Le mouvement social monte en Belgique. Voici des informations transmises par les camarades du PTB
Lundi, à Anvers, dans le Hainaut, dans le Limbourg et le Luxembourg, les militants du PTB ont rencontré des centaines de gens aux 314 piquets qu’ils ont visité. Des infirmières, des ouvriers du bâtiment, des enseignants, des travailleurs des chemins de fer, des dockers, des fonctionnaires, des travailleurs de la métallurgie, de la chimie et du secteur pétrolier, des jeunes ; mais aussi l’écrivaine Joke Van Leeuwen, le comédien humoriste Nigel Williams et la combattive rappeuse Slongs Dievanongs qui, avec 400 cyclistes du mouvement citoyen Hart boven Hard, étaient venus soutenir la grève. Aux piquets du port d’Anvers, j’ai vu beaucoup de monde, beaucoup d’ambiance et, surtout, beaucoup de détermination. La grève a été un succès. Tous les reportages et photos de cette journée de grève sont à découvrir ici.
« C’est une grève politique ! », a aboyé la députée N-VA Zuhal Demir à mon encontre lors d’un débat sur la chaîne de télévision anversoise. Mais oui, bien sûr ! Tout comme lorsque, dans le passé, le peuple est aussi descendu dans la rue pour la fin du travail des enfants, pour la sécurité sociale ou contre le Pacte des générations… Mais en fait, que veut-elle dire par là ? Qu’on ne peut pas mener des actions contre des mesures gouvernementales ? Que les syndicats, avec leurs plus de 3 millions de membres, n’ont pas voix au chapitre ? Que nous devons nous taire ? Voici ma réponse à Zuhal Demir.
En attendant le 15 décembre,
Peter Mertens, président du PTB
« Rejeter la grève générale en tant que « grève politique » n’est pas aussi innocent qu’il n’y paraît », écrit Peter Mertens dans sa carte blanche hebdomadaire parue sur knack.be. « Nous avons tout avantage à avoir des syndicats forts, telle est la leçon que l’on peut tirer de l’ère Thatcher et Reagan. »
« C’est une grève politique ! », a aboyé la parlementaire Zuhal Demir (N-VA) à mon encontre durant l’émission Wakker op Zondag (dimanche midi à la télévision anversoise ATV). « Parce que les grévistes font cela contre les mesures du gouvernement. » Demir est une bonne élève de De Wever. En effet, plus tôt dans la semaine, le Premier ministre de l’ombre avait déjà déclaré sur ATV que la grève du 24 novembre n’était pas « une action normale », mais une « action politique ».
Pour ce qui est de la « normalité » d’une grève générale, il nous faut retourner quelque peu dans l’histoire. Une grève pour obtenir des revendications particulières du gouvernement, qu’elle soit défensive (faire retirer certaines mesures) ou offensive (réaliser le progrès social) est, dans l’acception classique, une « grève politique ». La grève politique est un moyen d’action tout à fait légal et est reconnu dans le droit. Dans ce sens classique du terme, l’histoire sociale récente des pays européens est une succession de « grèves politiques ». C’est aussi le cas pour notre pays. En 1886 et 1887, pour l’interdiction du travail des enfants et la protection salariale ; en 1893, 1902 et 1913, pour le suffrage universel ; en 1936, pour le salaire minimum et les congés payés ; en 1955, pour la semaine de cinq jours ; en 1960-61, contre la Loi unique ; en 1982, contre les réductions salariales ; en 1983, contre le démantèlement des services publics ; en 1986, contre la plan de la Sainte-Anne (économies), en 1993, contre le Plan global (économies), et en 2005, contre le Pacte des générations (pensions). Le mouvement de grève d’aujourd’hui s’inscrit dans la même histoire sociale. Ce qui n’a en soi absolument rien d’anormal.
Réduire la démocratie au coloriage d’une petite boule
Si le Premier ministre de l’ombre évoque maintenant « une action politique » et insiste lourdement sur la différence avec « une action sociale normale », c’est qu’il lui donne à l’évidence une autre signification. L’idée qui émane de ces dires, c’est qu’on ne peut pas faire grève contre des mesures du gouvernement, et qu’on ne peut manifester son mécontentement que dans l’isoloir. C’est aussi l’idée introduite littéralement par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne : « Pas de grèves politiques contre des mesures gouvernementales. » La démocratie est alors réduite au coloriage d’une petite boule. Une fois le rideau de l’isoloir refermé, c’en est fini de toute voix participative dans la société. « Strong Governance », appelle-t-on ça aujourd’hui.
Dans une société démocratique saine, il existe une interaction dynamique constante entre le gouvernement et les contre-pouvoirs de la collectivité. Et là, je ne parle pas des 15.000 lobbyistes qui gravitent autour du Parlement européen pour modeler la législation selon leurs intérêts, ou de la politique de la porte tournante qui existe entre certains cercles politiques, économiques et financiers. Un petit siège dans un conseil d’administration par-ci, un autre mandat par-là. Non, il s’agit ici du contre-pouvoir d’en bas. Des organisations de défense du climat, associations culturelles, groupes d’action locale, comités de femmes, organisations de jeunes, travailleurs de quartier, associations où s’expriment des personnes dans la pauvreté, etc, etc. Des organisations qui ont une fonction importante de mégaphone pour de grands groupes de gens qui, autrement, ne seraient pas entendus. Et, s’il y a bien un groupe marquant, tant au plan historique qu’économique, ce sont les syndicats. Historiquement, ils se sont développés jusqu’à devenir les plus grandes organisations sociales du pays, avec plus de 3,4 millions de membres. Et ils disposent d’une force économique spécifique : ils représentent en effet les travailleurs qui produisent chaque jour la richesse de notre pays. Si ce groupe arrête le travail, la production de la richesse s’arrête également, et nous parlons alors de grève. Les syndicats et le milieu associatif critique jouent un rôle vital dans une démocratie vigilante, et c’est précisément ce rôle que la vision thatchérienne met sous pression.
Thatcher : « Renflouer son pays en mettant les syndicats hors-circuit »
Ce n’est évidemment pas un hasard si le discours sur les « grèves politiques » va parfaitement de pair avec la rhétorique de musèlement des syndicats. Celui qui peut faire taire le plus important contre-pouvoir de la société a le champ libre pour imposer une politique du haut vers le bas, sans tous ces moments « fastidieux », qui prennent « tellement de temps », consacrés à la concertation et à la négociation. Thatcher avait bien compris que les syndicats étaient la colonne vertébrale du contre-pouvoir. « There is no such thing as society, there are individual man and woman » (la société n’existe pas, il n’y a que des individus, hommes et femmes), disait la Dame de fer. Le pouvoir syndical a été cassé et les services publics ont été privatisés. Dans ses mémoires, Thatcher a elle-même écrit par la suite : « Renflouer son pays, cela ne peut se faire qu’en mettant les syndicats hors-circuit. (…) Nous devions attendre la révolte des 140.000 mineurs pour pouvoir atteindre cela. » Ce fut un moment de rupture en Grande-Bretagne, ce qu’on peut aussi constater dans toutes les statistiques.
Aujourd’hui, nulle part en Europe occidentale l’inégalité n’est aussi grande qu’en Grande-Bretagne. Dans leur étude innovante The Spirit Level, les chercheurs Richard Wilkinson et Kate Pickett montrent à quel point cette inégalité agit sur la société. Les deux chercheurs expliquent comment une société duale entraîne une augmentation des problèmes de santé mentale et d’usage de drogues, une baisse des soins de santé et de l’espérance de vie, une augmentation de phénomènes comme l’obésité et les grossesses d’adolescentes, ainsi qu’une croissance de la violence de rue et une augmentation exponentielle de la population carcérale. Celui qui pense pouvoir épargner sur les soins de santé, l’enseignement ou le tissu social peut bien également porter en compte le « coût social » de cette sorte d’évolution. Le profit à court terme disparaît dans le néant, avec la perte sociale à long terme. La « modernisation » prêchée s’avère plus tard être un énorme recul de la société. Le point-clé pour rendre ce changement de cap possible, ce sont les lois antisyndicales qu’a instaurées Thatcher après avoir cassé le syndicat des mineurs. Des lois antisyndicales qui ont toutes été instaurées au nom de la lutte contre les « grèves politiques ».
Une fois cassé le pouvoir des syndicats, c’est le fossé entre riches et pauvres qui s’élargit de manière exponentielle
Thatcher n’était pas la seule à avoir besoin d’un tel moment de rupture. On l’oublie souvent mais, aux Etats-Unis, la période néolibérale a commencé par une grande épreuve de force avec les syndicats. Lorsque, en 1981, 13.000 contrôleurs aériens se sont croisé les bras pour exiger de meilleures conditions de travail, Ronald Reagan est intervenu. Il a donné 48 heures aux grévistes pour reprendre le travail. Plus de 11.300 d’entre eux ont refusé de céder au chantage. La réponse a été sans précédent : le 5 août, Reagan a licencié tous les membres du syndicat des contrôleurs aériens (PATCO). Dix mille personnes ont été mises à la porte parce qu’elles étaient membres du syndicat et avaient fait grève. Ce fut un tournant dans les relations du travail aux Etats-Unis. Dès ce moment-là, le recul a commencé. Les accords d’entreprise ont été annulés ou sont devenus des accords de régression, le patronat a plongé en dessous du salaire minimum – déjà très bas –, les services publics ont été démantelés, on a assisté à une croissance sauvage de « jobs-hamburgers » sous-payés. Les résultats sont connus. Dans le pays le plus riche du monde, le fossé entre riches et pauvres est infiniment plus profond que le Grand Canyon. Pourtant, les Etats-Unis ont toujours une grande tradition syndicale et, dans les différents secteurs, il y a eu des syndicats forts jusque dans les années 1970. Une fois que cette force a été brisée, il n’y a plus eu de frein pour attribuer la richesse produite. Tant l’écart des revenus que l’écart de la fortune ont augmenté de manière exponentielle, ce que Wilkinson et Pickett démontrent par des tableaux dans leur ouvrage.
Les grévistes ont raison de refuser la société du « moi-moi-moi »
« Cela ne se passera pas comme ça chez nous », entend-on. Espérons-le. Si l’histoire néolibérale dans les pays anglo-saxons nous apprend quelque chose, c’est bien que la société dans son ensemble trouve son avantage dans des syndicats forts et combattifs. Et que nous avons tous intérêt à les soutenir dans des périodes comme celle que nous vivons aujourd’hui. Ce week-end, on pouvait lire dans la presse que jamais auparavant dans l’histoire il n’y avait eu autant de multimillionnaires qu’actuellement, également en Belgique. Le gouffre entre riches et pauvres ne cesse de s’agrandir. La politique de démantèlement des services publics, des crèches, des écoles, des transports publics, de soins de santé, de la vie culturelle ne fera encore que creuser ce gouffre. Les grévistes ont raison d’arrêter le travail, et de refuser cette société du « moi-moi-moi ». Une société dans laquelle le milieu associatif critique est réduit au silence et où on rogne les moyens d’action des organisations de travailleurs est une société qui est réduite à un jackpot pour le profit rapide des happy few. L’enjeu de la grève générale est d’empêcher cela, et de construire ensemble une société dont la solidarité est à nouveau la pierre angulaire.