverse tous les courants politiques à l’exception des Verts. Elle est cependant marquée par de sérieuses contradictions qui peuvent déboucher sur des constructions politiques radicalement différentes. Si la gauche, la vraie, ne parvient pas à comprendre cette exigence qui vient du fond du peuple, elle restera divisée et amoindrie et ne jouera aucun rôle moteur.
L’exigence de souveraineté nationale traverse tous les courants politiques
Sous des formes évidemment très variées, tous les candidats, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, ont évoqué la nécessité de la souveraineté nationale. Elle se manifeste la plupart du temps par des critiques à l’égard des marchés financiers ou de l’Union européenne, ou des deux à la fois. Elle intègre également la résurgence du besoin de l’État.
François Hollande, dans son programme (« Mes 60 engagements pour la France »), affirme que « ce qui est en cause c’est la souveraineté de la République face aux marchés ». Il préconise un « mouvement de relocalisation » et assure qu’il renégociera le traité européen issu de l’accord du 9 décembre 2011. Il annonce qu’il proposera « une nouvelle politique commerciale pour faire obstacle à toute forme de concurrence déloyale ». Le candidat socialiste a fait frémir les banquiers quand, lors de son meeting du Bourget le 22 janvier, il a déclaré « mon véritable adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ». Plus tard dans la campagne il a pris l’engagement de modifier le rôle de la BCE pour privilégier l’emploi et la croissance : « le changement en France permettra de modifier l’orientation de l’Europe » (Les Échos, 13 et 14 avril).
Nicolas Sarkozy, au fil de sa campagne, a infléchi son discours en multipliant les tonalités critiques à l’égard de l’Union européenne. Même le Wall Street Journal a observé cette volte-face en notant que le président-candidat avait « appelé à changer l’orientation des politiques de la zone euro pour s’assurer qu’elles soient conçues pour stimuler la croissance économique ». Le journal porte-parole des marchés financiers résume les trois priorités de Sarkozy pour le second tour : « sévir contre l’immigration, respecter les frontières de la France et chercher à maintenir une production française » (WSJ, 22 avril 2012). Le quotidien allemand Die Zeit, cité par Le Monde (23 avril 2012), interprète ainsi l’évolution sarkozyenne : le président français qui « il y a cinq ans annonçait « le retour de la France en Europe », menace aujourd’hui d’appliquer la « politique de la chaise vide ».
En effet, le 11 mars, dans son meeting de Villepinte (93), il a « lancé un ultimatum à Bruxelles » (L’Humanité, 13 mars 2012). Le journal communiste, d’ailleurs, semblait condamner cet acte anti-européen puisqu’il titrait sur deux pages « Sarkozy sacrifie l’Europe à sa campagne » ! Pour preuve, en matière d’immigration, « si je devais constater que dans les douze mois qui viennent il n’y avait aucun progrès sérieux dans cette direction, alors la France suspendrait sa participation aux accords de Shengen jusqu’à ce que les négociations aient abouti ». Sarkozy avait aussi plaidé pour l’équivalent d’un « Buy American Act » qui oblige les autorités publiques à n’acheter que des produits américains, ce qui est une forme de protectionnisme.
Le discours de Villepinte a été manifestement un tournant. Guillaume Tabard, l’éditorialiste des Échos, évoque « les accents souverainistes du chef de l’État » (Les Échos, 12 mars 2012). Pour Le Monde (13 mars) « le candidat Sarkozy instrumentalise l’Europe ». Le Figaro (12 mars) cite le chef de l’État : « l’Europe ne peut pas être la seule région du monde à si mal défendre ses frontières, ses citoyens, ses intérêts ». L’éditorial du Figaro (17 avril) prend le relais à propos de la Banque centrale européenne : « l’heure est venue de franchir une étape supplémentaire. Et de lui assigner un devoir de soutien à la croissance […] L’Europe, à l’agonie, ne peut rester plus longtemps la seule zone eu monde à se priver de cette arme. »
Marine Le Pen dénonce l’Union européenne et l’euro : « Le monopole des marchés financiers et de l’Union européenne nous a privés de toute liberté. » Pour elle, « il faut organiser le retour concerté aux monnaies nationales » (Les Échos, 11 avril). Elle veut renégocier les traités européens, organiser un référendum sur la sortie de l’euro, annuler la participation de la France au budget européen.
Jean-Luc Mélenchon, dans ses discours, a utilisé systématiquement le mot « patrie ». Ses meetings ont vu flotter les drapeaux tricolores et rouges mêlés, et se terminaient par l’Internationale et la Marseillaise. Le candidat du Front de gauche a dénoncé vigoureusement le traité européen sur la discipline budgétaire (la « règle d’or ») paraphé au sommet de Bruxelles le 30 janvier 2012. Dans son programme, le Front de gauche dénonce « les diktats adressés par la Banque centrale européenne, instance non élue, aux gouvernements souverains de l’Union européenne ». Il constate les « points communs » entre les gouvernements de droite et de gauche : « la croyance dans la construction actuelle, libérale, de l’Union européenne ». Le programme contient un chapitre 7 qui s’intitule « S’affranchir du traité de Lisbonne et construire une autre Europe » et qui stipule, notamment, qu’il faudra refuser « d’appliquer des directives contradictoires à nos engagements, notamment en ce qui concerne la dérégulation des services publics ». Autre exemple, 165 personnalités de 36 pays ont lancé un appel intitulé « Avec le Front de gauche, une autre Europe, une autre mondialisation » (L’Humanité, 11 avril 2012).
Seule Eva Joly et Europe-Écologie-Les-Verts fait exception. Pour le programme de la candidate écologiste, « l’Europe est l’horizon politique essentiel, l’échelon pertinent pour l’action. […] En ces temps d’interdépendance et de mondialisation, elle doit être le remède à l’impuissance politique. […] La guerre des egos nationalistes a encouragé la concurrence fiscale et sociale plutôt que l’harmonisation ». Elle appelle à faire « progresser l’Europe vers le fédéralisme. »
François Bayrou a parlé de « produire français ». Il propose, comme Sarkozy, Hollande, Mélenchon, que la BCE puisse intervenir lorsque les États ont besoin de refinancer leur dette. Le 12 avril il présentait une proposition de loi sur le « produire en France ».
Nicolas Dupont-Aignan veut remettre l’Europe en-dessous des nations et « rendre aux États leur liberté d’action ». Il propose une nouvelle monnaie nationale tout en conservant une monnaie commune : « je propose de quitter l’Union européenne dans sa forme actuelle » (Le Monde, 11 avril).
Philippe Poutou est favorable au « démantèlement » des institutions européennes.
Nathalie Arthaud, de son côté, affirme un crédo anticapitaliste qui ne peut être conciliable avec l’Union européenne.
Jacques Cheminade, enfin, veut « supprimer » les directives européennes concernant les services publics et les infrastructures. Il prône l’abandon du traité de Maastricht et du pacte de stabilité et veut mettre un terme aux politiques de la BCE.
Il apparaît ainsi que les glissements qui affectent la société française en profondeur ont trouvé un relai, un reflet dans les propos des candidats. Ce n’est pas pour autant qu’une sorte de consensus serait en train d’émerger autour de l’exigence de souveraineté nationale. Les contradictions sont nombreuses et laissent penser que l’équilibre instable actuel ne pourra rester en l’état très longtemps.
Cette exigence de souveraineté nationale est marquée par de sérieuses contradictions qui peuvent déboucher sur des constructions politiques radicalement différentes
Incontestablement, l’exigence de la souveraineté nationale est l’idée qui est en train de devenir une « force matérielle ». Elle s’est forgée sur la base de l’expérience de ces trente dernières années. Elle ne concerne pas seulement la France. C’est toute la construction idéologique néolibérale qui s’effondre, fondée sur la mondialisation qui devait réduire les inégalités entre classes et nations, assurer la transition vers la modernité. L’expérience palpable de centaines de millions de personnes les conduit à constater exactement le contraire. Ce phénomène est aggravé en Europe où une guerre idéologique sans merci est menée pour faire avaler le mythe européen, particulièrement en France depuis le « tournant de la rigueur » en 1982-1983 orchestré par le PS. La déception est à la mesure des espoirs – et des illusions – qui avaient été fabriqués de toute pièce. Au lieu de s’abandonner à la résignation face à l’impuissance affichée de la gauche « officielle » et de la droite pour résoudre les problèmes, le peuple français cherche une nouvelle voie dans la reconquête de sa souveraineté nationale. Nul de peut prédire où elle le conduira. Mais une chose est certaine, la force qui s’est mise en marche ne pourra plus s’arrêter. C’est cette exigence que les candidats à l’élection présidentielle, chacun à sa manière, ont plus ou moins entendu, interprété et pris en considération.
François Hollande évoque le besoin de souveraineté face aux marchés financiers, la relocalisation industrielle, une nouvelle politique commerciale européenne, un changement dans la politique monétaire, la renégociation du traité européen sur la « règle d’or ». Mais aucune mesure permettant d’atteindre ces objectifs n’est incluse dans son programme ! Il n’a pas non plus donné les détails et les délais de mise en œuvre de ces propositions. Par exemple, si les 26 autres pays de l’Union européenne refusent la renégociation du traité sur la « règle d’or », que va faire François Hollande ? Il ne le dit pas. On ne peut donc pas le croire. Le PS, en effet, n’a toujours pas produit d’analyse critique du « tournant de la rigueur » de 1982-1983. Il reste enfermé dans cet univers intellectuel comme le prouve le bilan positif qu’il persiste à tirer de la période détestable de la « gauche plurielle » (1997-2002). Le risque – dont la probabilité qu’il se réalise est élevée – est une nouvelle déception qui alimentera, comme au cours de ces dernières décennies, le vote FN.
Nicolas Sarkozy, aux abois, n’a jamais cherché à comprendre les aspirations du peuple français. Il en est incapable. Son seul objectif relève du marketing : élargir sa part de marché électoral en diminuant celle de Marine Le Pen. Il a donc bidouillé des formules à l’emporte-pièce dans une simple perspective électoraliste. Après la disparition prochaine de ce personnage de la vie politique – encore quelques jours à patienter – l’UMP devra se reconstruire de fond en comble. Le retour aux valeurs du gaullisme serait une voie toute trouvée, mais il est fort peu probable que les carriéristes Jean-François Copé et François Fillon, qui vont se déchirer la prochaine investiture de l’UMP, aient le temps d’y penser. Nouvelle déception en perspective qui favorisera le FN.
Marine Le Pen utilise abondement les expressions de souveraineté nationale, sortie de l’euro et de l’Union européenne, protectionnisme, etc. Il ne s’agit cependant que d’un fond de commerce. En aucun cas ces slogans ne sont suivis de mesures concrètes et efficaces pouvant les transformer en réalité ayant un impact bénéfique sur la crise. Prenons deux exemples. Marine Le Pen prétend vouloir sortir de l’euro. En réalité elle accumule les obstacles pour aboutir au contraire de ce qu’elle claironne. Ainsi en est-il de son idée d’une sortie « groupée » de l’euro avec d’autres pays. C’est le meilleur moyen d’enterrer la sortie de l’euro car aucun gouvernement, actuellement, et aucune force politique susceptible de prendre le pouvoir dans les pays de l’UE pour les années qui viennent ne fait cette proposition. Une sortie « groupée » de l’euro n’est donc pas une perspective de court et moyen terme. C’est pourtant à court terme qu’il faut sortir de l’euro, condition indispensable à la sortie de la crise. Prenons un deuxième exemple, celui du référendum sur la sortie de l’euro proposé par Marine Le Pen. Cette saillie est doublement absurde. Absurde, d’abord, car on n’organise pas un référendum pour le perdre. Or c’est manifestement ce que veut madame Le Pen puisque si un référendum était organisé aujourd’hui sur le sujet, il aurait toutes les chances d’être perdu. Les sondages, pour les meilleurs d’entre eux, n’ont pour l’instant donné que 36% d’opinions favorables à la sortie de l’euro (IFOP, décembre 2011). Le sondage en grandeur nature que constitue le 1er tour de la présidentielle 2012 peut donner l’estimation hasardeuse suivante : les 17,90% de Marine Le Pen (encore que le sondage de l’IFOP montre que seuls 64% des électeurs du FN sont favorables à la sortie de l’euro, à peine un peu plus que les électeurs du Front de gauche, soit 12% du corps électoral) ; le 1,79% de Nicolas Dupont-Aignan ; les 62% à vouloir sortir de l’euro venant des sympathisants du Front de gauche (soit 7%) ; les 37% d’électeurs socialistes dans le même cas (soit 9%) ; les 13% de l’UMP (soit 3%). Le total ne fait toujours pas une majorité : 33%.
L’idée d’un référendum sur l’euro est absurde, ensuite, car si la proposition de sortir de l’euro est incluse dans le programme du FN, ce dernier a l’entière légitimité pour appliquer son programme sans passer par un référendum. C’est l’élection présidentielle et les législatives qui tiennent lieu de référendum. Pourquoi vouloir compliquer les choses si ce n’est pour trouver une justification au maintien de la France dans la zone euro après avoir prétendu le contraire ?
Jean-Luc Mélenchon s’est trouvé prisonnier d’un paradoxe. D’un côté, le programme du Front de gauche contient sans aucun doute possible des objectifs visant à reconquérir la souveraineté nationale, même s’ils ne sont pas annoncés comme tels. Mais d’un autre côté les moyens ne suivent pas. Ainsi, aucune politique de réindustrialisation et de relocalisation n’est possible dans le cadre de l’euro et du libre-échange imposé par l’Union européenne. Certes, le programme du Front de gauche évoque la proposition du M’PEP de « désobéir à l’Union européenne ». Il ne va pourtant pas au bout de sa logique en omettant d’indiquer que désobéir à l’UE n’est possible qu’en ôtant de la Constitution française toute référence au droit communautaire. Le Front de gauche est silencieux sur ce point quand il évoque une nouvelle constitution pour la VIe République… Même chose pour la proposition de changer les statuts de la Banque centrale européenne afin qu’elle prête directement aux États, mesure envisagée également, sous des formes variées, par François Hollande, Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen, François Bayrou et Nicolas Dupont-Aignan. Rappelons que pour changer ces statuts (le traité de Lisbonne), il faut l’accord unanime des Vingt-Sept. Perspective hautement improbable pour les années qui viennent. Il faut donc dire ce qui sera envisagé en cas de refus des autres pays de l’UE, ce que le Front de gauche ne veut toujours pas formuler aujourd’hui. Dans ces conditions, s’il reste sur cette position, le Front de gauche ne pourra pas jouer le rôle de force propulsive épousant l’aspiration du peuple à la souveraineté nationale en lui donnant un contenu internationaliste. D’ailleurs, dans son programme, il parle de souveraineté populaire mais jamais de souveraineté nationale, comme si cette expression était infamante. La souveraineté populaire, pourtant, ne peut pas s’exprimer valablement en étant en suspension dans l’atmosphère ou la stratosphère. Elle doit s’incarner ici-bas, sur terre, maintenant, dans un territoire qui ne peut être que la nation. L’avenir du Front de gauche se jouera sur ces questions.
François Bayrou, avec son « produire en France », n’a lancé qu’un gadget électoral. Sa proposition de loi ne proposait qu’un label et l’extension à cinq ans de la garantie légale de ces produits. Ce ne sont pas de mauvaises idées, mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Cette velléité de souveraineté industrielle est en effet totalement anéantie par le cœur des propositions du Béarnais : « je serai dans cette élection du parti de la vérité. Notre ennemi, c’est le surendettement. Et nous allons le vaincre. » L’endettement public, précisément, résulte de la soumission aux marchés financiers et de l’abdication de toute souveraineté à leur encontre. Ce n’est donc pas en cédant à leur chantage qu’il sera possible de reconstruire la liberté de la France. François Bayrou et le MoDem ne seront pas le relai possible pour gagner la bataille de la souveraineté. D’autant que la droitisation de la droite va éloigner encore un peu plus cette formation politique de tout rôle stratégique.
Eva Joly dans son programme affirme que « la France soutiendra l’instauration d’une préférence sociale et environnementale aux frontières de l’Europe : les produits entrants sur le marché commun devront respecter les normes environnementales et les normes sociales internationales de l’Organisation Internationale du Travail. » C’est bien, mais ce n’est qu’un vœu pieux. Cette forme de protectionnisme est en contradiction flagrante avec les traités européens et ne trouvera aucune possibilité d’application. C’est à l’échelle nationale que des mesures de ce type doivent être prises, mais la nation épouvante les verts.
Nicolas Dupont-Aignan, qui a mené bataille sur la sortie de l’euro et de l’Union européenne, pourrait faire partie des forces susceptibles de canaliser le mouvement qui monte dans la société autour de l’exigence de souveraineté nationale. Le reste de son programme, toutefois, par plusieurs aspects, réduit en cendres cette perspective. Ainsi il déclare au Figaro (23 avril) qu’il va développer « cinq priorités » pour les élections législatives. On le suivra sur les deux premières : la « liberté monétaire » et un « protectionnisme intelligent ». En revanche on ne pourra pas le suivre quand il va lui aussi à la pêche aux voix du FN de la plus mauvaise manière, celle qui consiste à flatter les penchants les plus nauséeux d’une partie de cet électorat : « une politique de sécurité beaucoup plus ferme, avec l’application stricte des peines de prison à 100% ; la réintroduction des valeurs d’autorité, d’effort et de discipline à l’école ; la libéralisation des services publics ».
Philippe Poutou et Nathalie Arthaud, dans la plus pure tradition trotskiste, assimilent abusivement nation et nationalisme, et libre-échange et internationalisme. Les mesures qu’ils préconisent ne sont pourtant possibles qu’à l’échelle d’une nation. Il est peu probable que le NPA et LO jouent un rôle d’entrainement idéologique, électoral ou dans les luttes pour la période qui vient.
Si la gauche, la vraie, ne parvient pas à comprendre cette exigence montante de souveraineté nationale qui vient du fond du peuple, elle sera balayée
Le FN est en vérité très fragile là où il croit être fort : la souveraineté nationale. C’est donc sur ce terrain qu’il faut le prendre. On pourrait se demander pourquoi le FN fait toutes ces contorsions. Pour une raison simple : il veut briser sa marginalité stérile en procédant à un aggiornamento de même type que celui opéré par le Mouvement social italien (MSI) de Gianfranco Fini en 1995 [1]. C’est ce qui explique le nouveau style adopté par Marine Le Pen qui vise à transformer le parti néofasciste qu’est le FN en un parti de droite d’apparence raisonnable, apte à organiser la recomposition de la droite française autour de lui. Et à Marine Le Pen de devenir l’équivalent français de l’Italien Gianfranco Fini.
La mèche a été vendue par le président du comité de soutien à Marine Le Pen, maître Gilbert Collard, qui a expliqué dimanche 22 avril sur France 2 que le but du FN est de construire une « nouvelle droite ». Cet objectif est évidemment incompatible avec le discours habituel du FN sur le « ni gauche, ni droite » qui sert à abuser les gogos, ni sur les outrances concernant l’immigration. La direction du FN doit donc être très prudente pour faire avaler ce tournant tactique et stratégique à ses militants et son électorat. Une première étape est l’abandon du mot « Front national » pour désigner l’appartenance des candidats du FN lors des élections législatives, qui seront enveloppés dans un halo intitulé « Rassemblement bleu Marine ». Il n’en reste pas moins que le noyau dirigeant du FN reste d’extrême droite, et qu’il s’agit pour ce dernier, comme dans le conte, de déguiser le loup afin qu’il puisse dévorer le Petit Chaperon rouge.
La gauche qui continuera à centrer unilatéralement son argumentation sur les questions morales, dénonçant le « fascisme » et le « racisme » du FN, sans entrer dans le débat idéologique et programmatique, sera mise hors-jeu par son impuissance.
Elle sera en décalage avec l’électorat du FN qui se sentira injurié. Comment, dans ces conditions, entreprendre la moindre action de reconquête ? De telles attitudes, au contraire, seront contre-productives et consolideront cet électorat.
À la veille du second tour de l’élection présidentielle la situation est incertaine, l’équilibre est précaire, les digues vont peut-être céder. Les élections législatives, comme l’inversion du calendrier le postule, vont-elles amplifier les dynamiques du premier tour de la présidentielle ? C’est possible.
La mise devrait aller au FN qui pourrait cristalliser sur ses candidats l’aspiration à la reconquête de la souveraineté nationale. Le PS pourrait aussi bénéficier d’une contre-dynamique, celle qui consiste à vouloir achever le travail entrepris au premier tour avec l’exfiltration de Sarkozy, pour éradiquer définitivement le sarkozysme en votant PS. C’est tout.
Le Front de gauche a fait le plein à la présidentielle, sa dynamique électorale s’est éteinte, son corpus idéologique et programmatique ne lui permet aucun élargissement de son électorat. C’est dommage car il demeure la seule force potentielle autour et avec laquelle la reconquête de la souveraineté nationale, sur des bases internationaliste, serait possible.
Tout l’enjeu des mois et des années à venir se résume à cette question. Il serait cependant stérile d’attendre qu’une telle évolution se produise, ou même de l’encourager seulement par la stimulation du débat interne aux organisations membres du Front de gauche.
Une action externe, autonome, tournée vers la population pour mener la délibération publique est indispensable.
Le Front de gauche, pour l’instant, a refusé de s’élargir au courant de gauche qui, dans la suite logique du « non » de 2005, revendique la sortie de l’euro et de l’Union européenne.
Et qui ajoute la nécessité de formes de protectionnisme, le retour de l’État, des nationalisations. En un mot : la dé-mondialisation.
Le moment est donc venu pour ceux qui se reconnaissent dans ce courant de s’organiser. Et de rassembler les forces qui voudront s’engager sur cette ligne politique, articulée au Front de gauche et sans rupture avec lui.
Mais à l’extérieur du Front de gauche, de manière libre et totalement autonome à son égard.
Ce courant, pourquoi ne pas le nommer la gauche démondialisatrice ?
Jacques Nikonoff
Le 25 avril 2012.