
“On voit pas assez son engagement [politique]…” : tels sont les premiers mots qu’une spectatrice a prononcé dans la salle de cinéma après la projection du film biographique éponyme Fanon (Jean-Claude Barny, 2025). Si nous la mettons ici en exergue, c’est qu’au niveau de l’inconscient de cette remarque et de cette notion vague d’ “engagement politique”, se cache en réalité une colère à notre avis légitime contre les formes artistiques policées d’opposition au système capitaliste, qui méritent d’être éclaircies. Effectivement, la difficulté du sujet réside principalement dans le procès de production capitaliste des films, qu’ils tirent le portrait de révolutionnaires ou pas, qui se doit à la fois de répondre aux lois du marché tout en offrant à voir au spectateur moyen un camaïeu doxique suffisamment large pour lui donner l’illusion de briser son sommeil dogmatique. De la même manière, ce procès n’échappe pas à la contradiction qui peut lui faire accoucher des Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) ou des L’Attentat (1972)1, même si cela ne les empêche pas d’être censurés un temps. C’est pourquoi en tant que spectateurs cinéphiles et marxistes, nous nous sommes interrogés à l’approche de la sortie du film de la façon suivante : Fanon fait-il la promotion d’idéaux révolutionnaires ? La pensée décoloniale et révolutionnaire de Frantz Fanon est-elle travestie ? Et que l’ayant vu, nous faisons l’étude de ces questions dans cet article. Par ailleurs, disons-le d’emblée, nous ne parlerons pas de la polémique autour du film, que les camarades de la JRCF ont traité ici.
Les films biographiques sur les révolutionnaires
D’abord, ce que l’on sait, c’est que les films biographiques – grands publics qui plus est – sur les révolutionnaires ne font pas florès auprès des producteurs. Si le genre a pris un essor important à partir de la fin des années 1980 (nous en parlions dans un article sur The Apprentice2), il reste surtout focalisé sur les self-made-man postmodernes (Jordan Belfort, Mark Zuckerberg, Dick Cheney, etc.) qui n’ont souvent que la réussite de leur petite personne en tête. Ainsi, Le Jeune Karl Marx (Raoul Peck, 2017), Che, 1re partie : L’Argentin et Che, 2e partie : Guerilla (Steven Soderbergh, 2008) ou encore Fanon font figures d’exceptions en la matière.
Ces trois derniers films se distinguent également par leur forme artistique, par leur traitement technique. La voix off, présente dans les trois films, est une manière pour les réalisateurs de narrer l’évolution et l’essentiel de la pensée politique de son sujet, souvent en travaillant un degré avancé de précision. Le Jeune Karl Marx, Che et Fanon recèlent de nombreux écrits et phrases réels des protagonistes. Dans le film biographique moyen, elle sert moins à porter un message politique qu’à lier l’intrigue (étalée sur plusieurs années), voire à faire rire (The Social Network, Le Loup de Wall Street). En effet, on peine à trouver des éléments comiques dans nos trois films. Sans doute en raison, primo, du sérieux du thème abordé ; et segundo, du manque de considération et de l’ignorance générales attachées aux personnages en système capitaliste, et plus particulièrement aujourd’hui où l’Éducation nationale est réduite à faire la propagande d’un “catéchisme pseudo “républicain””3. Cela peut conduire à un excès de gravité, pourrait-on dire, qui saute aux yeux dans Fanon sans pour autant porter atteinte au propos qui est défendu. En effet, en dehors de la voix off, la pensée du protagonisteest parfois restituée peu subtilement et de manière incomplète (au détour d’une conversation banale, qui prend abruptement un ton épique mal léché), mais au moins… elle est là. Puis, rappelons-le, c’est un film grand public, autrement dit sa forme doit rester proche de ce qui a tendance à se faire de nos jours et à remporter du succès en salle, tout en espérant être un jour diffusé à la télévision (Fanon a, à de nombreux égards, l’allure d’un téléfilm). L’aspect secondaire de la contradiction (l’exception) reste tout autant déterminé que son aspect principal (la règle).
Un autre élément caractéristique de nos trois films sont les scènes d’actions. En plus de jouer un rôle scénaristique non négligeable (pour ne pas ennuyer le spectateur et pour faire avancer la diégèse), elles vont appuyer la praxis des sujets. On se souvient de la scène d’ouverture de Le Jeune Karl Marx où des policiers à cheval poursuivent et tabassent des ouvriers en train de ramasser du bois en forêt : toute la violence, le rapport dialectique entre opprimés et oppresseurs exprimés plus tard par les jeunes Marx et Engels prend forme, et leur place (objective et subjective) dans la bataille aussi (les barricades n’ont que deux côtés). Les membres du FLN avec lesquels Fanon travaillent fuient à la venue des soldats français, quandet plus loin dans le film, une militante attaque avec une dague un soldat français ; le Che met en rang ses soldats et jette un patria o muerte à la face des bureaucrates impérialistes siégant à l’ONU ; Marx et Engels sèment en courant la police française qui les piste. C’est le combat théorique et pratique qui constitue le socle de leur existence. Et pour le coup, leur pratique est plutôt mise en avant, même dans Che où l’on voit les barbudos soigner, donner des cours, discuter politique, alors que le réalisateur aurait pu sacrifier ces instants sur l’autel du sensationnalisme pur (en ne filmant que les scènes de batailles armées).
Le reproche qu’on pourrait faire aux trois films serait leur soupçon de particularisme historique relativement ancré. Effectivement, Raoul Peck, le réalisateur de Le Jeune Karl Marx, déclarait dans une entrevue que le “stalinisme” n’avait rien à voir avec le marxisme, et que “probablement, ces trois jeunes [Marx-Engels-Jenny Marx] auraient été les premiers exécutés dans les révolutions de types communistes”. Ainsi, on se demande pourquoi il fait, à la fin de son film, un montage d’archives mêlant Che Guevara (qui écrivait : “j’ai juré, devant un portrait de notre vieux et regretté camarade Staline, que je n’aurais pas de repos avant d’avoir vu ces pieuvres capitalistes exterminées”45) et Mandela (qui, même s’il n’était pas communiste, appartenait secrètement au SACP marxiste-léniniste6). Pour Peck, le marxisme réel existe-t-il ou pas ? Isole-t-il Marx et Engels au XIX ème siècle ou fait-il l’inverse ? Quant à Jean-Claude Barny, le réalisateur de Fanon, il aurait pu en théorie facilement et intelligemment faire écho aux pratiques néo-coloniales pratiquées par l’impérialisme français dans les DOM-TOM7, notamment à Mayotte, et parler de son attitude paternaliste vis-à-vis de l’Algérie. Sinon, c’est un peu comme si ces histoires étaient trop propres à leur époque, qu’elles ne débordaient pas, que leur révolte était contenue dans une capsule temporelle presque fermée sur elle-même. Les films sur le Che, par contre, réussissent plutôt à notre sens à identifier ouvertement les acteurs encore principalement responsables de la destruction du monde (l’impérialisme yanqui, le capitalisme, etc.), et donc pour cette raison, montrent une conscience matérialiste historique plus développée.
L’originalité de Fanon
Par souci de précaution, soyons clairs tant qu’il est encore temps : nous sommes au courant du fait que l’anticommunisme réformiste est monnaie courante dans les milieux artistiques, empreints d’idées petites-bourgeoises, et nous savons qu’il est très compliqué (voire impossible) de faire financer en pays capitaliste un projet cinématographique aux idées marxistes-léninistes. Nous sommes aussi conscient que le réalisateur moyen, en pays capitaliste, s’il exprime des opinions politiques à l’encontre de la doxa, encourt des risques pour sa carrière, qu’il n’envisage pas forcément dans la politique – ce qui est tout à fait entendable. En revanche, nous critiquons ici la marge de manœuvre réelle ou du moins, celle que l’on croit possible (en se basant sur notre culture et notre expérience professionnelle dans le milieu) pour ces films.
Cette dernière est non seulement inquantifiable (pour l’homme, pour l’instant), mais en plus elle demeure confrontée aux aspirations des producteurs de cinéma grand public, qui cherchent principalement à faire de l’argent, ou à répondre à un cahier des charges clairement idéologiques et/ou artistique. Le CNC (soutien du film et principale source de financement des films en France), par exemple, a pour réputation de rester “indépendant” si Dieu sait ce que cela veut dire ; pour autant, son directeur est systématiquement nommé par le Président de la République, en l’occurence Emmanuel Macron. Ce qui ne signifie pas que les films soutenus par le CNC soient macronistes, de droite, fascisant, ou quoi que ce soit – loin de là (bienvenue aux limites du structuralisme). Si le CNC possède cette aura si positive, c’est pour une raison légitime, qui fait aussi vivre le cinéma français et son pluralisme artistique. Mais cette accointance, surtout dans le cas de films grands publics comme Fanon, n’est jamais bonne à constater dans la mesure où l’on sait d’avance que le propos du film ne va pas choquer le spectateur moyen. Et dans notre cas c’est un problème de réalisme (le canevas du film repose en partie sur les écrits de Fanon et leur cohérence avec sa pratique, raison pour laquelle il compose avec le réalisme), sachant que Frantz Fanon est un auteur clivant capable d’écrire : “si les derniers doivent être les premiers, ce ne peut être qu’à la suite d’un affrontement décisif et meurtrier des deux protagonistes” dans Les Damnés de la terre. Cette radicalité n’est certainement pas anodine à notre époque où tout opprimé se révoltant, non-blanc qui plus est, se trouve frappé du qualificatif de “terroriste” (ce que relève le film), tant est si bien que c’en est devenu une tarte à la crème que croient remettre au goût du jour des films comme Voyage à Gaza (2024) de Pietro Usberti.
Inutile à notre avis de parler des opinions politiques et des différents parcours des boîtes de production (Special Touch Studios, WebSpider Productions), de co-production (Proarti), de distribution (Eurozoom) et des aides du films (France Télévisions, Canal+ Antilles et TV5MONDE), qui nous conduiraient assurément à nous perdre dans des dédales bien trop laborieux. Ce qu’il faut saisir, du moins, c’est l’idée globale qui sous-tend le procès de production capitaliste des films en France, et qui certes n’est pas opposée à la promotion de quelques films contestataires, mais qui est loin d’en faire un cheval de bataille (à l’heure où le monde bascule on peut dire que c’est un choix conscient), ou plus simplement qui est loin d’offrir la possibilité de dépasser la représentation des idées de la gauche institutionnelle. L’engagement de Fanon est ainsi représenté comme le film : grand public, classique (au sens artistique du terme).
Notons que cette restriction idéologique a pour effet d’influencer sa forme. Effectivement, le film répond à certains codes du téléfilm et du film (jeu d’acteurs parfois douteux, aucune prise de risque formelle, articulation étrange des dialogues réalistes et des dialogues dramatiques). Voila qui peut fédérer à peu près tout type de spectateur. Ce qui, aujourd’hui, signifie se standardiser et réduire ses possibilités de créativité artistique. C’est un peu dommage, quand on sait à quel point la vie de cet homme était exceptionnelle. Seule une petite partie de son histoire nous est dévoilée, sans que le réalisateur n’arrive à créer aucune tension chez le protagoniste. Non, Fanon a une volonté de fer qui ne flanche jamais ; Jean-Claude Barny le transforme en idole intouchable. Fanon travaille sur ses théories psychiatriques originales (qui sont faiblement traitées) dans son hôpital, chez lui il pense le colon et le colonisé, et même s’il soigne et coopère avec des moudjahidines du FLN, il n’a pas à s’inquiéter : comparés à ceux qui se font assassiner en pleine rue, le plus gros danger que Fanon doit affronter ce sont les remarques racistes d’un sergent français qu’il soigne. Si on ne connaît pas Fanon, on croit comprendre qu’il était une sorte de simple relais entre le monde colonial et le monde colonisé, deux mondes qu’il prétendait pouvoir soigner en même temps (et il y parvient dans le film), alors que non, en réalité il mettait clairement sa vie en danger, et cette tension réelle aurait pu nourrir le film. La lumière n’a aucune incidence sur le drame, ni même le son : tout coule tout seul et s’enchaîne au gré de scènes parfois légères avec son collègue Jacques Azoulay. Une des premières scènes, où Fanon arrive dans l’hôpital et fait littéralement entrer l’air et la lumière dans une pièce où sont enfermés des patients enchaînés, avec un découpage et un cadrage épiques crypto-chistriques, en dit également long sur la subtilité formelle du film, sur son jonglage entre drame, légèreté et description de la pensée de Fanon. Mais il faut tout de même souligner l’aspect politique du film et se réjouir qu’un tel thème soit abordé sur grand écran, car cela peut permettre à beaucoup de gens d’être introduits à la pensée décoloniale marxisante.
Maxime – JRCF
« Fanon » film français de Jean-Claude Barny. En salle depuis le 02 avril.
1 A l’occasion de la mort récente d’Yves Boisset, voir le Paroles de cinéaste dans lequel il raconte comment il a dû affronte la censure capitaliste : https://ok.ru/video/9623967238823
2 Disponible sur le site web de la jrcf à l’adresse suivante : https://jrcf.fr/2025/01/30/the-apprentice-critique/
3 https://www.initiative-communiste.fr/articles/prcf/apres-lassassinat-de-lenseignant-dominique-bernard-plus-que-jamais-combattre-tous-les-obscurantismes-pour-construire-lecole-des-lumieres-communes/
4 Machover, Jacobo, 2022. 4. De l’admiration pour Staline à la subordination devant Castro. In : La face cachée du Che. Paris : Dunod. EKHO, p.73-82. URL : https://shs.cairn.info/la-face-cachee-du-che–9782100834143-page-73?lang=fr.
5 Par ailleurs, Che Guevara cite Staline et ses Principes du léninisme (1924) dans ses Textes Politiques (2001), éditions La Découverte, qui regroupe les textes du Che de 1960 à 1967, soit bien après le rapport Khrouchtchev (1956).
6 Chloé Maurel, « Nelson Mandela était-il communiste ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 151 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 03 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/17918 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.17918
7 Voir https://www.youtube.com/watch?v=4N0OS2f4xVg Les derniers maîtres de la Martinique ?