Le PRCF, dont la route a initialement croisé celle de Jacques Damiani et du réseau de Fontenay – s’associe à l’hommage suivant, suite au décès de ce valeureux camarade.
Nous avons appris avec tristesse le décès de notre camarade Jacques Damiani, de la section du PCF de Fontenay-sous-Bois, ancien déporté-résistant, dans sa 91ème année, le 21 mars 2015.
La section du PCF Paris 15ème adresse ses condoléances à son épouse Maryse, à son fils Loïc et à toute la famille, ainsi qu’à ses camarades de Fontenay.
Nos anciens camarades déportés résistants côtoyaient depuis des décennies Jacques dans les mêmes associations. Il a été président l’ADIRP du Val-de-Marne. Mais c’est à partir de la fin des années 90 que nous nous sommes trouvés en situation de militer ensemble dans le PCF. Notre section et le Réseau des communistes de Fontenay qu’animait Jacques se sont retrouvés dans le refus de la « mutation » réformiste, du processus d’effacement et de liquidation de notre parti, imposés par la direction.
Nous avons pu apprécier la justesse de l’analyse de classe de Jacques et nous en inspirer. Nous avons pu admirer sa ténacité, sa détermination, sa rigueur d’analyse, également son humour particulièrement fin en toute circonstance.
Nous reproduisons ci-dessous une interview dans laquelle il relate plusieurs épisodes de son combat dans la Résistance. Sa personnalité, renforcée par son adhésion au PCF dès 1941, éclate déjà.
La déportation l’aura marqué à jamais. « Toute sa vie, il a fait des cauchemars de ce qu’il a vécu dans les camps. Il s’en est sorti grâce au militantisme. Il avait rencontré des communistes en prison et n’a cessé de militer depuis » relate son fils. Il est libéré à Dachau, après des passages dans les camps satellites d’Allach et d’Hersbrück, dans le coma, pesant 28 kilos, meurtri par les coups des SS.
Jacques a exercé d’importantes responsabilités à l’Union locale CGT de Fontenay ainsi que dans la section du PCF et dans la municipalité communiste. Nous laissons aux camarades de son entreprise et à ceux de Fontenay le soin de rappeler son action alors.
Toute sa vie, Jacques a été un révolutionnaire.
Un hommage sera rendu à Jacques DAMIANI, le lundi 30 mars 2015, à 14h30 au cimetière communal de Fontenay-sous-Bois, 116 boulevard Gallieni.
Témoignage de M. Jacques DAMIANI (repris du site de la Mémoire du Bataillon FFI d’Eysses)
Jacques DAMIANI, né en décembre 1924, est entré dans la Résistance à 16 ans. Début 1941, il tente de rejoindre le général De Gaulle en passant par l’Espagne. Arrêté, il est remis à la police française de la zone «libre» qui le transfère à Marseille. Après de nouvelles tentatives infructueuses pour rejoindre Londres ou Alger avec d’autres jeunes, il rentre à Paris.
Dans la capitale, il fonde un groupe de résistance avec quelques jeunes gens. Dénoncé, arrêté par la gendarmerie française, il est remis aux autorités allemandes et condamné par le tribunal militaire allemand de Saint Cloud pour menées et propagande anti-allemande, détention d’armes et attaque de locaux occupés par des organes de la Collaboration.
Emprisonné au Cherche-Midi, il fait une tentative d’évasion qui échoue. Transféré à la prison de Fresnes, il adhère aux jeunesses communistes dans la cellule qu’il partage avec d’autres jeunes militants. Transféré au fort de Villeneuve-Saint Georges, il s’évade en décembre 1941 et s’occupe de faire passer la ligne de démarcation (1942).
De nouveau arrêté dans la région de Tours, il parvient à s’évader. Ses parents, eux-mêmes actifs dans la Résistance (sa mère, membre de «Libération Sud» ravitaillent un maquis; son père organise celui de «la Bâtie Roland» tout en travaillant pour le B.C.R.A.), le font inscrire, avec son jeune frère, dans une institution privée de Montpellier pour qu’ils finissent leurs études. Refusant de se plier à la discipline de l’établissement, et notamment de chanter «Maréchal, nous voilà» au moment de l’envoi des couleurs, ils montent un nouveau groupe de jeunes qui donne des «volées aux élèves collaborateurs». Tous les membres de ce groupe participeront ensuite à la lutte contre l’occupant.
Au bout de quelques mois, alors que Jacques DAMIANI cherchait à entrer dans la Résistance locale, il est contacté par un F. T.P. et accepte «sans hésitation» d’entrer dans un groupe clandestin à Nîmes (fin 1942). Il prend le pseudonyme d ‘ «Alezan». Dans son groupe de trois, il est chargé, en raison de ses bonnes connaissances en chimie, de la fabrication des bombes et participe à de nombreux «attentats».
Arrêté chez un autre F. T.P. au mois de mai 1943, il est placé en détention provisoire à la prison de Nîmes où il tente, en août, avec deux autres jeunes, une évasion qui échoue. Présenté à la Section Spéciale de Nîmes le 5 novembre 1943, il fait l’objet d’une mesure d’expertise mentale confiée au professeur E. de la faculté de médecine de Montpellier ce qui conduit à le transférer à la prison de cette ville. Au cours d’une manifestation patriotique organisée par les détenus «politiques » de la prison de Montpellier, il sera blessé d’une balle au ventre.
Son affaire étant présentée de nouveau devant la Section Spéciale de Nîmes, le 20 janvier 1944, il est condamné à deux ans d’emprisonnement.
Transféré à la centrale d’EYSSES, il participe à la tentative d’évasion collective du 19 février 1944. Transféré à la prison de Blois puis au camp de Compiègne, il est déporté à Dachau (convoi du 2 juillet 1944 qui acquerra le surnom de «train de la mort» parce qu’après quatre jours de transport, 980 personnes sont mortes). Déporté ensuite à Allach, puis à Hersbrùck, il est affecté dans ce camp au Sonderkommando (Commando des morts).
Déporté de nouveau à Dachau par les nazis qui fuient Hersbrùck devant l’avancée des troupes soviétiques (ils craignent d’être arrêtés par l’armée rouge et maltraités par elle), Jacques DAMIAN1 est libéré avec les autres survivants du camp par les troupes américaines le 29 avril : il fait partie des quatre survivants français d’Hersbrûck.
Soigné à l’hôpital américain parce qu’il a contracté le typhus trois jours après la libération du camp, il passe son temps de convalescence au bord du lac de Constance, il rentre en France le 15 juillet 1945.
Jacques DAM1ANI a exercé son activité professionnelle dans le domaine de la physique nucléaire.
Question : Pouvez-vous me parler de l’organisation de la Résistance F.T.P. et de votre rôle dans celle-ci ?
Réponse : Dans les F.T.P., il y a deux formes d’organisation : les «clandestins», qui fonctionnent en «trio», et les «légaux».
Les groupes de trois comportaient : le «politique» – dans mon cas, c’était mon camarade Jacques P. -, le «commissaire aux effectifs» – celui qui recrutait -, et le «technique» chargé des explosifs – c’était mon rôle.
Seul le «politique» était en contact avec l’échelon supérieur, et ainsi de suite. Cela évitait les chutes en cascade en cas d’arrestation.
Les «légaux» restaient chez eux, exerçaient leur métier. Mais on pouvait les mobiliser pour les opérations d’envergure.
Les clandestins se fondaient dans la population. Moi, je louais une petite chambre chez l’habitant, et tous les matins, je faisais comme si j’allais à l’Université. Je laissais des devoirs inachevés sur mon bureau. Et puis en fait, j’allais poser des bombes.
Les explosifs nous étaient fournis, souvent amenés par des femmes, avec le reste de l’intendance. C’est qu’à l’époque, tout était contingenté. Il fallait des bons de ravitaillement pour tout. Pour le clandestin, une des choses importantes était d’être toujours bien habillé parce que, dans une rafle, ça permet d’être moins suspecté. Un seul des trois allait au rendez-vous pour le ravitaillement avec «l’intendance». C’était dramatique de louper le rendez-vous, parce qu’alors, on n’avait plus rien. Combien de fois avons-nous dû sauter le repas faute d’argent ou de tickets d’alimentation parce que le rendez-vous avec le contact n’avait pu avoir lieu !
Pour en revenir aux explosifs, il fallait faire preuve, en tant que «technique» d’ingéniosité. On n’avait pas beaucoup de matériel. En 1943, il ne fallait pas compter sur un parachutage – il y en avait encore peu et quand il y en avait, ça n’était pas pour les F.T.P. qui étaient trop près du P.C.F. aux yeux de Londres et qui, de plus, pratiquaient la guérilla.
C’était surtout l’O.R.A. qui en recevait, mais il y a eu des problèmes dans le Gard entre les quelques maquis de l’O.R.A. et les F.T.P. Les dépôts d’armes de l’O.R.A. tombaient souvent aux mains des allemands…
Pour nous défendre, nous avons débuté en tout et pour tout avec un petit 6, 35 mm et quatre cartouches. Pour trois. Il était très joli d’ailleurs ce petit pistolet, avec sa crosse en nacre. Idéal pour un sac de dame. Nous n’avons jamais eu de plastic ou de crayons détonateurs. Il fallait se débrouiller. Notre arsenal se composait de quelques bâtons d’explosifs provenant des mines d’Alès, de détonateurs et d’une trentaine de centimètres de cordon Bickford.
Le problème avec ces explosifs, c’est qu’ils sont fusants et qu’il faut une compression pour que ça explose. Dans les mines, ils percent un trou dans la roche et ils tassent les bâtons d’explosif pour que la roche saute. C’était difficile d’obtenir une compression suffisante quand on voulait faire sauter un local ou une voiture. C’est la raison pour laquelle on devait les mettre dans un (….). Il y avait un autre système avec (…….) en lui faisant subir une réaction exothermique pour obtenir son explosion. Pour cela, j’ai pu récupérer du (….).
Sur la photo que vous me montrez, c’est une bombe que j’ai fabriquée avec (…..) Pour que ça saute, il suffit de la retourner.
Question : Celle que je vous présente n’a pas explosé. Le GMR qui l’a ramassée dans la rue a dévissé le tube et il ajoute, dans le procès-verbal, qu’il a entendu : «psschit», et qu’il l’a plongé dans l’eau…
Réponse : II a eu de la chance car c’est le contact de l’eau sur le (….) qui déclenche l’explosion de la poudre. D’habitude ça sautait bien. Je ne sais pas pourquoi celle-ci n’a pas explosé.
Question : Ce système de bombe à retournement est très complexe. Vous aviez sûrement de très grandes connaissances en chimie ?
Réponse : A l’époque, j’étais fasciné par la chimie. Avant-guerre, je fabriquais les feux d’artifice du 14 juillet pour la rue où nous habitions. Alors, j’avais quelques notions.
II fallait absolument économiser le cordon Bickford. On n’en avait pas beaucoup. J’utilisais de (…..)
Une fois, j’ai fait des bombes avec une amorce en (……). On avait attendu la nuit pour aller sur le parc de stationnement «Magaille» à Nîmes, où il y avait des voitures allemandes. On a accroché la bombe au réservoir d’essence. Dans la nuit noire, il a fallu que je gratte trois allumettes avant que le ruban ne s’enflamme. Cela a attiré l’attention de la sentinelle – le parc était gardé. On a bien failli se faire avoir parce qu’en explosant dans l’essence, le mélange magnésium-aluminium a éclairé comme en plein jour. On s’est enfui sous le sifflement des balles. Après on a décidé d’opérer en plein jour. C’était moins dangereux. Quand ça a été la saison des cerises, on a caché les bâtons d’explosifs, dans un sac en papier, sous les fruits. On passait à bicyclette et quand on voyait quelque chose à faire sauter qui pouvait nuire aux nazis, avec notre cigarette, on allumait la mèche. J’avais calculé la longueur des mèches lentes pour qu’aucun passant ne puisse être blessé. On avait environ 20 secondes pour nous éloigner en vélo.
En tout, il n’y a eu qu’un seul blessé pour toutes les bombes posées. Il a eu le tympan crevé quand on fait sauté une voiture civile allemande, près de Courbessac.
Un jour, alors que nous avions touché une livraison d’explosifs plus importante, on a fait sauter dans Nîmes une quinzaine d’objectifs, en particulier des voitures et des camions de l’occupant. Il nous est arrivé de croiser plusieurs fois la feldgendarmerie qui allait constater les dégâts. Etant donné la nature de nos explosifs, on ne pouvait pas faire de gros dégâts, mais on mettait les véhicules hors d’usage. L’objectif était surtout de harceler les nazis et pour le coup, c’était assez réussi. Et puis, l’impact sur la population était formidable. «La Résistance avait investi la ville». On espérait que ça allait les inciter à participer à la lutte contre l’occupant. Et puis, qui pouvait imaginer que ces multiples attentats étaient l’œuvre de trois jeunes gens «insouciants» profitant sur leurs bicyclettes d’une belle journée ensoleillée ?
Question : Comment avez-vous été arrêté et que s’est-il passé ensuite ?
Réponse : J’ai été arrêté chez Arthur G. et sa femme, à Nîmes. G. était un «légal». Cette «planque» m’avait été donnée après la blessure de notre politique, alors que j’attendais de nouveaux papiers et une nouvelle affectation. Le jour où l’on est venu les arrêter, on faisait des crêpes en écoutant Radio-Moscou. On n’a jamais mangé ces crêpes… Les brigades spéciales antiterroristes ont fait irruption dans la pièce. G. avait noté sur carnet, pratiquement en clair, tous les attentats commis dans la région. Les miens, avec ceux des autres. Evidemment, ils ont trouvé le carnet. Ce n’était pas très prudent d’avoir tout noté. J’ai passé plusieurs jours au commissariat entre les mains des brigades spéciales. Le contact était particulièrement brutal : j’avais les mains menottées et attachées au-dessus de la tête par un cordage suspendu au plafond. Il m’était impossible d’éviter les coups. Ce premier interrogatoire a été une mise en train pour ces sbires : j’en suis sorti tuméfié. Le commissaire M. , qui m’a arrêté avait embauché des droits communs dans ses brigades spéciales pour faire la besogne, nous arrêter, nous interroger… Ces tortionnaires faisaient en plus main basse sur tout ce qui avait de la valeur au cours des perquisitions. C’est comme ça que j’ai vu arriver l’un de ces «inspecteurs» vêtu de mon plus beau costume, pour venir m’interroger de façon musclée. Un coup de matraque m’ayant enfoncé les dents de devant, j’ai dû passer une partie de la nuit à les redresser afin de pouvoir fermer la bouche. Les jours suivants, j’ai appris que G. s’était ouvert le crâne en se jetant la tête la première sur le bord d’un bureau métallique pour arrêter de souffrir de leurs sévices. La suite des interrogatoires m’a paru moins pénible. L’accoutumance, peut-être. C’est par un inspecteur qui me conduisait à l’interrogatoire qui m’a appris la mort de mon «politique», mon camarade Jacques P. L’inspecteur m’avait demandé si je parlais anglais. J’ai fait un geste de la main pour dire que je le comprenais un peu. Il m’a alors glissé à l’oreille : «Your friend is dead.»
P. avait été gravement blessé, d’une balle au ventre, par des soldats allemands à Montfrin, lors d’une attaque de chenillette. Je l’ai fait examiner par le Dr. V. de Remoulins qui l’a fait hospitaliser. Nous avions convenu, en prévision d’interrogatoires, d’invoquer un accident avec un vieux revolver trouvé sur les bords du Gardon où nous allions nous baigner et je suis parti. Je ne l’ai plus revu.
Lorsque j’ai appris la mort de P., qui était le seul lien permettant de remonter la filière de l’organisation, j’ai rétracté une partie de ce que j’avais dit auparavant j’avais reconnu une bonne part des attentats pour que les recherches s’arrêtent. Après la mort de P., j’ai nié ma participation à certains attentats pour éviter d’avoir une peine trop lourde.
La prison de Nîmes, où je fus placé en détention préventive, m’a vu arriver en mauvais état. C’était une prison vétuste, aux murs épais, infestée de punaises, située en face des arènes : un véritable pourrissoir pour les jeunes délinquants avec lesquels j’ai été incarcéré parce qu’une fois de plus, j’étais avec les J3.
Sur trente jeunes, nous étions deux «politiques» : un jeune de Tournon, qui appartenait aux jeunesses communistes et moi. La première nuit, en remontant d’un interrogatoire, je ne pensais qu’à sombrer dans le sommeil sur le lit qu’on m’avait désigné pour oublier la douleur des coups reçus. Je ne tardais pas à tomber dans une lourde somnolence. C’est alors que les droits communs ont voulu me faire la plaisanterie classique du papier à cigarette, entre les orteils, qu’on allume. Sauf que là, en guise de papier à cigarette, ils avaient mis du papier journal plié en plusieurs épaisseurs. Je me suis réveillé en sursaut, méchamment brûlé avec des cloques aux pieds. Je suis entré dans une colère noire. J’ai attrapé une bouteille d’eau et j’ai tapé au hasard sur les jambes de ceux qui faisaient semblant de dormir et je leur ai dit que je casserais la tête du prochain «plaisantin», s’il y en avait un. J’ai clairement marqué, ainsi, la différence entre les politiques et les «droit commun». Je n’ai plus jamais été victime de leurs agissements.
Avec l’autre «politique» et un droit commun, prévenu pour abandon des chantiers de jeunesse, nous avons tenté une évasion le 12 août. Le jour «J», on est tombé sur le surveillant C. qui était de service ce jour-là. Ce n’était pas de chance que cela soit tombé sur lui parce qu’il était très « plan-plan ». On lui avait même donné le surnom de «le Lion». Pendant environ quinze jours, nous avons été battus aux trois relèves. L’un des gardiens y a gagné une médaille que ma mère, du comité d’Epuration de Remoulins, lui a fait retirer à la Libération. Elle l’a également fait chasser de l’Administration pénitentiaire.
Question : Comment s’est passé la première audience – celle qui a abouti à votre examen mental – et comment avez- vous ressenti cette mesure ?
Réponse : Je sais que je suis passé après l’affaire d’un homme qui comparaissait pour détention d’explosifs. J’ai trouvé sa défense très ingénieuse : il a dit qu’il se servait de nitrate d’ammoniaque pour fertiliser son jardin ! On était dans une salle assez grande. Et puis, quand ça été mon affaire, mon avocat a tout de suite proposé qu’on me soumette à un examen mental. Comme je n’avais jamais vu mon avocat, qui n’avait pas cherché à me rencontrer pour préparer ma défense, j’ai été le premier surpris de ce qu’il a demandé à la cour. Si j’avais su qu’il proposerait cela, je n’aurais jamais accepté. Au cours de l’audience, on ne s’est pas adressé à moi une seule fois. Leurs propos, très techniques, me paraissaient embrouillés. Je me souviens que le Procureur n’avait pas l’air de s’intéresser à la discussion. Le président et mon avocat parlaient beaucoup. Finalement, les juges ont accepté l’expertise et j’ai été transféré à la prison de Montpellier. Au bout de plusieurs jours, le Pr E. est venu à la prison. Il m’a examiné et n’a pas du tout été dupe sur mon cas. Il m’a proposé de me faire interner à l’asile de Fondarel, pour me protéger. Mais j’ai eu peur de me retrouver chez les fous et de ne pas pouvoir en sortir facilement. Remarquez, j’ai eu tort parce qu’un mois et demi après sont arrivés à la prison de Montpellier le surveillant-chef de Fondarel et des soignants, qui avaient été découverts dans leurs activités de F.T.P.
A Montpellier, la prison était bien plus récente que celle de Nîmes et bordait les jardins du «Peyrou», dans lesquels la population venait souvent se promener. Les politiques avaient réussi, toutes tendances politiques confondues, à être installés dans des cellules contiguës au deuxième étage. Dans la mienne, nous étions cinq. La Résistance à l’intérieur de la prison était intense : il faut dire que le parti communiste y était organisé avec une direction formée de militants aguerris. Nous avions un certain poids face à la direction dans la mesure où, fin 1943, les actions des maquis à l’extérieur nous permettaient de voir nombre de nos revendications satisfaites.
Notre activité se partageait entre la préparation de la « radio » du soir, la recherche de moyens d’évasion et le suivi de nombreux cours (Histoire, Philosophie…)
La «Radio» que nous avions créée («Radio-Liberté») consistait en la chose suivante : l’un de nous montait sur les épaules d’un plus costaud et, au travers des barreaux du vasistas nous crions notre émission : «La voix des patriotes enchaînés», diffusant des nouvelles de l’avance des armées alliées, des actions de la Résistance et exhortant la population à résister à l’occupant et à ses valets collaborateurs. Toute la prison l’écoutait, mais aussi les promeneurs des jardins du Peyrou.
Un soir, alors que des GMR voulaient entrer dans la cellule en pleine nuit pour transférer deux de nos camarades, nous nous sommes barricadés, trouvant cette intrusion nocturne suspecte, et nous étions prêts à en découdre pour les empêcher d’emmener nos amis. Assommé par un GMR j’ai été traîné, inconscient, dans une cellule de «droits-commun». Il y eut alors un grand raffut et ils entendirent chanter «La Marseillaise». Ils se sont habillés, croyant à une action du maquis venant libérer les prisonniers. Quand ils m’ont vu évanoui dans leur cellule, ils ont compris et se sont recouchés.
Quand je suis revenu à moi, j’ai arraché les montants du châlit et défoncé, au travers des barreaux de la porte de fer, la deuxième porte, en bois, qui nous séparait de l’extérieur. Tous les autres politiques en avaient fait autant et nous avons pu communiquer. Le lendemain, le directeur de la prison est venu inspecter les dégâts. J’ai profité de son passage devant les barreaux de la porte de ma cellule pour l’agripper par le cou et le menacer des pires représailles de la Résistance contre lui et sa famille s’il persistait dans son attitude de collaboration. J’étais bien loin de pouvoir mettre à exécution mes menaces, mais l’effet d’intimidation avait porté. Aucun des gardiens n’avait réagi pendant que je tenais le directeur par le cou. Ils avaient tous très peur de ce petit bonhomme. Je n’ai jamais compris pourquoi il les intimidait tant. J’avais exigé à ce que l’on me remette avec mes camarades. Nous avons eu gain de cause et aucune sanction n’a été prise. C’est comme ça que j’ai acquis une réputation, totalement imméritée, de «chef résistant». Remarquez, ça m’a bien servi parce que, quand j’ai été transféré de nouveau à la prison de Nîmes, en attendant que l’on statue au fond sur mon affaire, j’ai eu droit à un traitement de faveur. Le petit bonhomme qui dirigeait la prison de Montpellier était également le directeur de la maison d’arrêt et de la prison centrale de Nîmes. En janvier 1944, il faisait si froid que j’ai menacé de faire la grève de la faim si on me laissait dans ce cachot.
Le surlendemain, à mon grand étonnement, j’ai vu qu’on montait un poêle dans ma cellule. Et tous les jours, on m’a apporté un sceau de charbon ! C’était un véritable luxe et les gardiens qui venaient également m’apporter le journal tous les jours, en profitaient pour se chauffer au poêle, au prétexte que je n’avais pas le droit de garder le journal et qu’ils allaient attendre que j’ai fini de le lire ! C’est qu’ils n’avaient pas de chauffage, eux.
Question : Pouvez-vous me parler de la deuxième audience, celle qui vous a abouti à votre condamnation à deux ans de prison ?
Réponse : Lorsqu’on m’a fait sortir de ma cellule, j’ai pensé que j’allais comparaître devant la Section Spéciale qui devait trancher mon affaire au fond. Je suis arrivé dans une petite salle d’audience et j’étais bien décidé à une chose : avoir le dernier mot. A cet effet, j’avais répété à Montpellier pendant plusieurs jours avec un camarade mélomane «La Marseillaise» au grand agacement de mes compagnons de cellule, parce que je chantais particulièrement faux. Je savais par cœur toutes les strophes. J’avais pris la précaution, lorsqu’on m’avait amené dans la salle de m’accrocher avec les menottes à la barre. Lorsque le président a voulu commencer l’audience et a dit : «Vous comparaissez pour.. » je ne l’ai pas laissé aller plus loin et je lui ai déclaré, en parlant très haut, que je ne reconnaissais pas leur Tribunal, que je ne rendrais compte de mes actes que devant le gouvernement provisoire de la République française actuellement installé à Alger. J’ai ajouté qu’eux – même devraient répondre devant un tribunal populaire de leur collaboration au service de l’ennemi. Le président s’est mis à crier : «Gardes, emmenez-le ! Emmenez-le !» mais je me suis arc-bouté sur la barre et répondant par des ruades aux empoignades des gendarmes, j’ai chanté de toutes mes forces une Marseillaise particulièrement juste :
«Tremblez tyrans et vous perfides,
L’opprobre de tous les partis.
Tremblez ! Vos projets parricides
Vont enfin recevoir leur prix.
Tout est français pour vous combattre
S’ils tombent nos jeunes héros
La France en produit de nouveaux
Contre vous tout-prêts à se battre !
Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons ! …»
J’ai alors vu la fuite des juges et c’est en traversant le hall du Palais que j’ai pu terminer plus tranquillement mon exercice de chant. Arrivé à la prison, qui était attenante au tribunal, j’ai dit aux gardes: «Rappelez-vous comment se conduisent les patriotes enchaînés !» et la porte de la cellule s’est refermée sur moi.
A dire vrai, j’étais très content de moi : les leçons de chant avaient porté leurs fruits.
Mais je viens de comprendre, à l’aune de ce que vous m’avez révélé sur mon affaire, que ce n’est pas devant les magistrats de la Section Spéciale que j’ai comparu. Pourtant, tout pouvait me le faire croire… Lorsque j’ai été amené de la prison au Palais de justice, je suis resté rêveur en constatant le déploiement de force qui entourait mon transfert. J’avais acquis une réputation de personnage dangereux que je ne soupçonnais pas. Il y avait huit gendarmes à mes côtés, des GMR avaient été postés au sommet des arènes, ce qui leur permettait de surplomber la prison. En réalité, j’ai été déféré devant une instance de droit commun qui statuait sur ma tentative d’évasion ratée (audience du 28 janvier 1944). L’arrêt prononcé le 21 janvier par la Section Spéciale qui aboutit à ma condamnation à la peine de deux ans d’emprisonnement pour les divers attentats retenus à ma charge, a été rendu en mon absence. Je n’ai d’ailleurs compris que j’avais été condamné que lorsqu’un gardien de la prison m’a annoncé que j’allais recevoir la visite du coiffeur. Seules les personnes déjà condamnées devaient être tondues et abandonner leurs vêtements civils pour des droguets de bure. Ma réaction a été immédiate : j’ai mis à chauffer le tisonnier dans le poêle – dont je vous ai parlé – et c’est avec cette arme incandescente que j’ai reçu le détenu qui faisait office de coiffeur et le gardien qui l’accompagnait. Bien décidé à ne pas me laisser faire, je les ai si bien menacés qu’ils ont dû battre en retraite. Il n’y eu pas d’autre tentative et c’est avec mes cheveux intacts et en vêtements civils que j’ai été transféré à Eysses…
Question : Les magistrats de la Section Spéciale ont, semble-t-il, pris en compte votre jeunesse pour ne prononcer à votre encontre qu’une peine assez faible au regard des faits qui vous étaient reprochés. Que pensez-vous de cette sanction ?
Réponse : Cela ne changeait rien de prononcer une peine élevée ou faible. Tout le monde savait que nous finirions déportés. Ce n’était un secret pour personne. Nous – mêmes, nous le savions alors comment les magistrats auraient pu l’ignorer ? De toutes façons, tout le monde savait que les allemands viendraient nous prendre sitôt notre peine purgée et là… Mais je constate qu’effectivement la peine prononcée par la Section Spéciale à mon encontre a été assez faible. En effet, en 1947, j’ai eu accès à mon dossier judiciaire et j’ai vu que pour la tentative d’évasion, j’avais été condamné à six mois de prison, alors que pour les attentats, j’ai été condamné à 2 ans… Mais bon, six mois ou deux ans, cela ne nous empêchait pas d’être déportés…
Question : Ensuite vous avez été transféré à Eysses…
Oui, quelques temps après, j’ai été transféré à la Centrale d’Eysses, où j’ai d’ailleurs retrouvé certains de mes camarades de la prison de Montpellier. Lors de la révolte du 19 février, j’étais enfermé au quartier cellulaire car lors de la réception de mon dossier, l’administration avait jugé prudent de me retirer des préaux communs. Lorsque la révolte a éclaté, je ne sais pas qui m’a fait sortir ni comment je suis sorti. J’entends encore le bruit des vitres qui tombaient sous la coursive de l’impact des balles et du bruit sourd de l’éclatement des grenades contre les miradors…
Lors de la répression de l’insurrection, j’ai été de nouveau expédié au quartier cellulaire parce que, quelques jours avant, j’avais éclaté de rire à la face du directeur de la centrale, le milicien SCHIVO. Au cours de la promenade, il nous faisait marquer le pas en scandant «Droite, gauche, droite …» Son attitude m’a parue tellement grotesque que je n’ai pas pu m’empêcher de rire…
C’est en cellule que j’ai entendu fusiller nos douze camarades, blessés lors du soulèvement. La Marseillaise, une phrase criée par B., la salve des GMR et puis, les douze coups de grâce…
La centrale a été évacuée en direction de Compiègne. Pour les 48 otages restant dont je faisais partie, le transfert a eu lieu quelques jours plus tard, en autocar, jusqu’à la prison de Blois puis au «petit camp» à Compiègne.
Le 2 juillet 1944, nous avons été déportés par le «train de la mort» à Dachau. Sur 2521 déportés, 984 étaient morts à l’arrivée à Dachau. Dans le wagon dans lequel je me trouvais, où nous étions 110, il n’y a pas eu de morts mais il a fallu en assommer qui devenaient fous. Le premier qui est devenu fou, ça a été un chef de gare qui voulait faire repartir le train – qui s’arrêtait souvent, pendant plusieurs heures. Il marchait sur les autres. On l’a assommé. Nous avons imposé une discipline stricte : une partie des prisonniers s’asseyait et les autres restaient debout, et ensuite on faisait un roulement. Voilà sans doute la raison pour laquelle il n’y a eu de mort dans ce wagon…