Les élections de mai 2024 en Afrique du Sud représentent un moment charnière dans l’histoire politique de la nation arc-en-ciel, marquant une rupture significative avec les dynamiques électorales antérieures. Les résultats, validés par la Commission électorale indépendante, indiquent une chute historique du soutien au Congrès national africain (ANC), qui, pour la première fois depuis la fin de l’apartheid, ne parvient pas à obtenir la majorité absolue au Parlement. Avec 40 % des voix, l’ANC se voit contraint de former une coalition gouvernementale, une situation inédite qui reflète la désillusion croissante de la population face aux scandales de corruption, à la stagnation économique et à une criminalité galopante.
La montée des forces d’opposition et la diversification politique
Le paysage politique sud-africain a été profondément influencé par l’impact des politiques néolibérales mises en œuvre sous l’égide de l’ANC depuis la présidence de Thabo Mbeki. Ces politiques, largement déterminées par les intérêts des capitalistes nationaux et internationaux, ont conduit à une précarisation accrue de la classe ouvrière et des couches populaires en général. Les grandes entreprises, en particulier dans les secteurs minier et financier, ont exploité ces politiques pour maximiser leurs profits aux dépens des travailleurs sud-africains, entraînant des licenciements massifs et une détérioration des conditions de vie pour une grande partie de la population.
Face à ce qu’il faut bien appeler un échec, sinon une défaite, l’ANC affirme vouloir former un gouvernement d’union nationale. Selon Mahlengi Bhengu-Motsiri, porte-parole du mouvement, ces derniers résultats « montrent que les Sud-Africains veulent que tous les partis travaillent ensemble ». Le parti de Mandela s’est ainsi engagé dans des négociations avec les principales forces politiques représentées au parlement, dont l’issue pourrait modifier drastiquement la politique gouvernementale.
La montée en puissance de l’Alliance démocratique (DA), le principal parti d’opposition, s’inscrit dans cette dynamique néolibérale. Soutenue par les sections dominantes du capital et la bourgeoisie afrikaner, la DA prône des « réformes » économiques libérales incluant notamment des privatisations et une réduction de l’intervention de l’État dans l’économie. Ces propositions sont largement perçues -et à juste titre- comme étant au service des intérêts de la grande bourgeoisie et en opposition directe avec les besoins des travailleurs et des populations marginalisées. Malgré sa progression, la DA reste incapable de capter suffisamment de soutien pour constituer une majorité viable face à l’ANC.
Un autre facteur clé de cette élection est l’émergence du parti Umkhonto we Sizwe (MK), dirigé par l’ancien président Jacob Zuma, jadis représentant de l’aile populiste de l’ANC et condamné par la justice sudafricaine pour des faits de corruption. Comme à son habitude, Zuma réalise ses plus hauts scores dans la province du KwaZulu-Natal (44,9%) dont il est originaire, au détriment de l’IFP, le parti zoulou traditionnel, farouchement libéral et anticommuniste. Bien que son parti ait réussi à capter une partie du mécontentement populaire, son association avec la corruption, et son statut de dissident de l’ANC limitent sa capacité à offrir une véritable alternative.
Les Combattants pour la liberté économique (EFF), dirigés par Julius Malema, représentent une autre force politique significative à gauche de l’ANC en dépit de la perte de cinq de leurs sièges. Les EFF, scission de gauche de l’ANC, ont toujours axé leur programme sur la redistribution des terres et la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, positions qui trouvent un écho important parmi les populations les plus pauvres. La promesse de redistribution des terres sans compensation, en particulier, leur attire un soutien important parmi les jeunes et les travailleurs ruraux précaires, constituant un défi direct à la politique de status quo de l’ANC. L’influence croissante des EFF et leur forte implication dans les luttes paysannes exerce une forte pression sur le parti au pouvoir, le poussant à adopter des politiques plus progressistes. Cependant, les divergences sur des questions fondamentales de politique économique et de gouvernance rendent incertaine la possibilité d’une coalition entre les deux partis. Les EFF insistent sur une transformation radicale de l’économie et de la société, incompatible avec les éléments « modérés », c’est-à-dire de la droite de l’ANC dont est membre l’actuel Président de la république et de l’ANC Cyril Ramaphosa.
La nécessité d’une coalition progressiste
La nécessité de former un gouvernement d’unité nationale dirigé par l’ANC incluant des éléments progressistes, tout en excluant les forces néolibérales et corrompues, apparaît comme une solution potentielle pour surmonter l’impasse actuelle. Une telle coalition pourrait se concentrer sur des priorités telles que l’emploi (le taux de chômage en Afrique du Sud, déjà le plus élevé au monde, a augmenté à 32,9% au premier trimestre 2024) et l’éradication de la pauvreté, touchant plus de 20% de la population.
Dans ce contexte, le Parti Communiste Sud-Africain (SACP), bien qu’allié de longue date de l’ANC au sein de la triple alliance ANC-SACP-COSATU (principale centrale syndicale du pays, affiliée en partie à la FSM), se trouve dans une position stratégique pour influencer la composition et le programme d’une telle coalition. Le SACP, fidèle à son engagement en faveur des intérêts de la classe ouvrière, s’oppose fermement à toute coalition avec des forces néolibérales ou corrompues. Il prône au contraire une alliance axée sur des politiques économiques et sociales progressistes visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs et à transformer radicalement l’économie du pays.
Le maintien de la position internationale de l’Afrique du Sud, notamment son soutien aux luttes anti-impérialistes et aux mouvements de libération, reste également un enjeu crucial pour le SACP. La solidarité avec la Palestine et Cuba, ainsi que le renforcement des relations avec les BRICS, illustrent l’engagement continu du pays envers une politique étrangère progressiste et anti-hégémonique, malgré les pressions internes et externes, y compris au sein de l’ANC.
L’Afrique du Sud à la croisée des chemins
Les politiques économiques libérales adoptées par l’ANC au cours des dernières décennies ont favorisé l’accumulation du capital par une élite restreinte tout en exacerbant les inégalités sociales et économiques. Cette situation a conduit à une déconnexion croissante entre le parti au pouvoir et les masses populaires, particulièrement la classe ouvrière et les travailleurs pauvres urbains et ruraux.
Les politiques néolibérales, en favorisant les privatisations et en réduisant les dépenses publiques, ont affaibli les capacités de l’État à fournir des services essentiels et à répondre aux besoins de la population. Les retraites, les soins de santé, l’éducation et l’emploi en ont été gravement affectés, aggravant la précarité et le mécontentement général. La montée des forces de gauche, avec leurs imperfections, et des forces ouvertement réactionnaires place le parti au pouvoir face à un important dilemme. Soit il engagera le pays dans un processus révolutionnaire véritable, soit il s’enfoncera dans un centrisme qui pourrait bien signer son arrêt de mort et avec lui le risque d’une remise en cause des acquis de la fin de l’apartheid. Les décisions prises dans les jours à venir seront déterminantes pour l’avenir de l’Afrique du Sud et sa capacité à créer ou non une société réellement juste, débarrassée des stigmates du colonialisme et du sous-développement.