Philosophie . Participer à « un nouveau courage » et maintenir contre vents et marées une hypothèse d’émancipation face à l’hégémonie capitaliste et à la volonté de fermeture conservatrice qui travaille le pays : voilà l’une des tâches politiques que s’assigne le philosophe Alain Badiou.
Disons le sans détours : le dernier livre d’Alain Badiou (1) est un antidote à l’anesthésie et à la sidération qui ont frappé les esprits depuis le 5 mai dernier. Le principal mérite de ce court essai, fruit d’un séminaire à l’ENS ? Reposer quelques repères clairs contre la « désorientation » dont le pouvoir a fait, avec le maintien délibéré d’un état de peur, l’une de ses principales armes politiques. Au plan collectif, comme au niveau intime, De quoi Sarkozy est-il le nom ? met en mot le malaise ressenti aujourd’hui par ceux qui restent attachés à un idéal d’émancipation humaine.
Ce malaise, la seule figure de Sarkozy ne saurait, à elle seule, l’expliquer. Sarkozy est donc pris, ici, comme un symptôme. Sous sa forme ressurgit, suggère le philosophe, un « transcendantal pétainiste » dont la principale caractéristique est « le désir d’un maître qui vous protège » (des étrangers, de la mondialisation, des jeunes, etc.). Sarkozy, produit de la peur. Produit, aussi, d’une histoire française déchirée entre Révolution et contre-révolution, entre Résistance et collaboration, entre désir de liberté, d’égalité et rappels à l’ordre. Entretien. (paru dans « l’humanité » du 17 avril)
La dernière séance électorale s’est exclusivement jouée selon vous sur la mobilisation d’affects collectifs, avec d’un côté l’expression d’une peur « primitive » incarnée par Sarkozy, et de l’autre une peur de cette peur incarnée par Royal. Cette séquence achève d’ôter toute crédibilité à vos yeux à la démocratie parlementaire libérale. Mais alors, si ce système est mauvais, comment peut s’exprimer la souveraineté populaire ?
Alain Badiou. Je n’ai pas de réponse préétablie à cette question d’une nouvelle figure de la démocratie. Mais je crois nécessaire de revenir à la distinction classique entre démocratie formelle au niveau de l’État et démocratie de masse, du point de vue de l’exercice politique possible pour le peuple. L’exercice du pouvoir tel qu’il est organisé aujourd’hui laisse très peu d’espace à une démocratie véritable. Les déterminations économiques ont une telle pesanteur qu’elles sont, en définitive, hors de portée de la décision des électeurs. Nous devons donc nous demander comment un exercice démocratique authentique peut être possible aujourd’hui. Je n’ai pas de formule en ce qui concerne la question du pouvoir d’État. C’est une grande question héritée de tout le XXe siècle, à propos de laquelle les solutions communistes traditionnelles sont devenues intenables.
Cette question de l’État n’est-elle pas un point aveugle de l’hypothèse communiste ?
Alain Badiou. Oui, je le pense. Les solutions léninistes se sont montrées pertinentes sur un point particulier : celui de réussir l’insurrection, de prendre le pouvoir. Elles se sont avérées, en revanche, extraordinairement difficiles et finalement contre-productives au niveau de l’exercice du pouvoir. Nous en sommes là. Après tout, nous en sortons à peine.
Dans l’immédiat, les secteurs ouverts à une démocratie véritable sont à mon avis limités. Ils ne se situent pas au niveau du pouvoir d’État, mais au niveau la mobilisation populaire, de la tentative de résister à l’hégémonie du capitalisme libéral. Ce sont des moments limités et défensifs, mais c’est à partir d’eux qu’il faut reconstruire quelque chose. Quant à la formule du pouvoir d’État, nous devons accepter de dire que pour l’instant nous n’en avons pas. Nous n’avons pas d’alternative étatique claire. Le nom de cette alternative, dans le marxisme classique, était la « dictature du prolétariat ». Les formes qui s’en sont revendiquées ne reviendront pas, car leur expérience politique a été gravement négative. Lorsque j’insiste sur les inconséquences et sur le peu de réalité démocratique véritable du système parlementaire, cela ne signifie donc pas que je souhaite le retour aux formes anciennes de la dictature du prolétariat. Il s’agit simplement de souligner que le problème de l’État est un problème ouvert pour tous ceux qui conservent l’idée communiste.
Vous pensez, comme le philosophe et sociologue Slavoj Zizek, que le destin du capitalisme est nécessairement dans une limitation des libertés, dans un contrôle généralisé des populations…
Alain Badiou. Je suis convaincu de ce point. Des mesures successives, sournoises, lentes, se déploient progressivement dans le temps, donnant corps à une législation de plus en plus répressive, à un consensus sécuritaire porteur de cette limitation des libertés. Nous ne sommes pas face à un coup d’État brutal, qui interrompt tout d’un coup les libertés, installe la police partout. C’est un processus qui affecte toutes les démocraties parlementaires occidentales. Des résistances locales significatives, qui portent l’espoir de l’avenir, existent. Mais pour l’instant il n’existe pas de contrepoids puissant à cette tendance lourde. Il est clair cependant que le capitalisme déchaîné dans lequel nous vivons ne porte pas de sens véritable. Les gens feront tôt ou tard l’expérience qu’il s’agit en définitive, sous couvert d’abondance et de prospérité économique, d’une dévastation de la vie humaine.
« La réalité de la situation, c’est la guerre », dites-vous. Qu’entendez-vous par là ?
Alain Badiou. C’est d’abord la guerre extérieure. D’une manière ou d’une autre, Sarkozy va nous remettre sous le drapeau des guerres américaines. C’est certain. Et puis il y a la guerre contre les faibles, les pauvres, les ouvriers, les jeunes. On se méfie d’eux, on les encadre. Bientôt, on construira des murs pour isoler les centres-villes de la banlieue. Des check-points seront dressés à la gare du Nord. Vous verrez, nous y viendrons.
Quel est ce « transcendantal pétainiste » qui ressurgit aujourd’hui selon vous sous la forme de Sarkozy ?
Alain Badiou. Dans mon esprit, il s’agit là d’une analogie. Le « pétainisme » renvoie à une idée plus vaste que le seul régime de Vichy. Il a peut-être commencé en 1815, avec la contre-révolution française, au moment de la Restauration.
Aujourd’hui, la peur devant l’avenir, la peur des étrangers, des jeunes, du monde tel qu’il est, aboutit à une demande d’autorité qui mettrait le pays en quelque sorte à l’abri de l’histoire. La France malheureusement est travaillée par une volonté conservatrice profonde, par l’aspiration à une fermeture protectrice. Or une telle fermeture ne peut être obtenue que par des capitulations sur tous les projets politiques. De sorte que l’homme de « la rupture » est en réalité l’homme de la défensive et du repli. C’est lui l’homme du déclin. Du déclin spirituel, du déclin des projets. Rendre les riches plus riches, les pauvres, plus pauvres et exhorter les gens à travailler davantage s’ils veulent de l’argent, n’est pas autre chose qu’une régression manifeste.
Vous parlez d’une « désorientation » généralisée. Comment s’articule-t-elle à ce que vous appelez, avec Lacan, le « service des biens » ?
Alain Badiou. C’est la clé de notre société. Le service des biens aujourd’hui, pour reprendre l’expression de Lacan, c’est le service du capitalisme libéral. Les biens sont produits, distribués dans le régime de l’économie de marché. Si l’on est au service du service des biens, c’est cela que l’on doit soutenir. Or, à mon sens, je le redis, ce capitalisme libéral ne fixe aucune orientation à l’existence collective. Le citoyen n’est que celui qui comparaît devant le marché. C’est le consommateur tel qu’il est défini par la circulation marchande. Par conséquent, notre société telle qu’elle est est hors d’état de se représenter son avenir collectif. Les gens eux-mêmes dans leur existence particulière sont hors d’état de construire de véritables projets en dehors de l’univers de la consommation et de l’accumulation. C’est cela la désorientation.
Pourquoi, analysez-vous la volonté de « liquider l’héritage de mai 1968 » comme une volonté d’effacer jusqu’à la trace d’une politique d’émancipation possible ?
Alain Badiou. Il y a eu trois Mai 68 : un Mai 68 libertaire de libération des moeurs, un mai 68 de la grève classique et un Mai 68 habité par l’idée de réinventer la politique, de l’extraire de sa répétition pour trouver des formes nouvelles. Mai 68 a été entièrement animé dans toutes ses composantes par l’idée qu’une émancipation véritable de la vie humaine était possible. Quand Sarkozy veut « liquider Mai 68 », c’est avec cela qu’il veut en finir. Pour imposer l’idée selon laquelle les grandes lois de la société contemporaine, le capitalisme libéral, l’autorité de l’État, la sécurité, les lois répressives seraient le mouvement naturel des choses. Il s’agit là d’une nouvelle étape dans la construction d’un consensus réactionnaire véritablement installé.
Résister consiste selon vous à « tenir des points » en se positionnant dans la durée, hors de l’ordre établi, du consensus réactionnaire, des règles capitalistes. Cette proposition ne relève-t-elle pas davantage d’une éthique individuelle ?
Alain Badiou. Je suis convaincu que l’on peut aussi résister, protester ou trouver une indépendance par rapport au consensus réactionnaire dans des secteurs qui ne relèvent pas immédiatement du mouvement collectif. Dans la manière de penser les formes artistiques, de pratiquer la vie amoureuse, il y a aussi des possibilités de résistance.
Mais prenons des points à mes yeux essentiels, comme la résistance à l’organisation générale du service des biens, l’attention à la question des ouvriers de provenance étrangère, la défense de la protection sociale ou des services publics. Pour tenir ces points dans la durée, il faut certainement des formes d’organisation collective nouvelles, qui impliquent une discussion ouverte, proprement politique.
Le point essentiel pour vous tient dans cette affirmation selon laquelle « il y a un seul monde »… Pourquoi « l’ouvrier sans papiers » est-il chez vous une figure centrale ?
Alain Badiou. Les ouvriers sans-papiers sont emblématiques de l’existence de ce qui est présenté comme un autre monde, mais dont je soutiens que c’est le même. Dans l’inspiration originale du marxisme, il y a quelque chose de semblable. Pour les réactionnaires du XIXe siècle, les ouvriers représentaient la classe dangereuse, ils étaient considérés comme extérieurs à la société. Longtemps, eux aussi ont dû présenter « des papiers » : le livret ouvrier a existé pendant tout le XIXe siècle. Marx considérait ces ouvriers, dont les privilégiés niaient l’appartenance à la société, comme porteurs de l’avenir. C’étaient donc eux, en a-t-il conclu, qu’il fallait prioritairement organiser.
Dans notre société, les travailleurs les plus en bas, et parmi eux ceux qui ont cette caractéristique supplémentaire, venant d’ailleurs d’être persécutés à ce titre, sont de la même manière le symbole central de l’avenir.
Vous citez un très beau passage de la République, dans lequel Socrate imagine que l’étranger peut être le lieu de la réalisation d’une nouvelle possibilité.
Alain Badiou. L’idée selon laquelle une invention politique se fait toujours avec des gens et à partir de situations considérés comme extérieurs est très ancienne. Au fond, faire entrer à l’intérieur quelque chose qui est extérieur est un mouvement fondamental de toute création, en art comme en politique.
En quoi consiste ce « courage », qui doit répondre selon vous au coup global qui nous donne aujourd’hui le sentiment d’avoir été assommés ?
Alain Badiou. Le courage consiste fondamentalement à tenir un point. Non seulement sur le moment même, mais dans la durée. C’est la question du temps. Une bonne partie de l’oppression contemporaine est une oppression sur le temps. Nous sommes contraints à un temps découpé, discontinu, dispersé, dans lequel la rapidité est un élément majeur. Ce temps n’est pas le temps du projet, mais celui de la consommation, du salariat. Le courage pourrait consister à essayer d’imposer une autre temporalité. À tenir des points contre vents et marées, dans une durée qui ne dépendra pas des critères du succès ou de l’échec imposés par le modèle de la société libérale.
Vous analysez la période dans laquelle nous sommes comme une période « intervallaire » semblable à celle qui sépara la Commune de Paris de la révolution d’Octobre. Qu’est-ce qui caractérise une telle période ?
Alain Badiou. Après la Commune de Paris, le modèle d’organisation et d’action du mouvement ouvrier ne pouvait plus être le même parce qu’il n’avait pas abouti à la victoire de l’insurrection ouvrière. Après l’écrasement de la Commune, l’adversaire a profité longtemps de sa victoire. Ces grandes années de consensus, d’expansion du capitalisme furent aussi celles de l’expansion impériale, du colonialisme. Il en va de même aujourd’hui, après l’échec de la figure de l’État socialiste.
Nous sommes évidemment dans des conditions objectives extrêmement difficiles, car cet échec se paye très cher. Il relance la dynamique réactionnaire à grande échelle. C’est cela la période intervallaire. Elle donne, du point de vue de la théorie, des tâches nouvelles pour penser le monde, les formes d’organisation, la politique d’émancipation. Du point de vue pratique, ces périodes sont marquées par des luttes, sont principalement défensives. Mais il est très important de tenir, de ne pas se décourager.
Vous êtes convaincu qu’il faudra à l’avenir faire exister l’hypothèse communiste sur un nouveau mode. Mais vous dites finalement peu de chose de la manière dont cette hypothèse devra se présenter.
Alain Badiou. J’aimerais pouvoir en dire plus. Pour l’instant, je soutiens qu’il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse. Il faut dire que l’hypothèse de l’émancipation, fondamentalement, reste l’hypothèse communiste. Ce premier point peut trouver des formes d’élaboration. Il faut comprendre ensuite qu’il s’agit là d’une idée au sens fort. Je propose de la travailler comme telle. Ce qui signifie que dans une situation concrète, conflictuelle, nous devons l’utiliser comme critère pour distinguer ce qui est homogène avec cette hypothèse égalitaire et ce qui ne l’est pas.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas en rester à la dispute de la période antérieure entre les tendances anarchisantes, qui valorisaient le mouvement pur, et les tendances plus traditionnellement organisatrices qui valorisaient le parti. Il faudra sans doute retenir quelque chose de ces deux tendances. Mais ce type de discussion n’est plus fécond.
La discipline des Partis communistes dans la période post-léniniste a rendu possible l’existence de partis-États, avec une organisation policière. Nous sortons d’une longue période où cette discipline a été poussée à son comble, où elle s’est muée en un autoritarisme calqué sur le pouvoir d’État. Ce qui dominait, ce n’était pas la confiance dans les gens, mais la méfiance à leur égard. Au contraire, nous devons inventer une discipline de la confiance. Ce n’est pas l’enthousiasme, la spontanéité créatrice du mouvement que j’aime et que je partage, mais qui ne suffit pas à créer la durée nouvelle dont nous avons besoin.
Les opprimés n’ont pas d’autre ressource que leur discipline. Quand vous n’avez rien, pas l’argent, pas d’armes, pas de pouvoir, vous n’avez pas grand-chose d’autre que votre unité. Notre question centrale est donc : quelle forme peut prendre une nouvelle discipline ? Du point de vue philosophique, je pense que c’est nécessairement une discipline de la vérité, une discipline du processus lui-même. Ce qui advient, ce qui se passe, doit être la loi commune pour cette discipline. Autrement dit, c’est le processus politique lui-même qui doit engendrer sa discipline. Finalement, il s’agit d’une fidélité. Au fond, le même problème est posé lorsque l’on s’interroge sur la discipline minimale qui fait qu’un couple amoureux tient le coup.
(1) De quoi Sarkozy est-il le nom ? Circonstances 4, Nouvelles Éditions Lignes, 2007.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui