Invité pour y lire ses poème, Francis Combe rapporte de l’usine des Fralib à Gemenos un reportage poétique sur la beauté que nous publions bien volontiers.
Vendredi 4 juillet, les salariés de Fralib (Gemenos dans les Bouches-duRhône) fêtaient leur victoire après 1 336 jours de lutte contre la multinationale Unilever. Ils sont en train de créer leur coopérative. Ils m’ont invité à dire des poèmes dans l’usine à cette occasion.
Reportage sur la beauté dans une usine occupée
aux salariés de FRALIB
Il y a les monts calcaires du Garlaban, à la couronne gris claire où l’incendie a dévoré pins et chênes lièges et qu’envahit maintenant la garrigue, la ciste et le romarin, la lentisque et le serpolet
Il y a tout autour de l’usine les cigales qui n’ont pas d’états d’âme, les cigales que rien ne désespère, que rien ne décourage, les cigales qui sont des modèles de détermination
Il y a au-dessus de nous un ciel qui ne sait pas encore quel parti choisir et qui hésite entre le gris et le bleu, entre le soleil et la pluie, avec quelques grosses gouttes qui commencent à tomber et qu’on n’a pas invitées mais qu’on accueille quand même parce qu’elles vont faire du bien
Il y a des drapeaux rouges à l’entrée et les voitures qui doivent montrer patte blanche
Il y a un peu partout sur les murs de l’usine peints au pochoir des portraits du Che
Il y a aussi dans un coin un éléphant débonnaire qui a choisi son camp
et une inscription « Unilever – Univoleurs »
Il y a des joueurs de boule dans la cour sur le terrain aménagé par les grévistes car ici la vie et le plaisir n’ont jamais démissionné
Il y a dans les ateliers des belles endormies qu’on a voulu démembrer, des belles très coûteuses et perfectionnées qui dorment avec leurs grands bras dépliés au-dessus de leur tête
des trémies, des vis sans fin, des chaînes pour ensacher, des robots pour trier, des rails roulants qui font le tour des ateliers pour transporter en l’air les ballotins jusqu’au hangar où ils seront palettisésIl y a tout cet être immense qu’on a voulu tuer, ces belles endormies puissantes et compliquées qui peuvent produire jusqu’à trois milliards de sachets par an
et qui attendent maintenant le signal de leurs nouveaux maîtres
qui sont aussi leurs servantsIl y a ces machines qui sont le cœur de l’usine, ces machines aujourd’hui silencieuses qui montent à 80 décibels quand elles tournent, ces machines pour lesquelles vous avez du respect, que vous aimez même et dont vous prenez soin
Il y a encore, après trois ans d’arrêt, flottant dans l’air, une discrète odeur de thé, et parfois d’écorce d’orange, comme un souvenir qui ne veut pas se dissiper
et une promesse de résurrectionIl y a dans un hangar des ballots de parfums artificiels avec le pictogramme d’un poisson menacé de mort, car pour les capitalistes les parfums artificiels sont plus rentables
(Mais vous qui êtes du pays des sourciers et des senteurs, vous voulez remettre en route la grande soufflerie où s’ouvrent les feuilles de thé pour l’aromatisation naturelle. A la course sans fin aux profits, drôle d’idée, vous préférez la nature et la qualité)
Un peu partout dans l’usine, il y a des papiers collés avec les 101 raisons de lutter dont il faut faire le tour comme un jeu de piste
et la première est la fierté, la deuxième, la dignité…Il y a partout dans l’usine des T. shirts rouges, blancs et noirs clamant fièrement que vous avez tenu 1336 jours
Il y a Olivier, Gérard et tous les autres
Il y a Chantal, solidaire, qui dit « En quatre ans, ce qu’ils ont pu nous faire faire… »Il y a ici beaucoup d’histoires
Comme le jour où il a fallu dégager les nervis de la multinationale qui avaient envahi le site, armés de cannes de combat(car ici l’histoire et le récit n’ont pas été congédiés)
Il y a celle qui a continué à travailler aussi longtemps qu’elle a pu, pour ses raisons de femme dit-elle, et qui aujourd’hui s’occupe du repas de ses camarades grévistes
Il y a aussi une jeune fille d’origine tunisienne qui porte le prénom de Rim (un beau prénom pour un poème) et qui se tient droite et fine comme un herbe au printemps, comme un peuplier,
Elle était précaire et la voici maintenant chez elleElle a un micro sans fil attaché à l’oreille, prête à jouer la pièce écrite par les grévistes
Il y a ici le passé qui n’est pas encore tout à fait passé
Il y a le futur qui est une nouvelle pièce qu’il va falloir écrire
Et il y a le présent, la lumière du présent, la joie partagée de la victoire et des idées qui tournent dans les têtes comme un chant de cigalesHier, vous étiez pieds et poings liés à bord d’une diligence emballée qui roulait vers le précipice, mais vous avez tiré sur le frein et vous avez pris les rênes de l’attelage
Vous étiez enfermés dans la soute, dans la salle des machines mais vous êtes montés sur le pont et vous avez pris les commandes du vaisseau
Au milieu de vos collines ensoleillées vous avez fait ce qu’il faudrait faire sur la Terre entière…
Ici le mot d’ordre de Rimbaud, « Changer la vie », n’a pas été mis au rebut, parmi les expériences ratées, les idéaux abandonnés et les pièces défectueuses qui ne peuvent plus servir
Rimbaud qui disait que le poète était « rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre »
La poésie est toujours du côté de ce qui n’a pas de prix
elle est du côté de la vie
elle est avec ceux qui ne se résignent pas
aujourd’hui, elle a rendez-vous avec ceux qui luttentAujourd’hui, camarades, la beauté est de votre côté
Nous ne vivons pas un présent sans futur.
le 5/07/2014