Cet ouvrage publié aux Editions Galilée (2015, 720 pages, 32€) dans une présentation très soignée peut être vu comme un document de référence pour ceux qui s’intéressent à l’histoire latino-américaine1, mais aussi comme un récit de vie profondément humain, ou encore comme une mine de réflexions sur la stratégie révolutionnaire, dans le contexte anti-impérialiste de la dernière partie du XXe siècle.
Déjà auteur d’une biographie à deux voix de Fidel Castro, Ignacio Ramonet a travaillé avec le président vénézuélien – rencontré dès 1999 – pendant plusieurs séances de travail échelonnées de 2008 à 2012 et à partir d’une documentation considérable. La maladie qui a emporté Hugo Chávez en 2013 n’est pas la raison pour laquelle le livre s’arrête au moment de l’investiture présidentielle. Cette « première vie » a été voulue à la fois comme une œuvre d’histoire sur une période dont le recul permet une certaine sérénité et comme une approche de la personne de Hugo Chávez, de sa formation, une réflexion aussi sur son « destin ». De fait, il n’y a pas de ces allers-retours entre le présent et le passé dont les biographies sont coutumières mais dont la sincérité peut parfois être mise en doute. En totale empathie avec son interlocuteur, Ramonet relance, précise, ramène au fil de la chronologie sans juger : sur deux points seulement Chávez semble devoir se justifier, sur sa solidarité « patriotique » avec le terroriste Carlos, sur ses relations avec l’Argentin Rafael Ceresole aux thèses antisémites « inacceptables ».
L’évocation de l’enfance est pleine de couleurs, de senteurs et de sentiments, dans les Llanos, les plaines de cet Etat de Barinas que « Huguito » ne quittera qu’à 15 ans pour aller à l’Académie militaire de Caracas. Une famille pauvre de paysans sans terre, des parents maîtres d’école qui le confient pour être élevé à une grand-mère qu’il vénère2. Une région de métissage où lui-même porteur de sang noir, indien et blanc dit que le racisme n’existait pas. Par contre l’histoire des luttes sociales y est très présente : c’est le peuple y garde la mémoire d’Ezequiel Zamora, chef d’une révolution paysanne que Chávez qualifie de « présocialiste » et liée au mouvement des idées en Europe en 1850-1860. Sa famille a éloigné la mémoire d’un autre héros local qualifié d’assassin, « Maisanta » qui est son aïeul et sur lequel il fera des recherches prolongées : en fait, un des derniers guérilleros à cheval, un rebelle politique. Dans une zone où le pétrole a causé l’exode rural, les guérillas ne peuvent plus prospérer, analyse Chávez ; il en verra les derniers épisodes dans l’État de Sucre, en tant que jeune officier chargé de la répression. Il en retire une profonde horreur de la violence et l’analyse politique de ce qu’une rébellion sans le peuple est condamnée à l’échec.
Sur le jeune Chávez, notons encore l’empreinte du catholicisme : le Christ fera définitivement partie de son panthéon, à côté de Simón Bolívar et Ezequiel Zamora. Notons la soif d’apprendre et la mémoire d’un excellent élève, la façon dont il a appris à former son esprit avec l’Encyclopédie autodidactique Quillet, alors qu’il rêve de devenir peintre, puis joueur de base-ball. Notons son caractère éminemment sociable : animateur, organisateur de concours de beauté… il est populaire, partout à l’aise, toujours prêt à chanter, il ne lui sera pas difficile, pour suivre Gramcsi « d’être le peuple » plutôt que « d’aller au peuple »3.
Sa formation militaire sera aussi une formation scientifique et politique. Dans les transmissions puis dans les blindés, le jeune sous-lieutenant s’interroge encore sur sa vocati,on. Il découvre une armée vénézuélienne où la troupe est formée des fils du peuple les plus humbles, tandis que les officiers proviennent des couches moyennes ou supérieures avec d’ailleurs certains progressistes (à plusieurs occasions, et parfois au travers d’anecdotes savoureuses, on découvre comment les activités clandestines de Chávez sont percées à jour par ses supérieurs et font l’objet d’une certaine bienveillance, de même que le traitement des mutins emprisonnés). Appliquant la notion d’alliance civico-militaire due à Fabricio Ojeda4, Chávez prend conscience du rôle social et politique du soldat, et fait de l’alphabétisation au sein de l’armée.
Or, suite à la nationalisation du pétrole en 1976 et malgré l’argent qui coule à flot, les inégalités sociales et le mécontentement s’accroissent. Chávez participe au Mouvement Rupture et est proche du parti d’extrême gauche Causa R. Il travaille à implanter dans l’armée des cellules bolivariennes et recrute en profitant même de ses activités officielles d’instructeur
Devenu capitaine de parachutistes en 1982, il crée à la fin de la même année un MBR-200 (Mouvement bolivarien révolutionnaire-200) bien modeste : 8 ou 10 officiers, 20 ou 30 élèves officiers au début. Il faudra compter 10 ans avant le déclenchement d’une première rébellion, années qu’il est impossible de résumer ici mais que ponctue le Carcacazo, grand soulèvement populaire du 27 février 1989 dû au virage austéritaire néolibéral du président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, et qui se termine dans le sang. « Le peuple nous a pris de vitesse », analyse douloureusement Chávez. Trois ans plus tard, l’alliance civico-militaire sera au rendez-vous lors du « 4-F », 4 février 1992, qui parvient presque à la prise de pouvoir. Le Commandante en attribue l’échec à la démoralisation de la gauche. Il est fait prisonnier avec 300 officiers et 10 000 soldats.
Paradoxalement, c’est l’intervention télévisée de 50 secondes qu’il fait pour expliquer la reddition qui sera au départ de son immense popularité et implante l’idée que le dernier mot n’est pas dit. Une seconde rébellion, principalement due à l’armée de l’air, se produit en novembre. Chávez la soutient mais sans participer à sa direction stratégique. La conspiration reprend en prison, période « féconde » pour travailler sur le programme politique, la démocratie participative, les modalités d’une assemblée constituante… Tant et si bien que lorsque Chávez est libéré en 1994, sous condition de démissionner de l’armée, il est prêt à faire ouvertement campagne dans une longue tournée à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il reçoit notamment à La Havane un accueil exceptionnel de Castro. Le voilà plus clairement perçu sur le nuancier politique mais aussi cible d’une propagande violente de plusieurs bords. La réflexion le conduit alors à préférer désormais l’action électoraliste à l’action militaire, et face aux critiques de la gauche il se décide à « assumer le leadership que le peuple [lui] réclamait ».
Finalement, en avril 1997, le Mouvement Ve République est lancé et la pré-candidature de Chávez annoncée. On sait la suite avec les 56,20 % de voix obtenues aux présidentielles du 6 décembre 1998.
La fin du livre revient sur des notions plus générales, le socialisme, la révolution et sur un « mythe Chávez » qui n’était pour l’intéressé que l’expression d’une espérance collective, destinée à être dépassée pour que le « mythe du nouveau Venezuela » puisse émerger, pour que l’utopie (bolivarienne) soit enfin possible, et c’est pour pour cela que Chávez dit avoir surmonté ses doutes en travaillant à organiser l’impossible5.
Voilà donc gros ouvrage qui peut être le compagnon de longues semaines d’été. L’histoire a beau se dérouler sur un autre continent et au siècle dernier, je mets le lecteur au défi de ne pas en tirer de fructueuses réflexions pour le monde dans lequel nous vivons !
Monique Vézinet
NOTES :
1- Le lecteur peu familier avec le contexte historique sera aidé par les notes concernant les centaines de personnages mentionnés et par l’index qui les regroupe.
2- Sur le machisme, il écrira : « La femme libre libère le monde… la femme libre nous libère, nous, les hommes. »
3- Pour lui, c’est le peuple « l’intellectuel organique ».
4- Il lit alors beaucoup d’histoire et de stratégie militaires et évoque Mao : le soldat au milieu du peuple comme le poisson dans l’eau.
5- Marc Aurèle : « Le secret de toute victoire réside dans l’organisation de l’impossible. »