La légalisation de la torture dans un film émouvant
Par Miguel Urbano Rodrigues
Les TV locales ont transmis en France, ces dernières semaines un film choc : “Henri Alleg, l’homme de La Question”
A de rares exceptions près, les grands médias ont ignoré l’initiative, le sujet étant dérangeant pour ceux qui détiennent le pouvoir, conscients que les nouvelles générations retiendront de l’histoire des guerres coloniales françaises la vision tronquée que leurs présentent les manuels scolaires.
Le film de Christophe Kantcheff, très beau, plus littéraire que politique, causa cependant un malaise dans le gouvernement de Sarkozy et au sein du haut commandement de l’armée par le rappel du fait que la torture a été une pratique routinière pendant la guerre d’Algérie.
Pour rafraîchir la mémoire des Français en ce début de 21ème siècle, Kantcheff fusionne passé et présent dans une œuvre où la lecture de passages de “La Question” dans une prison immonde par un grand acteur contemporain alterne avec le témoignage d’Alleg qui, répondant à des jeunes qui l’entoure dans une salle de conférences, évoque aujourd’hui les tortures qui lui furent infligées.
Publié en pleine guerre d’Algérie en 1958, le livre “La Question” – mot qu’utilisait l’Inquisition au Moyen Age pour désigner la torture- fut saisi mais une vague d’émotion, de scandale déclenchée par l’ouvrage s’empara de la France.
Deux Prix Nobel, Roger Martin du Gard et François Mauriac et deux grands écrivains Jean-Paul Sartre et André Malraux signèrent un document exigeant du gouvernement français une réponse aux très graves accusations d’Alleg, torturé par les parachutistes du général Massu.
Traduit en 30 langues, le livre circula à travers le monde et l’indignation suscitée par les révélations qu’il contenait contribua, en éclaboussant l’image d’honneur entretenue par l’armée française, à hâter la fin de la guerre sale et criminelle contre l’Algérie.
Néanmoins, à une époque comme la nôtre de désinformation et de perversité médiatique, où les jeunes Français affirment, en réponse à une enquête d’opinion, que l’URSS fut l’alliée de l’Allemagne nazie durant la seconde Guerre mondiale, il n’est pas étonnant qu’ils ignorent les crimes commis lors des guerres coloniales de leur pays.
L’émotion suscité par le film de Kantcheff est ainsi compréhensible. Des milliers de téléspectateurs écoutèrent avec un sentiment d’angoisse Henri Alleg raconter des scènes d’horreur semblant arriver dans un monde inimaginable, à côté du bâtiment de l’ancien centre de terreur El Biar où il fut torturé de façon barbare par les officiers de la 10ème Division de parachutistes.
Et pourtant ces scènes furent bel et bien réelles. Les faits ayant eu lieu il y a 50 ans.
Henri Alleg, fait prisonnier pour avoir défendu, en tant que directeur du journal “Alger Républicain” (déjà alors interdit et censuré) le droit du peuple algérien à l’autodétermination, fut traité comme un animal par les officiers français qui lui infligèrent des tortures qui figuraient dans les manuels de la Gestapo.
Il résista à tout. Il ne parla pas quand on lui fit subir les chocs électriques dans la bouche et sur les parties génitales et il resta muet quand on le pendit la tête en bas comme s’il s’agissait d’ un cochon venant d’être abattu. Il résista même à la piqûre de pentothal, plus connue comme “sérum de vérité”.
En ce temps de crise de civilisation où les détenteurs du pouvoir glorifient la religion de l’argent et font tout pour réécrire l’histoire, il est réconfortant d’écouter la parole d’Henri Alleg. Comme révolutionnaire et communiste, il sentit, après avoir été transféré de El Biar à la prison Barberousse, qu’il était de son devoir de porter à la connaissance du peuple français ce qui se passait dans ce centre des horreurs. Et il décida d’écrire non pas une simple brochure sur son expérience personnelle mais “La Question”, le livre qui deviendra, avec les ans, un best seller mondial.
Utilisant un cahier dans lequel il préparait théoriquement sa défense, il parvint, par l’entremise d’ avocats venus de France (certains seront assassinés par les fascistes de l’OAS) à faire sortir du bagne quatre feuillets à la fois, écrits en petit, du texte que peu à peu il rédigeait, en se jouant de la vigilance de ses gardiens.
Ce ne fut pas par hasard que le Parti Communiste Portugais, alors dans la clandestinité diffusa le livre à ses militants, dans une édition ronéotypée, voyant en Alleg l’exemple du comportement digne et conséquent d’un communiste emprisonné et torturé.
Le film de Christophe Kantcheff tente surtout de mettre en lumière l’homme et son courage, comme paradigme de l’héroïsme individuel. Le combattant révolutionnaire apparaît dilué, ce qui est dommage.
Je ne crois pas qu’un seul des canaux de télévision portugaise l’inclura dans ses programmes. Le sujet de la guerre coloniale, également au Portugal, continue de déranger ceux qui exercent ici le pouvoir économique et politique.
On ne peut oublier qu’aucun des officiers parachutistes qui torturèrent Henri Alleg à El Biar ne fut puni pour ses actes criminels. Tous furent ensuite promus en fonction de leur ancienneté et certains furent décorés pour services rendus à la Patrie.
Les Gouvernements français successifs et le haut commandement de l’armée n’ont toujours pas reconnu, même aujourd’hui, la pratique de la torture lors de la guerre d’Algérie.
Le film de Kantcheff qui établit un pont entre le passé et l’avenir, souligne, en s’adressant aux jeunes qui l’écoutent, que non seulement la torture perdure dans le monde actuel mais qu’elle est couverte institutionnellement dans certains pays. Il cite le cas des USA et d’Israël. Dans le premier cas, le Congrès, sur proposition de l’ex président G. Bush, approuva une loi autorisant certaines formes de torture (certaines furent monnaie courante à Guantanamo et dans le centre pénitentiaire d’Abu Grahib). S’agissant d’Israël, des généraux sionistes reconnurent qu’en 2006, durant la guerre d’agression contre le peuple libanais, ils utilisèrent, avec le feu vert officiel, des manuels de la SS.
J’ai ressentis comme un devoir le fait d’écrire ces lignes en voyant “Henri Alleg, l’homme de La Question”. C’est pour moi un motif de fierté que l’auteur de Mémoire algérienne m’inclut parmi ses meilleurs amis.
Une longue vie m’aura ouvert la possibilité de connaître et à l’occasion de travailler avec de grands révolutionnaires du vingtième siècle. A travers Henri Alleg, je reconnais un des plus purs et authentiques communistes que j’ai pu connaître.
Vila Nova de Gaia, 31 de Marzo de 2009
Traduction François-Xavier Chazelle.