UN IMPERATIF CATEGORIQUE DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE
Par Georges Gastaud, responsable PRCF du Secteur Etudes et Prospective. A l’occasion du 300ème anniversaire de la naissance d’Emmanuel Kant (1724/2024)
En cette année de 300ème anniversaire de la naissance d’Immanuel Kant (1724), et alors qu’un « conflit global de haute intensité » in fine possiblement nucléaire se dessine de la Baltique à la Péninsule coréenne en passant par le Donbass, le Proche-Orient, Taiwan, la Mer de Chine et la Péninsule coréenne, rien ne peut mieux honorer la mémoire du puissant penseur républicain qu’était Kant que d’inviter les philosophes, les diplomates, les juristes, les militants de la paix et les penseurs de la chose militaire, à lire ou à relire le Projet de paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden) que Kant écrivit en 1795. Nous avions entrepris d’accomplir cette tâche il y a vingt ans dans une brochure artisanalement diffusée et intitulée Exterminisme et criminalisation dans laquelle nous proposions une relecture anti-impérialiste et proprement anti-exterministeactualisée de l’opuscule kantien. Nous nous contenterons ici de commenter brièvement le « Sixième article préliminaire » du Projet kantien, un petit livre qui inspira les fondateurs successifs de la S.D.N. et de l’O.N.U., même si cette institution passablement grippée contrevient encore fortement aux principes foncièrement démocratiques, égalitaires et internationalistes énumérés par Kant. Prévenons cependant que nous proposons moins ici un exercice académique de type commémoratif qu’une intervention théorico-politique au service d’une paix mondiale plus fragile que jamais. N’a-t-on pas récemment entendu Emmanuel Macron, aussitôt rallié par la majorité des parlementaires français à défaut d’avoir convaincu la masse de nos concitoyens, annoncer l’envoi imminent en Ukraine « de troupes françaises au sol », le chef de l’exécutif n’omettant pas au passage de traiter de « lâches » ceux qui refusent que la France entre en belligérance directe avec une armée russe nantie de missiles hypersoniques inarrêtables ? Et n’entend-on pas sans cesse le Parti de la guerre, qui va désormais des macronistes aux Verts en passant par les ex-gaullistes LR et par le social-belliciste déchaîné Raphaël Glucksmann[1], suggérer que ceux qui refuseraient d’engager notre pays aux côtés du régime corrompu et néo-bandériste de Zelensky, sont objectivement, voire plus, de « nouveaux munichois » ? Car, nous explique-t-on sans trêve sur toutes les chaînes de la russophobie publique et privée, pour défendre « nos valeurs occidentales »[2], nous devrions « avoir le courage » de braver l’armée russe quoi qu’il pût nous en coûter. C’est du reste ce type de discours que prêchait déjà, en 1984, lors de l’ainsi-dite « crise des euromissiles », André Glucksmann, le papa de Raphaël (ah, la belle famille !) ; dans son livre la La Force du vertige(Grasset), il osait en effet proclamer cette atrocité philosophique en forme d’imbattable record exterministe mondial :
« Je préfère succomber avec mon enfant que j’aime dans un échange de Pershing II et de SS 20 plutôt que l’imaginer entraîné vers quelque Sibérie planétaire ».
En clair, André Glucksmann, ce chevalier à la Triste Figure passé en dix années du col mao post-soixante-huitard à l’euro-atlantisme débridé, proposait aux dirigeants occidentaux, y compris au « socialiste » Mitterrand alors au pouvoir, de pousser l’escalade militaire, si besoin était, jusqu’à l’entr’extermination nucléaire Est-Ouest pour se mettre en état d’abattre l’URSS et d’appuyer coûte que coûte le vaticinant Ronald Reagan dans son projet assumé d’Armageddon nucléaire visant l’« Empire du Mal » (sic) soviétique. Justifiant alors vertigineusement, en référence ouverte à la Bible, la possible « seconde mort de l’humanité », la « mort sans reste », voire l’extinction « exhaustive » du genre humain à l’issue d’une future guerre nucléaire, et encensé par tout ce que ce pays comptait de « nouveaux philosophes » à la B.-H. L, le « missile pensant » que se figurait être Glucksmann-Père appelait alors l’Occident à se préparer mentalement, quoi qu’il pût conséquemment en coûter à l’humanité[3], à engager la grande Croisade antisoviétique mondiale, dût-elle nécessairement prendre une dimension nucléaire. Cet hybris antisoviétique proprement sans limites, – Macron dirait de nos jours « sans lignes rouges » – qui était alors massivement héroïsé et magnifié par les médias privés et d’Etat du complexe militaro-industriel, sans oublier les journaux « de gauche » anticommunistes comme Libé, m’avait alors incité à écrire mon étude politico-philosophique toujours inédite à ce jour faute d’éditeur m’ayant jamais répondu, et intitulée Matérialisme et exterminisme ; pastichant une formule célèbre de Lénine, j’y j’établissais que l’exterminisme est la phase suprême du capitalisme-impérialisme contemporain. Par ce mot d’exterminisme, j’entendais que le maintien à moyen, voire à court terme, du capitalisme-impérialisme, mettait désormais systémiquement l’humanité en danger d’auto-élimination permanente et tous terrains : militaro-nucléaire bien sûr, mais aussi environnemental et plus doucereusement, anthropologique. Précisons qu’il ne s’agissait nullement pour moi de promouvoir une analyse dépolitisée de l’exterminisme, comme on en trouvait déjà à l’époque du côté d’auteurs non marxistes comme Anders ou Thomson, comme on en trouvera par la suite chez les prophètes actuels de l’ « effondrisme », ou que ce soit du côté d’un « communisme » décaféiné à la Pierre Juquin. Alors porte-parole du très dérivant PCF, Juquin expliquait alors, de manière idéologiquement très… désarmante, que la guerre d’extermination ne pouvait décidément pas comporter de sens politique[4] : mon propos était au contraire de pointer la signification de classe suprêmement archi-réactionnaire et contre-révolutionnaire de l’exterminisme impérialiste contemporain, donc de valoriser du même coup et a contrario la redéfinition partielle du communisme moderne comme anti-exterminisme conséquent : car si je veux vraiment que l’humanité vive, alors je dois combattre l’exterminisme capitaliste et militer pour fédérer à son encontre, classe ouvrière et résistances populaires en tête, la masse des humains qui n’en veulent pas moins vivre, transmettre la vie et si possible vivre mieux qu’aujourd’hui ; et pour cela, marcher vers un socialisme-communisme de nouvelle génération tout en forgeant ce que les deux ultimes dirigeants communistes de l’URSS, Andropov et Tchernenko, appelaient le « front mondial de la raison ».
Eh bien, l’exterminisme militariste le plus flamboyant est désormais de retour sous des cieux encore plus noirs qu’en 1962, date de la « crise des fusées de Cuba », où Khrouchtchev et Kennedy avaient eu tous deux le courage politique de reculer d’un pas[5], et qu’en 1984, époque de l’ainsi-dite « crise des euromissiles » qui vit les USA implanter en RFA, en Italie et aux Pays-Bas leurs euromissiles Cruise et Pershing II mettant Leningrad et Moscou à quelques minutes de tir des polygones européens de l’OTAN. Entretemps certes, l’inconsistant Gorbatchev, le soulographe corrompu Eltsine et leurs cliques « réformatrices » de traîtres à l’URSS et au communisme, ont cru pouvoir troquer une paix effectivement« munichoise » contre la contre-révolution capitaliste paneuropéenne, le triomphe mondial du nouvel unilatéralisme US, l’expansion du sionisme le plus arrogant en Palestine, le rétablissement des impérialismes allemand et japonais revanchistes en Europe et en Extrême-Orient, le recul planétaire du camp du Travail livré sans défense à la contre-offensive mondiale du Capital (le « néolibéralisme »), sans oublier la mise sous tutelle germano-américaine des ex-pays souverains d’Europe (pardon, la « construction européenne ») adossée à l’OTAN… En contrepartie, la Russie décommunisée, désarticulée, thatchérisée et quart-mondisée d’Eltsine et de ses mentors occidentaux, n’aura « obtenu », comme il fallait s’y attendre (l’impérialisme US n’ayant pas changé de nature pour plaire à « Gorby » !), que…
· L’extension illimitée vers l’Est de l’UE atlantique, une alliance américano-nippone flanquée de la Corée du Sud, de l’Australie, des Philippines, du Canada fédéral et de la Nouvelle-Zélande se formant en Extrême Orient contre la Chine et la Corée populaire
· L’annexion à l’UE-OTAN des ex-pays socialistes européens, notamment des ex-Républiques soviétiques de la Baltique,
· Les « révolutions orange » (lisez : pro-US) à répétition en Géorgie, Ukraine et Biélorussie (sans succès s’agissant de cette dernière),
… la Russie, fût-elle entretemps redevenue capitaliste, étant encerclée et assiégée de fait par des bases militaires étatsuniennes courant de la Finlande au Tadjikistan en passant par la Turquie. En somme, comme chacun peut le constater aujourd’hui s’il n’est pas aveuglé par la russophobie, cet antisoviétisme de conversion (pour parler comme Freud), on n’achète pas la paix en bradant le camp socialiste, ce rempart aujourd’hui détruit de la paix mondiale, pas plus que Macron ne rendra à la France bourgeoise frappée de décadence géopolitique son lustre impérial d’antan en liquidant la doctrine gaulliste de la dissuasion, en se faisant plus américain que Biden et en rivalisant servilement avec la RFA pour le titre glorieux de valet d’armes ukrainien de l’Oncle Sam…
Toutefois, là n’est pas le cœur de notre propos sur l’anti-exterminisme radical que nous prêtons à Kant. En réalité, nous n’invoquons cet auteur docte, aussi peu suspect, et pour cause, de partialité russophile que de bolchevisme avant la lettre, que pour réfuter et fustiger comme il le mérite le propos irresponsable qui court désormais dans les cercles macronistes, « verts » et « socialistes » (pauvre Jaurès !) : selon la bourgeoisie parasitaire sans entrailles ni cervelle qui, à la remorque de l’oligarchie capitaliste, forme la base sociétale de l’exterminisme occidental, l’ « Occident » se devrait d’affronter « sans lignes rouges » le « nouvel Hitler » Poutine[6] : sans limites signifiant Quel que soit le prix à payer en termes de représailles russes possiblement atomiques ; puis au prix sans doute d’encore plus probables représailles nucléaires US frappant la Russie en réponse aux frappes russes sur l’Europe occidentale si la Russie, dont la population et l’économie sont somme toute assez modestes, devait constater qu’elle pourrait vite perdre pied dans une éventuelle guerre conventionnelle entre elle et les dizaines de pays de l’OTAN additionnés du Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Bref, les descendants idéologiques de ceux qui, hier, se sont couchés devant Hitler et Franco[7], et qui ont dissout le seul parti français opposé à Munich (le PCF encore léniniste des Duclos, Sémard, Aragon et autres Péri), voudraient désormais faire croire que la morale politique, la « défense de nos valeurs » et l’austère « respect du Droit » prescrivent catégoriquement à l’ « Empire du Bien » occidental de renouveler le geste objectivement exterministe de Glucksmann-Père : s’apprêter, « s’il le faut », à marcher, sans frein ni marche arrière, au conflit nucléaire global (ou, a minima, franco-russe !) : ce qui n’implique rien moins in fine qu’être prêt à tenir jusqu’au bout l’escalade militaire, puis éventuellement nucléaire, pouvant mener à la « seconde mort » de l’humanité[8]; sans parler de ce qui – MM. et Mmes les « Verts » si épris en paroles de papillons et de pâquerettes y ont-ils pensé une seconde ? – arriverait alors au vivant terrestre non humain. Or, le « sixième article préliminaire » du Projet de paix perpétuelle établit au contraire, non pas en jouant sur un pacifisme sentimental, mais en recourant à l’irréfragable logique, que tout ce qui peut, par glissements quasi automatiques, ou par escalade et contre-escalades successives des deux belligérants, mener à la guerre nucléaire d’entr’extermination, ne peut que constituer un crime majeur (en réalité : le crime objectivement suprême, la fusion tendancielle du crime de guerre massif et du crime contre l’humanité par excellence qu’est la mise à mort prévisible de l’humanité). Kant écrit en effet ceci :
« Aucun Etat ne doit se permettre, dans une guerre avec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la paix, la confiance réciproque. Telles sont par exemple : l’utilisation d’assassins (percussives), d’empoisonneurs (bénéficie), la violation d’une capitulation, l’incitation à la trahison (perduellio) dans l’Etat auquel on fait la guerre, etc. ».
Et Kant de commenter :
« Ce sont là de honteux stratagèmes. Il faut que quelque confiance dans les dispositions d’esprit de l’ennemi subsiste encore pendant la guerre, sinon aucune paix ne serait possible et les hostilités dégénèreraient en une guerre d’extermination (Ausrottungskrieg en allemand, bellum internecinum en latin) ; alors que la guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature pour soutenir son droit (là où n’existe aucun tribunal qui puisse juger avec force de droit). Aucune des deux parties ne peut alors être tenue pour un ennemi injuste (cela supposerait déjà une sentence juridique), et seule l’issue du combat (comme dans ce qu’on appelait les jugements de Dieu) décide de quel côté est le droit. Une guerre punitive (bellum punitivum) entre Etats ne peut se concevoir (puisqu’il n’y a entre eux aucun rapport de supérieur à inférieur). – Il s’ensuit qu’une guerre d’extermination (Ausrottungskrieg) pouvant entraîner la destruction des deux parties, et avec elles, celle de toute espèce de droit, ne laisserait de place à la paix perpétuelle que dans le grand cimetière du genre humain. Il faut donc absolument interdire une telle guerre, et par conséquent, aussi l’emploi des moyens qui y conduisent. – Que les moyens indiqués y conduisent inévitablement, cela est évident : car si l’on usait de ces pratiques infernales qui sont infâmes en elles-mêmes, elles ne cesseraient pas avec la guerre, mais elles passeraient également dans l’état de paix et en détruiraient absolument le dessein. Tel est par ex. l’emploi des espions (uti exploratibus) où l’on utilise la malhonnêteté des autres (malhonnêteté que l’on ne pourra plus extirper) »[9].
Il est en effet aisé à comprendre, si l’on n’est pas franchement idiot, de mauvaise foi ou… « journaliste occidental » (l’un n’exclut d’ailleurs pas les deux autres), que mettre en danger délibérément, qui plus est au nom du droit et de la « morale », le sujet jusqu’ici connu et réellement existant de tout droit qu’est le genre humain, constitue une grossière contradiction logique qui ressemble fort, sous une forme tragique, au comportement de Gribouille se précipitant dans la rivière pour fuir l’averse… Dans mon essai inédit[10] de 1987, j’ajoutai déjà que, même si l’on supposait qu’il existât quelque part une ou plusieurs espèces d’extraterrestres intelligents, histoire d’atténuer la monstruosité indépassable du Crime exterministe contre l’Humanité, cela ne rendrait pas plus moral le risque froidement accepté d’une guerre ayant toutes chances de conduire à ce qu’il faut bien appeler l’anthropocide. En effet, la morale ne consiste pas à dire « Que d’autres que nous assument le droit ! », ou « Je serai moral quand tout le monde le sera ! », en un mot « A d’autres ! »… Au contraire, le devoir prescrit, non pas de faire n’importe quoi puisque d’autres arrangeront ça ailleurs ou après moi, et qu’ils passeront, ou pas, la serpillère sur mes désastres (« après le déluge, toi ! »), pas davantage de dire « Faisons ce que, peut-être, d’autres ont déjà fait ou referont après moi ! » ; car l’universalité sourcilleuse du devoir prescrit de toujours commencer par soi-même[11] : je ne dois pas faire ce que d’autres font, par ex. ne faire une grève juste que si je suis certain que tout le monde s’y mettra d’abord, mais il me revient en tant qu’individu, il nous revient en tant que nation, il nous revient en tant que prolétariat mondial ou comme espèce humaine raisonnable parmi toutes les espèces raisonnables existantes, n’existant pas (si l’ensemble des espèces intelligentes non-humaines du cosmos s’avérait être un ensemble vide) ou pouvant exister dans le reste de l’Univers – de faire ici et maintenant tout ce qu’il y a à faire pour préserver et étendre le champ du droit et la moralité ; et a fortiorid’éviter tout ce qui peut mener à l’anéantissement de l’humanité, quitte à faire comme si elle était la seule espèce raisonnable, donc sujette au Droit, présente, voire possible, dans l’Univers.
Et cela ne peut évidemment jamais supposer que j’aie (que ma Nation ait, que mon « camp » géopolitique ait…) le droit exorbitant, si j’en ai le pouvoir et en assume la folle démesure – de détruire cette condition élémentaire du droit qu’est l’existence de sujets raisonnables sur Terre – et, ajouterions-nous aujourd’hui, où la conscience de la solidarité écosystémique des vivants est plus aiguë qu’au XVIIIème siècle (Rousseau excepté) – d’êtres vivants habitant la planète bleue. Déjà, Engels et Marx écrivaient dans L’Idéologie allemande que « la première condition de toute histoire est l’existence d’êtres humains vivants », une évidence qu’étrangement, tant d’intellectuels « humanistes » peinent à prendre au sérieux dans leurs approches théoriques et, plus encore, dans leurs engagements civiques…
A l’usage des fins connaisseurs de l’ainsi-dite « morale kantienne », je ne puis m’empêcher ici de signaler que la remarquable prise de position anti-exterministe de Kant, à une époque où pourtant les armes d’extermination massive n’existaient pas encore, possède une portée proprement architectonique dans sa philosophie morale : en effet, on qualifie souvent la « morale kantienne »[12] de « formalisme », au sens non péjoratif du mot. Cela signifie que l’acteur véritablement moral ne cherche pas avant tout un résultat matériel donné, fût-ce l’intérêt, le plaisir ou le bonheur (tant mieux pour l’agent moral s’il l’obtient par surcroît…), mais qu’il respecte avant tout la forme universelle et non-contradictoire de la loi, plus exactement dirait Kant, de la « maxime de son action » : sa non-contradiction interne (si je mens, j’ôte à mes paroles ultérieures toute valeur) et son universalité (une société de menteurs achevés serait impossible comme le serait aussi une société de voleurs se volant réciproquement ou… d’assassins s’assassinant mutuellement : en un mot, d’impérialistes). En clair, le sujet moral se pose avant tout, non pas en exécutant d’un commandement divin devant lequel il conviendrait de trembler en toute hétéronomie, mais comme une volonté libre et autonome, affranchie de toute recherche de biens extérieurs à l’affirmation conséquente de sa propre liberté ; en un mot, il se fait l’instituteur libre d’une société de volontés raisonnables libres et égales, d’une « libre république ». de la sorte, le champ de la moralité « personnelle » touche intimement au champ du politique comme l’avait déjà vu Rousseau dans le Livre I du Contrat social (« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté »).
On pourrait alors m’objecter, sur la base d’un matérialisme superficiel que j’ai dûment réfuté dans Lumières communes (T. V, Fin(s) de l’histoire, chap. XXI), que Kant fait là montre d’un idéalisme forcené qui, par nature, devrait répugner au marxisme… Comme si les marxistes, ces promoteurs d’une « société de coopérateurs civilisés » (Lénine) n’avaient que faire de l’autonomie, de l’universalité morale et de la responsabilité civique de tout un chacun, eux qui définissent pourtant le communisme, après Engels et Marx, comme le mode de production ainsi conçu que « le développement de chacun (y) est la condition du développement de tous »… Mais le rôle du matérialisme historique, dans le domaine théorique, et du communisme prolétarien dans l’engagement pratico-politique, n’est-il pas plutôt d’établir les conditions d’une universalité effective : l’avènement d’une société communiste sans classes, sans armes (oui, la paix universelle fondée sur un socle matériel enfin solide !) et sans privilèges créant les conditions matérielles d’une possible mise en synergie des volontés raisonnables qui reste impensable dans le cadre des sociétés divisées en classes ? Comment en effet réaliser pleinement ce projet émancipateur dans le cadre d’une société capitaliste-impérialiste où la liberté des uns – les Etats ou les individus dominants quoique minoritaires – repose structurellement sur l’étouffement de la liberté des autres, prolétaires et nations majoritaires ?
Mais dans le cadre de ce bref article, qu’il me soit seulement permis de signaler ceci : le formalisme kantien poussé jusqu’au bout débouche, dialectiquement, et par le biais de l’anti-exterminisme de principe que proclame le Projet kantien, sur une forme de matérialisme par dérivation. En effet, pour finir, la forme même du devoir moral, quand elle est pleinement cohérente et universalisable, n’aboutit nullement à désincarner ce dernier puisque, pour s’exercer et commander catégoriquement, le devoir a logiquement et formellement besoin de ce que Marx appelait l’« existence d’êtres humains vivants », c’est-à-dire d’une base matérielle, voire corporelle ! Bref, alors que les A. Glucksmann et autres sociaux-exterministes de sévice opposent métaphysiquement le devoir à la chair[13], l’idéalisme kantien nous montre que la forme même du devoir a besoin de personnes en chair et en os et que, comme le sait du reste tout penseur chrétien tant soit peu cohérent, « l’Esprit s’est fait chair ». On sait du reste que Kant abhorrait le suicide qui, sauf cas très particulier que nous n’avons pas à méditer ici, consiste souvent à soustraire l’homme à des responsabilités qu’il ne sait, ni ne veut plus assumer. Bref, si un peu de formalisme moral rapproche d’un dualisme mortifère à la Glucksmann, un formalisme moral kantiennement conçu nous en éloigne radicalement !
En conséquence, ceux qui, au nom des « droits de l’Homme » dissociés des hommes concrets, acceptent héroïquement, fût-ce pour « se la jouer » sur les plateaux télé (mais un jour tout fanfaron doit payer d’exemple !), sont donc totalement inconséquents et leur but – inavouable à leurs propres yeux – est de sauver à tout prix, non pas les « valeurs occidentales » dont la boursouflure s’engloutirait dans le néant avec le dernier humain irradié agonisant, mais, de manière ô combien corporelle, leurs richesses et leur mainmise ô combien profitable sur la Terre et sur les travailleurs[14]. Certes, ces joueurs de roulette russe espèrent bien que, hier encore, le le dirigeant communiste Youri Andropov, aujourd’hui le leader anticommuniste Vladimir Poutine, finiront par « caler » comme l’a fait avant eux « Gorby », et que, donc, les paladins occidentaux du « Droit » pourront garder par devers eux les seules « valeurs » qui leur tiennent vraiment à cœur : celles, ô combien matérielles et fort peu idéales de leur portefeuille d’actions et des immenses avantages en dollars que la suprématie militaire euro-atlantique garantit à chacun d’eux, ainsi qu’à cette partie de la « gauche » occidentale qui colle à l’euro-oligarchie moyennnant quelques coquetteries « sociétales » que la droite dure qui revient au galop dabs toute l’Europe aura tôt fait de balayer. Et dans le pire des cas, si « le Maître du Kremlin », comme disent les médias, finissait par frapper très fort[15] parce qu’il se sentirait acculé[16], ces affidés de l’hégémonisme euro-atlantique sombreraient dans le néant avec leurs victimes et leurs propres enfants que, bien entendu, ils aiment tout en disant comme Guillaume II en 1918 « Ich habe das nicht gewollt », je n’ai pas voulu cela Mais en termes de logique de classes rappelant la fameuse Dialectique hégélienne du Maître et du Valet, le risque « héroïque » d’un anéantissement glorieux ne serait-il pas « moins pire » à leurs yeux que l’inconcevable enfer et déshonneur terrestres que constituerait à leurs yeux la perte de leur suprématie planétaire, synonyme d’émergence des Africains, « Latinos » et autres « Asiates » avec déjà, refaisant déjà bruyamment surface après quarante années d’éclipse sociopolitique relative, le prolétariat mondial rouge et multicolore en embuscade?
Lénine disait déjà malicieusement que « le matérialisme intelligent est plus proche de l’idéalisme intelligent que du matérialisme bête ». Eh bien, précisément parce qu’elle fonde un anti-exterminisme conséquent et effectif et qu’elle ne craint pas de porter haut et fort la perspective révolutionnaire d’une société sans classes, la morale communiste est plus proche de l’idéalisme moral kantien et de son impératif géopolitique anti-exterministe qu’elle ne le sera jamais du matérialisme poisseux et grimé en idéalisme grandiloquent de la bourgeoisie exterministe moderne et de ses frivoles, russophobes, sinophobes et surtout, anticommunistes paladins libéraux-exterministes à la Macron (libéraux en paroles, exterministes en fait), sociaux-exterministes (socialistes en paroles, exterministes de fait) à la Glucksmann ou écolo-exterministes (écolos en paroles, exterministes en pratique) à la Annalena Bärbock.
[1] Sans parler des députés du PCF qui ont voté la résolution parlementaire autorisant la livraison d’armes françaises lourdes à l’Ukraine réclamés le 30.11. 2023…
[2] Celles de la régression sociale continentale pluri-décennale en cours ? Celles de l’extrême droite nostalgique de Pétain et de Mussolini frayant allègrement avec l’UE ? Celle des grands actionnaires européens et américains gavés de dividendes ? Celles des 20 000 migrants se noyant en Méditerranée chaque année ? Celles des deux millions de prisonniers, principalement noirs, qui peuplent en permanence les pénitenciers abjects des libres USA ? Celles du blocus US affamant Cuba ou de l’intervention génocidaire d’Israël armée par les USA, la France et la RFA contre Gaza ? Celles des millions de morts provoqués en Irak, en Syrie ou en Libye par les interventions militaires et les blocus occidentaux ? Celles des talibans et de Ben Laden financés et armés par la CIA pour faire tomber à n’importe quel prix le régime progressiste en place à Kaboul de 1979 à 1991 ?
[3] … et coûter à la masse des humains, et encore moins des vivants non humains que l’on ne prenait pas la peine de prendre en compte à ce sujet !
[4] Pierre Juquin, chef de file idéologique du PCF de 1981 à 1985, prétendait que « la guerre nucléaire n’a plus de sens politique car elle ne ferait ni vainqueurs ni vaincus », et malheureusement, le ministre soviétique de l’époque, Andréi Gromyko, allait dans le même sens. Etaient ainsi déniées à la fois la nature de classe de l’exterminisme et, symétriquement, la dimension exterministe de l’impérialisme contemporain, ce qui ne pouvait aider à mobiliser les masses populaires contre les fauteurs de guerres occidentaux. Résultat, le PCF de l’époque renvoyait tout le monde dos à dos et les pacifistes français étaient rabattus sur des slogans creux comme « j’aime la paix » ou carrément confusionnistes comme « Ni Pershing ni SS 20 ! ».
[5] Il est faux que l’URSS ait alors perdu son bras de fer avec les USA comme l’écrivent nombre d’historiens superficiels. Certes Khrouchtchev a retiré ses fusées de Cuba, lesquelles y avaient été installées à la demande de Fidel Castro pour décourager les tentatives d’invasion nord-américaine ; mais à l’issue du bras de fer, Kennedy a retiré ses fusées de Turquie et s’est engagé à ne plus tenter d’envahir Cuba. Bref, l’impérialisme US savait encore, à l’époque, respecter certaines « lignes rouges » ! Nous assistons en réalité à une angoissante négation de la négation géopolitique : l’affaire cubaine (et berlinoise) de 1962 a d’abord testé grandeur nature l’équilibre géopolitique mondial. En 1984 (euromissiles), l’équipe néoconservatrice et quelque peu illuminée de Reagan, qui rêvait d’effacer les énormes défaites subies par Washington de Téhéran à Ho Chi Minh-Ville en passant par Managua, Luanda, Maputo, etc., remit en cause cet équilibre mondial des forces et entrepris concrètement de le percuter durement sur le mode du « on verra bien » (so what ?) ; le choc exterministe n’était plus du tout écarté a priori et la réélection de Reagan en 1984 se fera sur le slogan codé « E.R.A. » : Elect Reagan Again ! », que les initiés traduisaient alors par… « Eliminate Russians Atomically ! ». A l’arrivée on n’aura pas la guerre exterministe… immédiate parce que, dans le cas d’en face, le PCUS fourvoyé par Gorbatchev aura choisi de répondre « Plutôt pas morts que rouges ! » au slogan ultraréactionnaire « Plutôt morts que rouges ! » que proclamaient les dominants occidentaux (lieber tot, als rot en allemand). En réalité, l’exterminisme reaganien aura favorisé en URSS, à la manière d’un miroir inversant son modèle, l’arrivée des capitulards gorbatchéviens à la tête du Parti communiste, c’est-à-dire nous l’avons vu, une forme d’auto-destruction munichoise de l’URSS et du camp socialiste. Ce retournement spectaculaire fut du reste un camouflet théorico-expérimental rédhibitoire pour les pseudo-marxistes à la Juquin qui déclaraient alors que la guerre d’extermination moderne démentait l’adage de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » : accompagnée d’actes militaires ostensiblement agressifs, la menace occidentale d’une guerre d’extermination antisoviétique a politiquement fonctionné à plein régime en ouvrant la voie à la contre-révolution russe et est-allemande avec, pour résultat géopolitique énorme, l’effacement provisoire des effets de classes mondiaux d’Octobre 17 et de la retentissante victoire remportée par Staline sur Hitler : car la contre-révolution en URSS ne fut pas seulement le grand bouleversement « interne » que nous présente l’historiographie antisoviétique académique. Réciproquement, la destruction contre-révolutionnaire de la première expérience socialiste mondiale s’est prolongée et « continuée », pour parler comme Clausewitz, par la reconquête de l’initiative politique mondiale par l’impérialisme euro-atlantique, par l’unilatéralisme américain (notamment lors des deux guerres d’Irak) et par l’attentat permanent du néolibéralisme euro-mondialisé à l’encontre les peuples, des travailleurs, des droits des femmes et des progressistes du monde entier : 1984, implantation des euromissiles américains en RFA, 1986 Gorbatchev devient maître du PCUS, 1989, chute et annexion de la RDA ; 1991, écartèlement contre-révolutionnaire de l’URSS… 1992 Traité de Maastricht et bond en avant de cette construction européenne que la fausse gauche prétend orienter dans un sens progressiste. Mais comment se fait-il que des historiens et des géopoliticiens professionnels ne pointent jamais ces consécutions particulièrement saisissantes ? – Bref, après une brève période de relâche toute relative de la course aux armements (en gros, de 1991, chute de l’URSS, à 2014, Euro-Maïdan sur fond d’alliance de l’UE-OTAN avec les néonazis qui donnaient le la à Kiev), on assiste au retour d’un exterminisme occidental encore plus débridé.
Au passage, il est faux que l’aspect de classe anticommuniste ait disparu entre 1991 et 2014 : les stratèges du grand capital mondial savent bien, d’une part, que le prolétariat mondial est en plein réveil (grèves de masse en Inde, en Grande-Bretagne, aux USA…) et que, notamment au cœur des BRICS, continuent de bouillonner sourdement d’importantes forces rouges : sous la gangue contre-révolutionnaire poutinienne, la Russie reste le pays de Lénine, la Chine est dirigée par un parti se réclamant de Marx et de Mao, des PC de masse agissent en Inde et en Afrique du sud si bien que le mouvement contre-hégémonique actuel des BRICS ne peut que réveiller l’anti-impérialisme proprement dit, (sa résurgence est sensible en Afrique francophone), si ce n’est ressusciter à grande échelle l’anticapitalisme d’autant plus qu’une grande partie de la jeunesse mondiale, y compris Greta Thurnberg (c’est tout dire !), fait le lien entre l’exterminisme écologique et course débridée au tout-profit.
En dernière analyse, l’anti-impérialisme et le contre-hégémonisme sont, pour user d’un vocabulaire psychanalytique, des déplacements – des métaphores ou des métonymies selon les cas – de l’antagonisme capital/travail si bien que l’exterminisme capitaliste contemporain s’interprète comme un symptôme majeur, à l’instar de la fascisation et de l’obscurantisme de masse qui l’accompagne sous diverses formes, de la crise générale du capitalisme-impérialisme moderne. Plus que jamais, les ténèbres exterministes de l’impérialisme, cette « réaction sur toute la ligne » selon le mot de Lénine, tentent de recouvrir de noires nuées les rougeoiements d’aurore de notre époque où l’ « ancien » (le capitalisme agonisant et de plus en plus décivilisateur) ne parvient pas à mourir tandis que le nouveau, le socialisme-communisme de nouvelle génération, ne peut encore émerger franchement. C’est ce que traduit en termes de lutte la devise castriste « la (les) patrie(s) ou la mort, le socialisme ou mourir, nous vaincrons ! ».
[6] … mais pas le gentil exterminateur de masse Netanyahou protégé des Occidentaux qui a, lui, toute licence pour génocider tranquillement Gaza…
[7] De Léon Blum décrétant la « non-intervention » en Espagne au général Weygand menant la « drôle de guerre », en passant par Daladier paraphant les Accords de Munich en 38)
[8] Ou au minimum, et en guise de lot de consolation gallo-exterministe ? – à l’éradication nucléaire de la population française !
[9] Vers la paix perpétuelle, Kant – Essai philosophique traduit par Jean Darbellay – P.U.F. 1ère édition 1956.
[10] Sauf quelques textes circulant de la main à la main sous forme de « samizdat rouges ».
[11] C’est ce que j’appellerai le « devoir d’avant-garde », lequel ne rompt en rien, malgré l’apparence, avec l’universalisme moral, mais tout au contraire lui donne une traduction en termes de responsabilité. Celui de passer le premier comme firent les Résistants de la première heure.
[12] En fait le décryptage par Kant de ce qu’est et présuppose objectivement, qu’on le sache ou pas, une action morale, à la manière dont Rousseau décrypte dans Du contrat social, ce que présuppose un Contrat social qui m’oblige, que je le sache, l’ignore ou, plus vraisemblablement, le devine confusément : ce qu’on appelle ordinairement la « conscience morale » !
[13] « Plutôt morts que rouges ! », « plutôt mourir irradié avec Bébé Raphaël – « qu’il aime », comme chacun voit – que risquer le communisme mondial (pardon, la « Sibérie planétaire » : quel fantasme absurde de bourgeois apeurés, quand on y pense rétrospectivement et qu’on voit combien l’URSS de 1984 était fort loin de pouvoir, si elle l’avait voulu, se jeter sur le monde !
[14] Comme je l’ai montré dans Matérialisme et exterminisme (terminé en 1985), l’exterminisme profond de la société capitaliste-impérialiste moderne est une des sources profondes qui alimentent le « retour du religieux ». Contrairement au matérialiste athée Andropov, le vaticinant Reagan pouvait ainsi s’imaginer qu’en cas de destruction « exhaustive » de l’humanité, il aurait déjà sa place réservée au Paradis en tant que défenseur de la Bible, alors que les Rouges iraient rejoindre Satan en enfer. Cela crée une asymétrie profonde entre les deux camps car le camp capitaliste, en tant qu’il fait cause commune avec la croyance, donc avec l’idéalisme en philosophie, et qu’il hypostasie en toutes choses l’au-delà, dispose par avance d’une sorte d’abri antiatomique existentiel (au sens de Sartre) parfait. Mais le camp matérialiste-communiste alors incarné, non par le veule Gorbatchev, mais par l’héroïque Castro, garde si je puis dire, un tour d’avance dans la lutte anti-exterministe précisément parce que pour lui, tout se joue dans et pour l’ici-bas si bien que le camp du socialisme peut prendre la tête du Parti de la vie en entraînant les milliards de jeunes, de pères et de mères, qui préfèrent la Terre, le travail créateur, les enfants, l’amour, aux vaticinations d’idéologues égarés. Que les chrétiens progressistes ne prennent pas de travers ces remarques car il existe aussi, fort heureusement, des catholiques comme le Pape François – honni par la réaction pseudo-chrétienne –, ou comme jadis Teilhard de Chardin (un autre jésuite…) qui refusent de « jouer » l’au-delà contre la vie terrestre, le corps et la matière. Comme le dit le slogan fondateur de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, « un jeune travailleur vaut tout l’or du monde ».
[15] Y compris, pour commencer, sur la France, comme un ultime avertissement aux USA ?
[16] Chose que nous ne saurions justifier : un impératif catégorique vaut universellement.