Le Mouvement des Non Alignés (MNA), à l’origine duquel on trouva Tito de Yougoslavie, Nasser d’Egypte, Nkrumah du Ghana, Nehru de l’Inde, Sukarno d’Indonésie, Bandanaraïke du Sri Lanka, bientôt rejoints par Fidel Castro de Cuba et bien d’autres personnalités progressistes du tiers-monde constitua en 1961 un évènement international bouleversant la donne d’une époque, celle d’après-guerre dominée par les blocs. Le mouvement des indépendances bousculait l’ordre des choses !
Après le triomphe de la Révolution cubaine, Ernesto Che Guevara, son émissaire auprès de ces pays entrés en résistance, chercha auprès d’eux les alliances et les solidarités nécessaires afin de poursuivre la lutte qui avait conduit à une défaite historique de l’impérialisme US en Amérique Latine(1). En 1979, dans la foulée, le MNA dans sa « Déclaration de La Havane » rappela utilement et clairement que le Mouvement devait promouvoir le combat contre l’impérialisme, le colonialisme, le néo-colonialisme, le racisme, contre toutes les formes d’agression étrangère, de domination, d’interférence, d’hégémonie. Le MNA devait agir pour garantir l’indépendance nationale, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité. Cette vision et ces principes constituaient une rupture avec ce qui caractérisait les relations internationales à cette époque. Pour ces pays, ils sont 120 aujourd’hui plus 17 pays observateurs, lutter pour le nouvel ordre économique international, le désarmement et la paix étaient au centre de leur démarche. Presque 55 ans après, ces objectifs demeurent plus que jamais d’actualité.
Au coeur de cette problématique, on trouve le droit au développement. Un groupe de travail intergouvernemental de l’ONU s’en préoccupe et impulse sa mise en œuvre concrète. En 15 ans, il a à son actif de nombreux documents qui contribuent à l’impulsion de ce droit fondamental qui est celui du développement comme droit de l’homme. Comme on peut se l’imaginer, les Etats-Unis et les principaux pays occidentaux, comme ceux de l’Union européenne, s’opposent farouchement à ces exigences jugées légitimes par les pays du Sud.
Depuis 2011, ce groupe de travail est présidé par la Sri Lankaise Tamara Kunanayakam, une économiste spécialiste des problèmes de développement, sujet auquel elle a consacré plusieurs ouvrages(2). Celle-ci, après avoir été longtemps une fonctionnaire des Nations Unies, avait démissionné du fait de la réforme de cette institution voulue par les Occidentaux et de l’instrumentalisation consécutive de l’ONU par les USA et leurs alliés(3). Après avoir été Ambassadeur à Cuba et auprès d’autres pays de l’ALBA, Tamara Kunanayakam est devenue en 2011 Représentante permanente et Ambassadeur du Sri Lanka à Genève auprès des Nations Unies, poste diplomatique qu’elle a quitté en 2012. Depuis cette date, elle préside le Groupe de travail sur le droit au développement comme experte indépendante. Elle est présentée à cette fonction par le MNA et non pas comme la représentante du Sri Lanka. Depuis quatre ans, elle y est réélue, chaque fois brillamment. Le Groupe de travail intergouvernemental sur le droit au développement dépend du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU.
Or, de manière totalement inattendue et quelques heures avant la réunion annuelle du Groupe de Travail, le Sri Lanka, membre fondateur du MNA, a annoncé qu’il ne soutiendrait pas la candidature de Tamara Kunanayakam. Aucune explication n’a été donnée, sinon qu’il s’agit d’une décision prise par le nouveau Ministre des Affaires étrangères du Sri Lanka, Mangala Samaraweera, connu pour ses positions ouvertement pro occidentales. Celui-ci entend prendre ses distances avec la Chine, principal partenaire du Sri Lanka, et s’aligner sur les politiques de Washington et de Bruxelles. Depuis l’élection du nouveau pouvoir à Colombo, ce dernier entend totalement aligner la politique étrangère du Sri Lanka en fonction des exigences géopolitiques des Etasuniens pour qui l’Ile représente un enjeu stratégique de première importance face à la montée de la Chine qu’il lui faut contenir mais également de l’Inde et de la Russie.
« La nouvelle route de la soie » que ces nations eurasiatiques entendent promouvoir dans les prochaines années constitue un enjeu qui déterminera durablement les rapports de force au plan international. La prochaine visite de John Kerry à Colombo illustre s’il le fallait la volonté de mettre un pied, sinon les deux, au Sri Lanka et obliger ce pays à renoncer à sa souveraineté au nom de la sécurité nationale des Etats-Unis. D’ailleurs, on vient de remarquer à ce sujet que dans un de ses discours au Parlement, Mangala Samaraweera n’a pas hésité à affirmer que « le principe de souveraineté était obsolète dans le monde d’aujourd’hui ». Le Sri Lanka dispose avec Trincomalee du plus grand port en eau profonde de l’Asie du Sud-Est. La 7eme flotte des USA aimerait pouvoir en disposer après Diego Garcia. Le Sri Lanka, c’est aussi les couloirs maritimes les plus importants de cette région qui voient passer 50% du trafic mondial pétrolier et 70% de celui des containers. D’où toute l’importance de ce pays pour Obama et sa stratégie de « Pivot Asia » qu’il considère comme la nouvelle priorité de sa politique étrangère.
Pour Colombo et Washington, il s’agit donc d’affaiblir et de diviser le MNA dont de nombreux pays de la région sont membres, y compris parmi les premiers fondateurs du Mouvement. La mission de Colombo est donc de jouer le rôle d’un « cheval de Troie » au service de l’impérialisme. Dans ce cadre, le torpillage du Groupe de travail sur le Droit au développement est apparu comme une nécessité impérative. Ceci peut jouer le rôle de levier.
Le MNA est aujourd’hui présidé par l’Iran, et il le sera en 2015 par le Venezuela. Il est donc sous la pression et le chantage de Colombo et de Washington. En maintenant et contre toutes évidences sa position de blocage, Washington par Sri Lanka interposé veut faire voler en éclats l’unité du MNA. Ce dernier veille en effet depuis toujours au consensus et à la cohésion de ses membres, et il ne pourrait supporter qu’un seul pays fasse défaut !
De ce fait, la situation est paradoxale. D’une part les pays du tiers-monde ont besoin de ce groupe de travail qui, après des années de dysfonctionnements, est de nouveau sur les rails à la satisfaction générale, mais, d’autre part, les hésitations du MNA et son absence d’initiative politique le place sur la défensive en prenant le risque de remettre en cause le travail accompli. Mais le paradoxe est double, car en sombrant dans la confusion, c’est le statut et l’unité même du MNA qui sont menacés, faisant ainsi la part belle aux pays occidentaux ravis de voir le MNA assumer seul la responsabilité d’un double échec. On est loin de la Présidence cubaine de 2006 qui avait redonné un sens à l’action du MNA après les bouleversements découlant de la disparition de l’URSS et d’une modification sensible du rapport des forces internationaux. En laissant le champ libre aux manipulations, aux intérêts égoïstes de quelques-uns, en affadissant ses positions, le MNA va-t-il assumer un fiasco de son propre fait et devant l’histoire, en tombant dans le piège que lui a tendu l’impérialisme ? C’est bien là le signal d’un avis de tempête dont il s’agit et qui peut avoir des conséquences sur l’avenir du MNA.
La bataille est donc engagée tout à la fois pour assurer la continuité du Groupe de Travail sur le droit au développement que préside Tamara Kunanayakam connue comme une militante indépendante et pour ses positions anti-impérialistes, mais également pour faire échec à cette forfaiture contre le MNA. Au Sri Lanka, de nombreuses personnalités prennent positions et appellent au soutien à Tamara Kunanayakam et à l’unité du MNA. De nombreux pays s’expriment également en sa faveur. Le gouvernement et le Président sri lankais sont donc interpellés publiquement.
La montée spectaculaire des inégalités au plan international exige que le droit au développement soit mis en œuvre !
De nombreux économistes le savent pertinemment(4), notre ignorance des pays pauvres, notre inculture écologique et la force des intérêts matériels de certains empêchent de voir que nombre d’actions menées en particulier dans les pays riches se réduisent à des suppléments d’âme. Cela est extrêmement dommageable pour les pays les plus pauvres. Par exemple, nombre d’arbitrages budgétaires dans les pays du Nord font le choix de financer l’agriculture avec pour résultante que les vaches « reçoivent » deux dollars US et demi de subventions par jour, soit un revenu plus élevé qu’un habitant sur trois de la planète. Sachant que le total de ces subventions à l’agriculture dans les pays riches équivaut à six fois le montant de « l’aide » qu’ils accordent aux pays pauvres.
Il reste que, précisément parce qu’elles sont massives, ces inégalités planétaires sont difficiles à décrire et à penser. Il existe certes des chiffres sur les inégalités de revenus ; et ils sont brutaux : par exemple, le rapport de l’APSA (American Political Science Association)5 pointe qu’en 2000, les 1% les plus riches de la planète gagnaient 415 fois ce que gagnent les 1% les plus pauvres (ils ne gagnaient « que » 216 fois plus en 1980). Mais ces chiffres sont bien abstraits ; on peine à imaginer ce qu’ils suggèrent concrètement.
S’efforcer de penser ensemble, sans les jouer les unes contre les autres, inégalités locales et globales, et analyser les rapports de force qui les sous-tendent, n’est pas chose simple, cela exige un certain courage et cela questionne le modèle de société que nous voulons promouvoir. Si nous ne nous posons pas ces questions, alors qui le fera à notre place ? Par conséquent, nous avons une importante responsabilité en tant que citoyens et être humain, nous ne pouvons l’éluder. D’une certaine manière, cette façon de voir nous renvoie à l’actualité, à la modernité et à la pertinence de la Déclaration du droit au développement. Celle-ci répond justement à ces questionnements. Sa mise en œuvre permettrait de faire face aux enjeux planétaires du développement humain dans toutes ses dimensions et ses composantes. Soyons convaincus que dans les prochaines années, cette question déterminera le devenir de l’humanité.
La bataille qui se mène à Genève et à Colombo pour la ré-élection de Tamara Kunanayakam comme Présidente du Groupe de Travail du Droit au Développement, passe également par la capacité du MNA à résister aux pressions de toutes sortes dont il fait l’objet. Le camp de l’anti-impérialisme ne saurait y être indiffèrent !
Notes :
(1) Oscar Oramas, « Le voyage historique » retrace la mission du Che auprès des dirigeants du Mouvement des Non Alignés, dont ceux de Colombo en 1959, quelques mois après le triomphe de la Révolution cubaine. Publié en espagnol à La Havane, nombreuses ré-éditions.
(2) Voir Tamara Kunanayakam« Quel développement, quelle coopération internationale », éditions CETIM, Genève 2007 ; et « Realizing the right to development », éditions des Nations Unies, New York-Geneve 2013.
(3) Voir sur notre site la Pensée libre : www.lapenseelibre.org , ses articles sur « La réforme de l’ONU » ou sur le R2P (Right to protect), nouvelle version de l’ingérence humanitaire. < http://www.lapenseelibre.org/articl… > ; < http://www.lapenseelibre.org/articl… > ; < http://lapenseelibre.fr/lapenseelib… > ; < http://lapenseelibre.fr/lapenseelib… > ; Pour se procurer, ces articles en version livre : < http://www.lapenseelibre.org/pages/… >
(4) Voir à ce sujet les études pertinentes de « l’American Political Science Association », en particulier son rapport de 2008 sur les inégalités dans le monde. « The Persistent Problem : Inequality, Difference, and the Challenge of Development”, juillet 2008, rapport disponible sur le site de l’APSA. Voir aussi le rapport 2008 de la CNUCED. Traduit en français : < http://www.inegalites.fr/spip.php?p… >
(5) Idem.
Source : Revue La Pensée Libre
Illustration : BAF.F !