Les affaires se succèdent mettant en évidence combien la mise en concurrence des chercheurs, des laboratoires de recherche dans une course à la publication dans des revues privés, à l’évaluation individualisante le tout sous la pression des méthodes de distributions des financements désormais distribué à un niveau européen. Car dans le cas de la France, si elle est un contributeur largement excédentaire au budget pour la recherche de l’UE, c’est bien la Commission Européenne et ses organismes qui tiennent les cordons de la bourse. Imposant la mise en concurrence des labos, leur privatisation et l’utilisation de critères pervers comme les pseudo « évaluations individuelles » en fonction des publications dans des revues privées privatisant l’accès aux résultats de la recherche.
L’affaire d’Olivier Voinnet et le fonctionnement de la recherche (I)
Nous articles « Olivier Voinnet et le fiasco de l’évaluation scientifique » (I) et (II) ont évoqué la faillite de l’évaluation scientifique institutionnelle que dévoile l’affaire d’Olivier Voinnet, devenu même membre de l’Académie des Sciences juste avant la mise en cause par Pub Peer de l’un de ses articles les plus cités. Mais peut-on valablement isoler de telles carences de l’évaluation scientifique du fonctionnement global des institutions concernées, à commencer par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) dont la direction a très tardivement découvert l’affaire et finalement sanctionné Olivier Voinnet au milieu du scandale international ? Or Olivier Voinnet est devenu chercheur du CNRS en 2002. Le fait incroyable que pendant plus de douze ans le Comité National de la Recherche Scientifique « n’ait rien vu », pas plus que les jurys de concours et de prix, ou encore d’autres institutions comme l’Académie des Sciences française et l’European Molecular Biology Organisation (EMBO) qui lui a accordé sa médaille d’or en 2009, nous semble nécessiter une analyse approfondie dépassant les jurys et instances d’évaluation dont la nullité pratique a été mise en évidence. Il y a une semaine, page 24 de son numéro du 21 décembre, Direct Matin employait le titre « La recherche en question » à propos de l’ouvrage de Luis Gonzalez-Mestres L’Enigme Bogdanov (Editions Télémaque). L’Enigme Bogdanov évoque entre autres l’affaire d’Olivier Voinnet et procède à une critique d’ensemble des institutions scientifiques actuelles. Peut-on raisonnablement suivre une autre démarche et ignorer, notamment, l’évolution imposée depuis trois décennies à la recherche française et européenne ? En réalité, dès le départ Voinnet n’a pas été un « simple chercheur » au CNRS mais un directeur de laboratoire influent, et semble même avoir été d’emblée embauché à cette fin dans un système où le rôle des lettres de recommandation est loin d’être négligeable. Comment sa candidature a-t-elle été examinée ? L’affaire d’Olivier Voinnet n’est donc pas uniquement une crise de l’évaluation, mais également une crise des hiérarchies scientifiques et, par là, des prétendues « réformes » progressivement mises en place depuis la deuxième moitié des années 1980 au CNRS et ailleurs. Revenir sur l’ensemble de cette politique récurrente, dont la précarisation croissante du statut des chercheurs « non directeurs » fait également partie, est à présent une première urgence. Pas seulement en France, d’ailleurs.
L’ entretien du président du CNRS Alain Fuchs mis en ligne le 9 juillet dernier, commence d’emblée par un commentaire éditorial estimant explicitement que les cas de « méconduite scientifique » sont « rares ». Comment peut-on avancer une telle affirmation, en pleine crise profonde de l’évaluation scientifique dont témoigne l’affaire d’Olivier Voinnet ?
L’entretien d’Alain Fuchs se focalise sur la « pression à la publication ». Mais est-ce le seul problème de la recherche scientifique actuelle ? Les publications hâtives pourraient être évitées avec un travail d’évaluation soigné, qu’il s’agisse des revues ou des instances d’évaluation. Et pourquoi la diffusion des résultats scientifiques doit-elle dépendre de revues privées appartenant à des multinationales comme c’est le cas actuellement ?
En réalité, la première anomalie réside dans le fait que la diffusion des idées et résultats scientifiques puisse faire l’objet d’une censure, coûter de l’argent, devenir d’emblée une marchandise… A l’époque de l’internet, la libre circulation sans entrave paraît normale et indispensable pour le fruit d’un travail réalisé dans des entités à vocation publique et bénéficiant d’un soutien public. Que viennent faire les revues privées dans l’exercice habituel d’une telle tâche ? Et combien coûte leur intervention aux contribuables, aux élèves des universités… ?
En réalité, le simple fait que des instances d’évaluation appartenant à des entités publiques s’en remettent à la bibliométrie et prennent pour référence un prétendu « prestige » de revues privées témoigne d’une situation de véritable décadence de l’évaluation scientifique institutionnelle. Pourquoi des revues privées, dont les éditeurs sont désignés par les multinationales, devraient-elles être détentrices du « prestige » à l’égard des entités publiques qui produisent cette recherche ? Quant aux rapports entre ces revues et les institutions, qui sinon les hiérarchies de ces dernières décide des abonnements aux revues ?
Et pourquoi, simultanément, cherche-t-on depuis quelque temps à répandre une « modération » dans certains archives électroniques jadis vraiment ouvertes, ce qui rend possibles des censures de concurrents, voire même « internes », et d’autres blocages injustifiés ?
Le censure récente dans les archives électroniques a même donné lieu à l’émergence d’un site comme Archive Freedom, http://www.archivefreedom.org/ . Que penser d’une telle évolution conflictuelle ? Et comment a-t-on pu en arriver à de telles controverses ?
Et que peut vraiment connaître et comprendre un « modérateur » sur l’avenir de son domaine scientifique ? Voir le triste récit de George Zweig, l’un des créateurs du modèle des quarks, sur le site de la collaboration ALICE du CERN à l’adresse http://alicematters.web.cern.ch/?q=GZweig_AM
Force est de constater que l’archive électronique de l’Université de Cornell, arXiv.org, est à présent financée par de nombreuses institutions du monde entier, qui fournissent au total un budget susbtantiel (plus les apports de la Simons Foundation et de l’Université de Cornell elle-même). Son site fait état d’un budget de 766.000 dollars en 2014. Un tel montant lui permet, notamment, d’embaucher des « modérateurs ». En même temps, ces financements peuvent difficilement ne pas générer dans la pratique un lien entre la structure de l’archive et les hiérarchies des institutions qui la financent.
En clair, si l’évaluation scientifique institutionnelle semble avoir perdu son rôle traditionnel et sa portée, la montée des pouvoirs de hiérarchies et coupoles administratives au sein des institutions scientifiques s’est traduite par un renforcement progressif des capacités d’intervention de ces mêmes hiérarchies et coupoles en matière de publication et de diffusion des résultats de la recherche. Avec en même temps, une mondialisation progressive de ce pouvoir des hiérarchies.
Dans ces conditions, que peut-on attendre en suivant le voeu d’Alain Fuchs « Une meilleure régulation du système passera par des mesures prises collectivement au niveau global (mondial) », et à quelle évolution du mode de publication appelle-t-il ? Et si le problème résidait, précisément, dans le rôle des hiérarchies que la mondialisation ne fait que renforcer ?
On peut penser, précisément, que la réforme nécessaire doit être opposée à celle que laisse entrevoir le président du CNRS dans cet entretien.
S’agissant d’Olivier Voinnet, l’article d’Hervé Morin et David Larousserie « Olivier Voinnet, star de la biologie végétale, sanctionné par le CNRS » (Le Monde, 10 juillet 2015) rappelle que déjà en 2003, lorsque l’un de ses articles les plus cités était soumis à des revues, Voinnet « venait de prendre la direction de son propre laboratoire CNRS à Strasbourg ». Or il venait également d’être embauché par le CNRS en 2002.
Vicki Vance, professeur à l’Université de Caroline du Sud qui a examiné trois versions de cet article de Voinnet pour trois revues différentes (Genes and Development, EMBO Journal et The Plant Cell), et à trois reprises recommandé son rejet, a mis en ligne sur le site Research Gate le rapport très critique qu’elle avait rédigé pour la dernière de ces revues. Malgré ce rapport, l’article a été publié par The Plant Cell en avril 2014. Une rétractation de l’article a été diffusée par cette revue le 2 juin 2015.
Alors que le pouvoir des hiérarchies scientifiques n’a fait que grandir depuis la deuxième moitié des années 1980, la précarité de la grande majorité des personnels de la recherche n’a fait que se développer également. Au point que le communiqué intersyndical appelant à la manifestation du 16 octobre 2015 dénonce notamment :
Depuis de nombreuses années, la masse salariale budgétisée ne suffit pas à remplacer l’intégralité des départs. Les précaires représentent entre 40 et 60% des effectifs des laboratoires.
(fin de l’extrait)
Le communiqué intersyndical omet de préciser le « temps qu’il a fallu » (rien de moins que trois décennies) pour atteindre un chiffre aussi astronomique de travailleurs précaires dans la recherche française. Avec, tout au long de cette période, des gouvernements de toutes étiquettes qui ont pourtant appliqué invariablement la même politique, et tant pis pour les « alternances ».
En 1986, sous la présidence européenne de Jacques Delors, l’Acte Unique Européen a ete adopté et les négociations en vue de la création de l’Organisation Mondiale du Commerce ont commencé. En même temps, la privatisation du patrimoine public français a également été lancée. Quant à la stratégie de Lisbonne adoptée en mars 2000 et dont à présent la crise paraît évidente, elle a précédé de deux ans l’embauche d’Olivier Voinnet par le CNRS.
Revenir d’urgence sur la politique imposée depuis trois décennies aux échelles française et européenne apparaît comme la seule solution à l’impasse actuelle.
Si déjà en 1963-64 des hiérarchies scientifiques théoriquement compétentes et des referees de revues « prestigieuses » ont agi comme ils l’on fait à l’égard des créateurs du modèle des quarks, que peut-on en attendre à l’heure actuelle, après trois décennies de renforcement progressif des pouvoir discrétionnaires ?
- A lire également : http://www.unige.ch/ses/socio/carnets-de-bord/revue/pdf/17_175.pdf