QUI EST CHARLIE ? d’Emmanuel Todd (Seuil, 2015, 18 €).
Sociologue, historien et démographe, l’auteur a eu le signalé courage de secouer le cocotier médiatique et le consensus « charliesque » des bien-pensants. Sur la base d’une étude serrée de la grande manif de janvier 2015 et de son ancrage dans la sociologie territoriale française, l’auteur avance une hypothèse dérangeante : le « nous sommes charlies » de janvier a en réalité permis de recycler, en lui donnant l’allure présentable d’une protestation « républicaine » et « humaniste », toute une partie de la France traditionnaliste, hiérarchique et foncièrement peu républicaine que résume l’expression polémique de « catholique zombie » employée par Todd. Ou comment toute une France antijacobine, viscéralement contre-révolutionnaire, patriarcale et hiérarchique dans ses pratiques familiales, s’est saisie d’une occasion en or pour se donner un visage rebelle, celui de Charlie-Hebdo (un comble quand on sait les orientations de Charb ou de Wolinski, notamment leurs penchants procubains et prosoviétiques !), et habiller de modernité leur rejet réactionnaire de la population musulmane pauvre, déjà largement ghettoïsée et discriminée. Bref, faut-il s’étonner si la manif du 11 janvier, qui a disposé de tous les moyens d’Etat pour réussir (mobilisation de tous les médias, transports d’Etat gratuits, soutien moralisateur de l’école publique et privée…) est devenue, peut-être à plus d’un titre, derrière son « tous à la manif » un succédané de la « manif pour tous » ?
Immédiatement Todd est devenu la bête noire des médias, notamment de France-Inter et de Télérama, les deux piliers de la bobosphère atlantique et euro-formatée dans notre pays. Todd n’a-t-il pas l’outrecuidance d’inviter la France à sortir de l’euro et ne fait-il pas partie des rares intellectuels qui rejettent la belliqueuse russophobie ambiante ?
On n’en exprimera pas moins certains doutes méthodologiques sur l’approche de Todd qui minimise sciemment les déterminations de classes dans sa critique du « charlisme ». Certes, les déterminations de classes jouent rarement à l’état pur, et Marx, comme Engels ou Lénine, sans parler de Gramsci, n’ont cessé d’y insister (elles sont toujours, comme disait Althusser, « surdéterminées » idéologiquement, juridiquement, politiquement, etc.). Pour nous, marxistes, le « charlisme » exprime surtout deux phénomènes très inquiétants et dont la clé, typiquement de classe, est la marche à la désintégration de la France… républicaine dans l’acide sulfurique de l’Union euro-atlantique :
- tout d’abord le fusionnement, jusqu’à un certain point, des deux piliers du « PMU », le Parti Maastrichtien Unique. En effet, le Parti « socialiste » et le Parti « républicain » qui, en janvier 2015, ont hypocritement communié dans la défense des « valeurs républicaines », de la « laïcité » et de la « liberté d’expression » menacées par l’intégrisme, ont en surtout convergé en fait dans le rejet du travailleur musulman, dans l’atlantisme flamboyant (personne n’a remis en cause dans ces milieux les interventions impérialistes de la Sarkozie, devenue Françollande, en Libye, en Syrie, désormais en Irak, au Mali, etc., alors que cet interventionnisme tous azimuts n’est évidemment pas pour rien dans le fait que notre sol est désormais ciblé par le monstrueux « djihadisme » : ce n’était pas le cas à l’époque où le néo-gaulliste Chirac boudait l’intervention US en Irak), dans l’euro-béatitude (Merkel à la tête de la manif du 11). Quant à la « liberté d’expression », parlons-en ! Aussitôt les manifs charliesques terminées, le dangereux sarkozyste « de gauche » qu’est Valls a relancé la fabrique de lois liberticides (flicage généralisé d’internet avec un véritable Patriot Act hexagonal) et la militarisation du pays où patrouillent en permanence 9000 soldats surarmés, avec l’efficacité antiterroriste que l’on voit, les autorités « républicaines » ont multiplié les atteintes à la séparation de l’Eglise et de l’Etat (en faveur, principalement, du catholicisme ou du judaïsme), et Hollande s’est rapidement envolé pour Riyad afin de vendre des Rafales à l’Arabie saoudite et au Qatar, ces paradis bien connus de la liberté où les supposés « blasphémateurs » meurent sous les coups de fouet !
- ensuite, un certain pré-fusionnement du Parti Maastrichtien Unique et de la droite ultra-marine et xénophobe : c’est manifestement le cas lorsque la glaciale Nathalie Saint-Crique, directrice de l’ « information » sur le « service public » audiovisuel somme les enseignants, dont beaucoup hélas « marchent » à l’émotion et éludent tout questionnement politique sur leur métier, de « repérer ceux qui ne sont pas Charlies» dans les classes, en clair de fusionner l’enseignement « laïque » et le renseignement policier. Et ce type d’attitude s’est immédiatement traduit par le flicage de certains enseignants de philosophie qui, comme c’est leur mission, avaient refusé d’abdiquer leur esprit critique et avaient suscité le débat sur les évènements du début janvier (répression contre un prof de philo poitevin un peu trop atypique).
Certes, la majorité des gens qui ont manifesté le 11 janvier étaient sincèrement attachés à la liberté et la plupart – mais pas tous – n’étaient pas des islamophobes primaires ou des embrasseurs de C.R.S. Mais ce qui compte dans nos mobilisations, ce n’est pas notre « vécu », c’est ce qu’elles font bouger dans le rapport des forces entre les classes sociales ; or incontestablement, cette énorme manif de CONSENSUS derrière toute la criminelle camarilla euro-atlantique qui précédait la manif, a AIDE l’oligarchie des casseurs de France, de paix mondiale et d’acquis sociaux ; elle a mis le camp prolétarien sur la défensive, a absorbé encore plus profondément dans le consensus les états-majors des syndicats et de la gauche, sans même parler du parti « socialiste » et de la direction du PCF, comme d’ordinaire en quête D’ABORD de respectabilité médiatique.
Que ces intenses manœuvres sociopolitiques à contenu impérialiste et hautement politiques aient pu prendre appui sur tout ce que recense E. Todd, notamment sur l’influence au long cours de comportements culturels prérévolutionnaires, le marxisme véritable, qui n’est ni un matérialisme vulgaire ni un économisme, n’y contredit nullement. Mais qui ne voit ce qu’aurait d’insuffisant, voire de dérisoire, la tentative de réduire l’affaire à une affaire de sociologie familiale ? Il s’agit là d’un matériau sociologique de la mobilisation « charliesque », mais son sens politique est bien donné, en dernière analyse, par l’affrontement de classes entre les oligarchies maastrichtiennes d’une part, les classes populaires attachées à la nation républicaine d’autre part, avec en toile de fond la confrontation d’essence impérialiste entre l’Union transatlantique en gestation et les peuples de l’Est et du Sud que les dirigeants de l’OTAN veulent rabattre – avec l’aide de Daesh et d’Al Qaida s’il le faut – vers le « choc des civilisations » (dans le monde, mais aussi à l’intérieur de chaque pays) pour en désamorcer le potentiel potentiellement anti-impérialiste, donc indirectement anticapitaliste.
Il reste que, politiquement, les E. Todd, Jacques Sapir, Aurélien Bernier, etc. qui, de diverses manières, ont compris qu’il faut s’opposer de gauche, sur des bases progressistes, à l’UE atlantique, devraient pouvoir se retrouver avec les francs communistes que nous sommes dans la construction d’un large Front Antifasciste, Patriotique et Populaire tourné A LA FOIS contre la droite réactionnaire résurgente et contre la fausse gauche si dangereusement incarnée par Manuel Valls. C’est à quoi travaille, modestement mais avec acharnement, le Pôle de Renaissance Communiste en France.
par Georges Gastaud