Faisant échos aux explications proposées par le PRCF, Bernard Gensane analyse ce que sont les nationalistes corses.
Il est important de rapporter que ces étranges « nationalistes » véritable communautaristes et identitaristes sont des artisans de la balkanisation à travers la (dés) intégration européenne. Il suffit de citer leur programme :
« Participer directement à la construction européenne au lieu de la subir
- Faire reconnaître notre spécificité dans les traités européens notamment à travers la reconnaissance du statut « d’île-montagne » (Traité de Lisbonne – Art 174)
- Garantir l’application du statut de résident par la transposition des statuts déjà adoptés dans d’autres territoires européens (Cf. le statut des Îles Åland)
- Transformer l’antenne de la CTC à Bruxelles en véritable Représentation de la Corse, en renforçant ses moyens
- Etre directement associés à la définition des normes européennes grâce à une présence régulière auprès des organismes et autorités européennes (Comités des régions, Associations des Régions de France, Associations des Régions d’Europe, la CRPM, Conseil Economique Social et Culturel Européen, etc)
- Encourager l’élaboration de politiques adaptées aux spécificités insulaires et de montagne
- Œuvrer immédiatement à une intégration méditerranéenne plus forte avec la Toscane, la Sardaigne et la Catalogne d’une part ; relancer Eurimed (Fédération des îles de la Méditerranée) d’autre part, par une coopération transfrontalière et transnationale active (transports aériens et maritimes, tourisme, déchets, langues et culture, médias, universités, recherche et innovation,…) »
Les « nationalistes » corses, comme leurs compères du FN d’ailleurs ne sont pas pour la souveraineté populaire en brisant les chaines de cette dictature contre les peuples qu’est l’Union Européenne, Non, ils sont les actifs soutiens de l’Union Européenne, et avec elle du morcellement des états en des eurorégions (ici le projet n’est même pas masqué) permettant la mise en concurrence des travailleurs des différents territoires dans le dumping social effréné alimentant la guerre contre les salaires, contre les droits pour le seul profit des patrons. Même, ils ne sont pas pour l’autonomie ou l’indépendance, mais partisan d’une intégration dans l’empire capitaliste européen, avec une eurorégion que l’UE essaye de modeler depuis plus de 30 ans en faisant exploser l’unité de l’Italie, de l’Espagne et de la France, non pour rapprocher le pouvoir des peuples, mais pour mieux les diviser. A l’image du FN qui derrière sa réthorique « nationalistes » lie des alliances avec tous les identitaires voulant faire exploser la Républiques, et sous le vernis de sa rhétorique antimondialiste ne propose pas de sortir de l’UE et de l’euro. Étranges « nationalistes » donc que ceux prétendant obtenir plus d’autonomie pour fondre la Corse dans une eurorégions rassemblant, la Sardaigne, la Toscane et les baléares. www.initiative-communiste.fr à la suite de cette tribune de B Gensane vous propose de lire une synthèse de l’action conjointe des « nationalistes » et de l’UE pour l’émergence de cette eurorégion. Il est important de rappeler de ce point de vue que la réforme territoriale et la loi MAPAM instituant les nouvelles eurorégions en France confie la gestion des fonds européens (par exemple les fonds FEDER des programmes INTEREG) aux nouvelles eurorégions.
JBC pour www.initiative-communiste.fr site web du PRCF
Les nationalistes corses sont-ils proches de l’extrême droite ?
Bernard GENSANED’abord, deux mots sur les récents événements d’Ajaccio. Les « Arabi Fora » et autres « Il faut les tuer » que l’on a pu entendre proférés par quelques militants hargneux – et que les nouveaux dirigeants ont condamnés – m’ont personnellement ramené à l’époque de mon adolescence, juste après les accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie. Des pieds-noirs arrivèrent alors en masse dans l’île de beauté, apportant dans leur bagage un ou deux employés algériens qui avaient bien voulu les accompagner. Ces nouveaux arrivants vivifièrent l’économie d’un département assoupi, dans le domaine agricole et le tourisme en particulier. Vouloir rejeter les enfants et petits-enfants de ces travailleurs qui changèrent le visage de la Corse signifie pour le moins ne pas avoir la reconnaissance du ventre. Ne pensons même pas à une mesure de réciprocité qui renverrait les dizaines de milliers de Corses, rapatriés d’office, travaillant sur le continent – dans la Fonction publique en particulier – vers leur île d’origine qui ne saurait que faire d’eux.
Dans les années 1980, à l’époque des « nuits bleues », quand le nationalisme explosif battait son plein, nous étions nombreux à nous demander où se situaient ces activistes sur l’échiquier politique. Les Talamoni et Simeoni de l’époque (le patriarcat politique est une culture peut-être plus vivace encore que sur le continent) cultivaient l’ambiguïté, laissant entendre qu’ils se trouvaient ailleurs. Ceux d’aujourd’hui ont décidé de conquérir le pouvoir par les urnes, et ils ont parfaitement réussi.
Les nouveaux dirigeants de l’île sont-ils d’extrême droite ? La question peut sembler paradoxale dans la mesure où le Front National a réalisé son score le plus faible, justement en Corse. Lisons leur programme. Ils prônent la “ corsisation ” des emplois. Il s’agit d’une préférence régionale, en totale contradiction avec les règles de la Fonction publique, visant à réserver les emplois en priorité aux Corses « de souche ». Ils souhaitent par ailleurs imposer un statut de résident aux continentaux qui seraient contraints d’habiter en permanence dans l’île. Ils justifient les violences passées, comme l’affaire de la cave d’Aléria. En 1975, une cave appartenant à un pied-noir avait été occupée par le médecin Edmond Simeoni et une cinquantaine d’activistes en armes. Le gouvernement français avait facilité l’installation d’anciens viticulteurs de la Mitidja dans des terres en friche, si bien que de nombreux Corses s’étaient sentis « colonisés ». Les responsables politiques de l’époque (Giscard, Chirac, Poniatowski, dont ils faudra bien un jour ou l’autre faire calmement le procès de la politique, celle du diminué mais si populaire Chirac en particulier) réagirent à cette occupation avec une violence hors de proportion. Les occupants refusant de se rendre, l’assaut fut donné. Deux gendarmes furent abattus. Simeoni fut condamné à cinq ans de prison, dont deux avec sursis. Assurément, les nationalistes corses défendaient leur bifteck, mais s’étaient-ils demandé ce qui aurait pu se passer si tous les Français défendant leurs intérêts avaient utilisé leurs méthodes ?
Les attentats à l’explosif se multiplièrent pendant deux décennies après cet épisode dramatique, jusqu’à l’assassinat – après plusieurs dizaines d’autres – du préfet Erignac en 1998. Ce crime déconsidéra la cause que les autonomistes prétendaient défendre. En 2003, 51% des Corses votèrent contre le projet de collectivité unique proposé par Sarkozy. Ce vote ric-rac, une participation très faible, montrèrent que les Corses étaient très divisés sur ces questions fondamentales.
En 2014, Gilles Simeoni, le fils du « héros » indépendantiste Edmond, emporta la mairie de Bastia avec l’appui de la gauche. Le FLNC déposa les armes.
Dans Le Monde du 27 juin 2015, la chercheuse (corse) Liza Terrazoni écrivait dans un article intitulé “ Racisme et colonialisme ” :
« Etre maghrébin en Corse – mieux vaudrait dire auprès de certains Corses – c’est être mis à l’écart par une série de dispositifs des plus violents (l’action physique ou la ratonnade ) aux plus symboliques (être désigné par des tags tels qu’Arabi fora. Rien de bien spécifique à la Corse diraient certains. »
« A cela près qu’ici ces dispositifs peuvent aller chercher leur justification dans la défense du « peuple corse »…Doit-on voir là le signe d’un racisme débridé… J’y vois pour ma part les symptômes d’un phénomène plus complexe, produit des dérives locales d’une manipulation politique dangereuse de l’idée de minorité et des « potentialités oppressives » contenues dans tout nationalisme… »
« Au centre de l’idéologie nationaliste corse il y a l’idée selon laquelle « le peuple corse » serait une minorité, un groupe opprimé culturellement, politiquement et économiquement par une majorité incarnée par l’Etat français…. On parle sérieusement de « substitution ethnique », de génocide méthodique mis en place par l’Etat français » dans le dessein de « faire disparaitre le peuple corse » ! Persécution contre les entreprises corses, aliénation de la terre, remplacement des fonctionnaires et des cadres corses par des continentaux, immigration d’étrangers et de continentaux sont dénoncés. »
De la « substitution ethnique » au « grand remplacement » de Renaud Camus il n’y a qu’un pas. Il est en tout cas un « remplacement » que le nouveau président de la région corse n’a pas hésité à franchir, c’est celui de la langue corse par la langue de la République française lors de son discours d’investiture. Le ministre (breton) Le Foll, porte parole du gouvernement, n’a rien trouvé à redire à cette initiative séditieuse et ô combien identitaire. Il estime peut-être que le nationalisme corse est génétiquement de gauche… On peut en douter lorsque l’on pense à certaines affirmations prononcées (en corse) par Talamoni en cette circonstance :
« Nous sommes arrivés ici avec tous ceux qui, comme nous, ont toujours combattu les autorités françaises sur la terre de Corse. Demain, nous obtiendrons l’amnistie des prisonniers [politiques] et des recherchés. Demain, les portes des prisons s’ouvriront car les Corses le veulent et que personne ne pourra s’opposer à cette volonté populaire. […] En votant pour les nationalistes, le peuple corse a dit que la Corse n’était pas un morceau d’un autre pays mais une nation, avec sa langue, sa culture, sa tradition politique, sa manière d’être au monde. »
Redisons le une fois encore : le capitalisme financier est hostile aux Etats, aux nations, à des républiques comme celle de la France. Il préfère les régions, les sociétés communautaires où les solidarités sont dissoutes dans des ensembles sans réelle signification, peu démocratiques, prêts à être dévorés par la mondialisation.
PS : face aux récents événements, la réaction des communistes corses m’a semblé frappé au coin du bon sens républicain :
« Le respect des lois de la République est un devoir pour tous. Une embuscade, visiblement préparée de longue main, pour agresser des pompiers dont l’unique mission est de porter secours à autrui, est un acte criminel. Il ne peut être que le fait d’une bande de voyous qui prétend interdire à quiconque l’accès à un territoire sur lequel elle voudrait exercer impunément ses activités délictueuses. L’indignation générale et la solidarité massive à l’égard des sauveteurs sont parfaitement légitimes.
Elles se sont exprimées avec toute la détermination nécessaire, dans le respect des principes et des lois de la République. Elles ne sauraient dégénérer en représailles antireligieuses et en manifestations racistes. Nul n’a le droit de confondre l’immense majorité des musulmans de Corse, qui ne pose aucun problème à personne, avec une poignée de voyous masqués qui s‘en est pris aux pompiers et aux forces de l’ordre.
Le respect des lois de la République est un devoir pour tous : ce principe vaut pour les agresseurs cagoulés comme pour les « vengeurs » instrumentalisés. C’est aux forces de l’ordre et à elles seules, qui revient de traquer les voyous et de les traduire devant les tribunaux. Le calme doit revenir. Tous, élus, pouvoirs publics et simples citoyens doivent retrouver le chemin d’un vivre ensemble qui tarira, à la source, le recrutement des bandes mafieuses. »
PPS : à noter que, lors de la manif anti-arabe, il n’y avait que des hommes. Comme en Iran :
PPPS : ceci est mon 600ème article pour Le Grand Soir. Ça me fait quelque chose.
URL de cet article 29783
http://www.legrandsoir.info/les-nationalistes-corses-sont-ils-proches-de-l-extreme-droite.html
Un « destin corso-sarde » dans le cadre de l’Union européenne ? L’esquisse d’un réseau géopolitique des îles de la Méditerranée occidentale
par Bernabéu-Casanova Emmanuel
La Méditerranée occidentale est un cadre géopolitique original, car si les îles y sont moins nombreuses que dans le bassin oriental, elles présentent ici la particularité d’appartenir à trois grands États-nations européens : la France, l’Italie et l’Espagne. Ainsi, il suffit de lire une carte pour se rendre à l’évidence, la Corse et la Sardaigne pourraient former une entité spécifique, les géographes italiens allant même jusqu’à parler à leurs propos d’« îles jumelles de la Tyrrhénienne ». Cette impression se confirme dès lors que l’on se trouve à Santa Teresa di Gallura, ou à Bonifacio, en apercevant nettement les côtes de l’île voisine. Cependant, les évidences sont trompeuses : la Corse et la Sardaigne, distantes de 12 km, se sont ignorées pendant des siècles.
Depuis peu, les relations entre les deux îles s’accroissent. En quelques années, Corses et Sardes ont multiplié les échanges culturels, mis en place un programme transfrontalier européen et développé un espace de coopération politique permanent, sous la forme de l’association des Îles de la Méditerranée occidentale, en collaboration avec les Baléares et la Sicile. Si l’on se réfère au discours, il s’agit de créer une solidarité entre ces deux régions faisant partie de deux grands Étatsnations européens, la France et l’Italie. Pourtant, ces deux îles ne se ressemblent pas d’un point de vue statistique : la Corse a une superficie d’à peine 8 680 km2 ( 1,6% du territoire français) contre 24 000 km2 à la Sardaigne ( 8% du territoire italien); la Corse ne compte que 260 000 habitants ( 0,4% de la population française), contre 1,7 million d’habitants en Sardaigne ( 2,9% de la population italienne). Seuls les critères économiques permettent de faire un rapprochement entre les deux îles puisqu’elles figurent parmi les régions les plus pauvres de France et d’Italie : l’économie corse ne participe qu’à 0,3% du PIB national, tandis que l’économie sarde ne représente que 2,2% de la richesse italienne.
En dépit des réalités comptables, cette représentation géopolitique, qui promeut l’invention d’un destin corso-sarde sous l’égide de l’Union européenne, prend de l’ampleur, car elle s’inscrit dans la logique d’un réseau des îles de la Méditerranée occidentale.
Pourquoi deux îles si proches sont-elles restées si longtemps indifférentes l’une à l’autre ?
Le très faible intérêt que se sont portés Corses et Sardes se manifeste par l’absence quasi totale de relations économiques ou culturelles pendant des siècles. Cet étrange phénomène peut être éclairé par la géographie et l’histoire.
Deux îles aux reliefs différents mais finalement caractérisées par un même isolement généralisé
La Corse n’est distante que de 82 km des côtes toscanes et se situe à 180 km du port de Nice. La situation de la Sardaigne est a priori moins avantageuse, puisque les côtes les plus proches sont celles de la Tunisie, à 200 km au sud de Cagliari. L’Italie continentale se situe à 230 km à l’est, aussi la Sardaigne n’est finalement proche que de la Corse, dont elle est séparée par les turbulentes Bouches de Bonifacio. Il semble donc que l’insularité soit une contrainte moins forte pour la Corse, plus proche du continent, que pour la grande île voisine. Cependant, le trafic Corse-Toscane n’a pris de l’ampleur que récemment, et de fait les deux îles étaient en matière de transport à peu près à handicap égal. D’autant que les Corses sont desservis par l’éloignement del’île à l’égard de Paris, alorsque les Sardes sont malgré tout plus proches de Rome, la capitale politique, ou même du Piémont et de la Lombardie, moteurs économiques de l’Italie.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas tant l’insularité qui fut la cause principale de l’isolement des populations corses et sardes que le relief. Ainsi que l’a noté le géographe français Maurice Le Lannou, les deux îles présentent des paysages fort distincts : « Pour le voyageur qui vient de Corse, les paysages sardes sont une surprise. Sur la foi des souvenirs d’école, on s’attendait à des montagnes déchiquetées, vieilles croupes hercyniennes reprises par l’orogénie terrestre et découpées par des vallées vertigineuses. Ce sont des plateaux lourds, monotones et étagés qui se présentent [1][1] LE LANNOU Maurice, Pâtres et paysans de la Sardaigne,…. » Mais la Corse « montagneuse » et la Sardaigne « tabulaire » sont toutefois semblables quant à leur cloisonnement intérieur.
On peut s’étonner que je n’aie pas encore évoqué le rôle des littoraux pour ces peuples insulaires. Et pour cause, ni les Corses ni les Sardes n’ont été des peuples marins. Bien au contraire, il semble que pendant longtemps ces insulaires aient conçu une véritable aversion pour leurs littoraux. Maurice Le Lannou a noté que ce sont les multiples invasions qui ont vidé les côtes, et que la malaria ne s’y est développée qu’à la suite de l’abandon humain [2][2] LE LANNOU Maurice, « Le rôle géographique de la malaria »,…. Cette donnée poussa les populations corses et sardes à vivre dans les hauteurs des deux îles. Ainsi, des recensements, datant de 1770 pour la Sardaigne et de 1771 pour la Corse, laissent clairement apparaître la distribution de la population à l’intérieur des terres. En Corse, à cette époque, les principales villes littorales étaient des cités fortifiées tenues par les Génois, qu’il s’agisse de Calvi, Ajaccio ou Bastia. Ces villes ne correspondaient pas à des besoins des populations autochtones. Cette absence de civilisation urbaine est atypique dans le monde méditerranéen.
L’abandon des montagnes corses et des reliefs sardes fut tardif. Ce phénomène résulta de la victoire récente de la société industrielle, puis postindustrielle, sur les sociétés pastorales et agricoles corses et sardes. La littoralisation des activités et des centres d’habitation est donc récente dans les deux îles.
Sur ces divisions géographiques entre mer et montagne, mais aussi entre vallées, sont venues se greffer des pratiques économiques et sociales distinctes. L’antique rivalité sarde opposa jusqu’au siècle dernier les agriculteurs des plaines et des collines, exploitant les terres de grands propriétaires, aux pasteurs nomades des hauts plateaux et des montagnes. Pendant des siècles, les périodes de transhumance des ovins opposèrent violemment ces deux sociétés rurales vivant en Sardaigne. Seules quelques zones littorales se trouvèrent historiquement en dehors de cette opposition entre pâtres et paysans, la pluriactivité y étant de mise.
En Corse, les zones de plaine étant rares et la structure agraire n’étant pas fondée sur les latifundia, la division entre pâtres et paysans n’eut pas cours. Au sein des villages de montagne, chaque famille assurait la subsistance des siens en pratiquant à la fois l’élevage et l’agriculture. Toutefois, d’autres distinctions devaient se greffer sur la géographie des lieux. La ligne de crête sudouest/nordest qui partage l’île était la limite entre la « terre des communes » et la « terre des seigneurs ». Au sud de la Corse, la féodalité fut maintenue jusqu’à la fin de la domination génoise au début du XVIIIe siècle, tandis que dès le milieu du XIVe siècle la majeure partie du nord-est de la Corse avait aboli la féodalité.
Le double isolement, celui de l’insularité et du cloisonnement intérieur, caractérisa donc pendant des siècles les Corses et les Sardes, retranchés dans leurs villages. Le fractionnement des îles était tel que l’on comptait en Corse pas moins de soixante-quatre pieve, entités géoéconomiques et géoculturelles relativement cloisonnées entre elles.
De fait, les populations corses et sardes, en dépit des brassages dus aux invasions, ont maintenu de fortes permanences culturelles, par exemple la langue. Toutefois, le cloisonnement des îles fit qu’en réalité les parlers corses et sardes furent multiples. Aujourd’hui encore, la langue sarde, proche du latin primitif, reste très peu normée et plusieurs parlers s’opposent alors que les dispositifs pour sa promotion se mettent en place. Le corse, lui, dispose déjà d’émissions radiophoniques ainsi que télévisées, de publications régulières. Même si du point de vue des parlers cette langue est également diverse, sa normalisation a été plus précoce qu’en Sardaigne. Dans l’ensemble de ces parlers locaux, un espace linguistique corso-sarde se distingue, englobant la région de Bonifacio et la Gallura.
Le décloisonnement de la Corse et de la Sardaigne restant tout à fait imparfait, les divisions géographiques demeurent une réalité culturelle, économique et sociale pertinente en ce début de XXIe siècle. Les rivalités ancestrales entre Bastia et Ajaccio, ou entre Sassari et Cagliari, sont des illustrations de la division des deux îles.
Un autre point commun à la Corse et à la Sardaigne est d’ordre démographique : les deux îles sont assez vides : à peine 30 hab./km2 en Corse, tandis que la Sardaignen’a que 69 hab./km2. On est bien loin des densités des autres îles de la Méditerranée occidentale : 170 hab./km2 à Majorque, 200 hab./km2 en Sicile et même, cas extrême, 1 000 hab./km2 à Malte. De surcroît, avec la récente littoralisation des activités, les populations sont concentrées dans quelques communes littorales, laissant de fait les terres intérieures vides.
Si ces îles sont peu peuplées, c’est en grande partie à cause de l’émigration. Mais là encore les deux situations sont contrastées. La Sardaigne n’a finalement été qu’une tardive et modeste terre d’émigration. Les Sardes ne sont massivement partis qu’au début du XXe siècle, et plus encore après la Seconde Guerre mondiale. Leurs lieux d’implantation furent l’Italie du Nord et les grands centres industriels européens, et plus marginalement la Corse à partir des années soixante. Ces quelques milliers de Sardes remplacèrent en Corse la traditionnelle émigration toscane. Mais arrivant alors que les Corses quittaient massivement l’île, les Sardes firent l’objet d’un profond ressentiment. Cependant, l’émigration sarde n’eut rien de comparable avec l’émigration sicilienne ou même l’émigration corse. Au XIXe et au XXe siècle, les Corses émigrèrent massivement sur le continent, à Marseille, à Nice et à Paris, mais également au sein de l’empire colonial français. Rares sont ceux qui partirent tenter l’aventure dans des terres lointaines qui n’étaient pas sous influence française. Des siècles d’émigration font qu’il y a aujourd’hui nettement plus de Corses en dehors de l’île qu’en son sein. Aujourd’hui encore, l’attachement des populations émigrées et de leurs descendants reste fort, mais dans le cas corse par exemple, la diaspora n’a pas encore trouvé le moyen d’exprimer politiquement ou économiquement son attachement indéfectible à l’île.
La Corse et la Sardaigne furent pendant des siècles des îles pauvres, des terres où la subsistance n’était pas assurée. De fait, les organisations sociales assurèrent la survie des populations au prix parfois de violents conflits d’intérêts. Les deux populations n’étaient pas incitées à s’intéresser à l’île d’en face, d’autant qu’elles n’avaient rien, hormis une certaine forme de pauvreté, à échanger. Mais si les relations entre la Corse et la Sardaigne sont toujours demeurées anecdotiques, c’est également par le fait de l’histoire.
Au regard de l’histoire, Corse et Sardaigne ne partagent plus le même destin depuis des siècles
Situées au cœur des routes maritimes de la Méditerranée occidentale, les îles de Corse et de Sardaigne eurent longtemps le malheur d’avoir, selon la pensée de Fernand Braudel, des significations extérieures plus grandes que leur réalité propre, de par leur position géostratégique.
Une première phase dans l’histoire de ces deux îles se déroula de 500 avantJ.-C. à 1300 après J.-C. Durant cette période, la Corse et la Sardaigne connurent les mêmes envahisseurs : Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Barbaresques, puis Pisans. Cependant, seule Rome intégra durablement la Corse et la Sardaigne dans son Empire. Certes la colonisation demeura imparfaite, car elle se concentrait sur les littoraux, mais la pacification des îles fut presque assurée quand les populations autochtones se réfugièrent dans les zones de reliefs. Pour s’assurer de la tranquillité de l’île, les Romains construisirent même un limes en Sardaigne. De – 231 à l’an 6 de notre ère, la Corse et la Sardaigne constituèrent une seule et même province romaine, la Sardinia-Corsica. À la chute de l’Empire romain, les îles furent la cible des raids vandales. Par la suite, les différents peuples colonisateurs n’eurent jamais d’emprise simultanée sur les deux îles. La domination byzantine, qui débuta au VIe siècle, fut imparfaite; trop loin de la capitale de l’empire d’Orient, les îles demeurèrent en proie aux razzias barbaresques. Par la suite, l’autorité de Pise sur les deux îles fut très contestée, par de nombreuses révoltes mais aussi à cause de sa rivale Gênes, qui, occupant déjà une partie du territoire sarde, prit pied en Corse en 1195, envahissant la forteresse de Bonifacio. Ce fut donc dans la confusion que s’acheva la première grande période de l’histoire de la Corse et de la Sardaigne.
À compter du début du XIVe siècle s’ouvrit une deuxième phase dans l’histoire de ces îles, qui dura jusqu’à il y a peu : la Corse et la Sardaigne évoluèrent durablement dans deux sphères d’influence différentes. Après la bataille navale de la Meloria en 1284, Gênes chassa Pise de Corse et, via l’office de Saint-Georges, la thalassocratie demeura dans l’île jusqu’en 1729. Son autorité fut souvent contestée, mais les Génois mirent à profit l’île en fondant des villes, en construisant un réseau défensif de tours littorales et en organisant des relations commerciales. Dans le même temps, en Sardaigne, Génois et Pisans qui se disputaient l’île furent évincés par les Aragonais en 1323. Les Espagnols demeurèrent maîtres de l’île jusqu’en 1713 car, afin de se concilier la population insulaire prompte à la révolte, les Espagnols acceptèrent de doter l’île d’un statut d’autonomie, qui prévoyait deux institutions représentatives habilitées à voter les lois. Ainsi, pendant près de cinq siècles, Corse et Sardaigne évoluèrent sous la domination de deux occupants aux intérêts opposés. De fait, les échanges entre les deux îles furent quasi nuls, sauf en matière de contrebande ou plus tard d’exil forcé des bandits sardes et corses, qui changeaient d’île pour échapper aux poursuites judiciaires et aux vendettas, pratique courante dans les deux îles.
Au cours du XVIIIe siècle, l’histoire en Corse et en Sardaigne s’accéléra, mais les deux îles continuèrent à se tourner le dos. Peu rentables, insuffisamment peuplées et trop indociles, la Corse et la Sardaigne devinrent à cette période des monnaies d’échange lors de grandes tractations diplomatiques. Ainsi, la Sardaigne aragonaise fut offerte en 1713 aux Habsbourg d’Autriche par le traité d’Utrecht. En 1718, par le traité de Londres, les Autrichiens l’échangèrent à la Savoie contre la Sicile. Dès lors, la Sardaigne forma avec le royaume du Piémont les « États sardes ». La Corse connut un siècle plus agité encore. L’île fut gagée par les Génois endettés en 1768 par le traité de Versailles, ce qui revenait à offrir la Corse à la France. Mais en réalité Gênes n’avait plus le pouvoir sur l’île, révoltée depuis 1729. La Corse étant devenue indépendante par les armes en 1755, Pascal Paoli s’efforça alors de fonder un État corse, moderne et démocratique, qui suscita l’admiration des esprits éclairés de l’époque en Europe et en Amérique. Cette première période paolienne se termina quand les Français conquirent la Corse en 1769, à la suite de la bataille de Ponte Novu. L’intégration de la Corse à la France révolutionnaire fut entérinée par vote en 1789. La Corse se tourna alors durablement vers la France, se détournant par là même de la sphère d’influence italienne, alors que la Sardaigne l’intégrait pleinement, sous l’égide de la maison de Savoie. De fait, la Sardaigne disparut de la carte mentale des Corses après l’échec des prétentions révolutionnaires françaises sur la grande île voisine au cours de l’année 1793. Les révolutionnaires français, échaudés par ce fiasco, refusèrent alors d’aider le révolutionnaire sarde Giovanni Maria Angioy, qui dut s’exiler à Paris. Même Napoléon dans le cadre de sa Grande Europe délaissa la Sardaigne, pourtant si proche de son île natale.
Après les troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, la Sardaigne réintégra le giron piémontais dans le cadre d’un statut d’autonomie. En 1847, la « fusion parfaite » avec la Savoie, le Piémont et la Ligurie fut réalisée. La classe éclairée sarde renonçait alors au statut d’autonomie hérité des Aragonais et posait les jalons du Risorgimento italien. Toutefois, à la fin du XIXe siècle, et malgré l’unité italienne, la « question sarde » se posait toujours, tant l’île semblait lointaine et délaissée. En Corse, le XIXe siècle fut marqué par une intégration super-ficielle à la France. L’île, berceau des Bonaparte, demeura suspecte aux yeux des royalistes et plus encore des républicains. Ainsi, un fort mouvement d’opinion, emmené notamment par le leader de la gauche radicale Georges Clemenceau au début de la IIIe République, réclamait ouvertement la restitution à titre gratuit de l’île à la jeune Italie. Dans les faits, les Corses émigrés sur le continent intégrèrent bien souvent la police, l’armée et l’administration, notamment coloniale.
Au début du XXe siècle, la Corse et la Sardaigne demeuraient des îles pauvres, en marge de la révolution industrielle. La Première Guerre mondiale réveilla les revendications insulaires. En Corse et en Sardaigne, la saignée démographique fut douloureuse, et le décalage entre le niveau de développement du continent et celui des deux îles fut un choc pour les soldats insulaires. En 1919 naquit le nationalisme sarde avec la fondation du Partito Sardo d’Azione (PS d’A) par d’anciens combattants de la valeureuse « brigade Sassari ». Dès l’origine, le parti autonomiste d’Emilio Lussu et de Camillo Bellieni rencontra un vif succès, obtenant même 36% des suffrages aux élections régionales de 1921. En Corse, la Première Guerre mondiale réveilla également les aspirations nationalistes jusque-là assoupies. En 1923, Pierre Rocca fonda le Partitu Corsu d’Azzione. Ce parti, qui disposa toujours d’une audience restreinte, dériva rapidement vers le fascisme, tandis qu’en Sardaigne le PS d’A était combattu par Mussolini. En 1940, la défaite française contre les armées allemandes donna l’occasion aux Italiens de mettre en œuvre leur revendication sur la Corse : à partir du 11 novembre 1942, près de 80000 soldats fascistes investirent l’île. Les géographes italiens s’empressèrent alors de justifier l’annexion de fait de la Corse. Ainsi, en 1942, Antonio Renato Toniolo écrivit : « La Corse est géographiquement la plus italienne des grandes îles de la mer Tyrrhénienne [3][3] TONIOLO Antonio Renato, « La Corsica geograficamente…. » L’occupation de la Corse par l’armée fasciste se heurta à une vive résistance. Le 5 octobre 1943, contre l’avis du général de Gaulle, la Corse était le premier département français libéré du joug fasciste et nazi. Après l’échec des prétentions italiennes sur la Corse, un fort sentiment anti-italien et antisarde s’installa dans l’île. Pourtant, de nombreux soldats italiens avaient finalement choisi de lutter au côté de la Résistance corse contre les Allemands. À compter de cette date, les prétentions italiennes sur la Corse disparurent, comme avaient disparu cent cinquante ans auparavant les prétentions françaises sur la Sardaigne. Dès lors, la Corse devint pour les Italiens en général, et les Sardes en particulier, une île taboue, une île où« on a l’extraordinaire impression d’être à la fois en Italie et à l’étranger [4][4] BAGNATE Tullio et MARCARINI Albano, Si ha la straordinaria… ».
En 1948, la Sardaigne fut dotée d’un statut d’autonomie dérogatoire. Rien ne fut prévu pour la Corse, qui s’enfonça dans la léthargie, le non-développement engendrant l’émigration massive. Le statut sarde n’évita pas totalement l’émigration des populations mais laissait au moins l’impression d’un sursaut politique et économique, notamment grâce au « plan de la Renaissance » au milieu des années soixante. Les autonomistes sardes participèrent à la gestion de l’île, le « sardisme » s’imposant comme une des composantes de la vie politique locale. En Corse, la revendication nationaliste prit un autre tour. Au cours de l’été 1975, alors que le sang venait de couler en Corse, la République française découvrit avec stupeur la« question corse ». En 1976, la fondation du Fronte di Liberazione Naziunale di a Corsica (FLNC) marquait un tournant dans la revendication corse. Cette conjonction entre violence et politique ne fut possible que parce que, au sein de la société corse traditionnelle, la violence participait déjà à la mainmise du système clanique. Aussi, les indépendantistes du FLNC inscrivirent avec succès leur lutte dans une tradition de la violence politique, détournant habilement le mythe des « bandits d’honneur », qui se rendaient populaires auprès des populations corses en défiant l’État français. Par la suite, nombre d’affaires de droit commun purent ainsi être justifiées auprès de l’opinion publique corse sous l’alibi de la lutte armée contre l’État français.
À l’inverse, une évolution de la revendication sarde vers le terrorisme fut impossible, en dépit de tentatives dans les années soixante-dix. En effet, la violence sarde n’avait pas la même nature que la violence corse : au cours des siècles, elle résultait de conflits de territoires entre pasteurs et paysans. La violence avait un caractère économique mais rarement politique, comme en témoignaient les razzias menées par les Sardes des hauts plateaux sur les gens de la plaine ou le vol de bétail à des familles de pâtres aisés.
Vivant dans des univers cloisonnés, les Corses et les Sardes, sauf à quelques exceptions, ne se manifestèrent que très peu d’attention au cours des siècles. De plus, aucun acteur exogène ne fut assez puissant pour rééditer durablement l’unité corso-sarde réalisée par l’Empire romain, et les 12 km séparant les deux îles maintinrent durablement les populations insulaires dans une indifférence réciproque. Cependant, depuis quelques années semble se dessiner une troisième phase dans l’histoire des relations corso-sardes, celle du rapprochement, dans une perspective éminemment géopolitique.
Le rapprochement corso-sarde s’inscrit dans la logique d’un réseau des îles de la Méditerranée occidentale
Alors que la Corse et la Sardaigne s’ignoraient superbement depuis toujours, les prémices d’une coopération corso-sarde se firent jour au début des années quatre-vingt. Lors de nombreux colloques, des universitaires étudièrent alors les parallèles historiques, politiques et institutionnels entre les deux îles. Au mois d’octobre 1989, Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, et Jacques Delors, président de la Commission européenne, participèrent à Ajaccio au Colloque sur le développement économique et l’identité culturelle des îles européennes. L’idée d’un possible rapprochement corso-sarde sous l’égide européenne était arrivée à maturation, aussi, au mois de juillet 1990, le département de la Corse-du-Sud et la province de Sassari furent retenues dans le cadre des projets transfrontaliers européens Interreg. Ce premier programme avait pour but de « désenclaver l’entité géographique corso-sarde ». Il fut prolongé, en 1994, par InterregII puis, en 1999, par Interreg III associant Corse, Toscane et Sardaigne. Encouragés par l’Union européenne, les élus insulaires multiplièrent les relations entre Corse et Sardaigne et les îles alentour. Ainsi, au mois de mai 1995 fut fondée entre les dirigeants de la Corse, de la Sardaigne et des Baléares l’association des Îles de la Méditerranée occidentale (IMEDOC), dans le but de mettre en place une structure de coopération permanente afin de promouvoir des projets communs. De 1996 à ce jour, des échanges culturels, sportifs, techniques se sont institutionnalisés entre la Corse, la Sardaigne et d’autres îles de l’Union européenne.
Les discours, et les initiatives concrètes, donnent l’impression d’assister à l’invention d’un destin corso-sarde : il n’en reste pas moins que la motivation profonde des acteurs de ce rapprochement n’est jamais clairement explicitée. Elle s’éclaire toute-fois à la lueur du contexte spécifique qui a permis le rapprochement entre les deux îles.
Les élus corses et sardes tentent de modifier les rapports de leur région à l’État en misant sur l’Union européenne
Des contextes politiques internes contrastés. – Les liens qui unissent la Corse à la France, et la Sardaigne à l’Italie, sont de natures différentes. En Corse, trente années de nationalisme ont fait leur œuvre, sans que jamais les tenants de cette idéologie n’aient été au pouvoir. Le discours nationaliste axé autour du développement économique spécifique, de la défense du peuple corse et de sa culture, et d’une plus grande démocratie passant par plus d’autonomie, a fait florès dans l’ensemble de la classe politique insulaire. Chaque accès de violence a obtenu une réponse politique de la part des pouvoirs publics sous la forme d’avancées institutionnelles. Le statut accordé en 1982 par Gaston Defferre à la Corse était une réponse directe aux actions terroristes des indépendantistes du FLNC. En 1991, un nouveau statut donna davantage de pouvoir à l’assemblée de Corse, dans l’espoir d’obtenir enfin une « paix » durable. Toutefois, ce nouveau statut ne correspondait pas à une véritable autonomie de la Corse, puisque l’assemblée de Corse était dépourvue du pouvoir réglementaire et législatif et ne disposait pas de l’autonomie financière. Les actuelles négociations de Matignon, qui répondent également à une forte pression terroriste, constituent une avancée significative vers l’autonomie. La question corse qui se pose à la marge de la République depuis près de trente ans a fait évoluer la République française sur ses positions centralisatrices. Que de chemin parcouru depuis 1974, date à laquelle Libert Bou, l’envoyé du président dela République en Corse, déclarait : « Même deux cent mille Corses autonomistes ne pourraient modifier la Constitution française. » Il n’aura finalement fallu que quelques nationalistes déterminés et l’entente d’une partie de la classe politique locale et nationale pour modifier la nature du lien entre la Corse et la France.
En Italie, contrairement à la France, le débat entre État fédéral et État jacobin n’a pas été véritablement tranché. Cette question y est devenue taboue, l’idée d’une nation italienne forte ayant été longtemps assimilée au régime fasciste. Pourtant, la République italienne nécessite un pouvoir centralisé assez fort pour maintenir en son sein des régions économiquement très diverses. En Sardaigne, contrairement à la Corse, l’autonomie est une tradition héritée de longue date. Le statut actuel de la Sardaigne, datant de 1948, permet aux élus de disposer de vastes compétences. Depuis des décennies, les autonomistes font partie intégrante du champ politique sarde et participent directement à la gestion de la Gunte régionale. De fait, la Sardaigne autonome est bien intégrée dans la sphère italienne. Seuls quelques groupuscules revendiquent, ouvertement et pacifiquement, l’indépendance.
Contrairement à la situation corse, la Sardaigne ne menace pas l’unité du pays. Le véritable danger pour la République italienne ne provient pas de la périphérie mais bien du cœur économique du pays. La remise en cause de la nature du régime vient de l’Italie du Nord, et plus particulièrement du discours séparatiste de la Lega d’Umberto Bossi. Dans son sillage, certains sardistes réclament un nouveau statut d’autonomie dans une Italie fédérale. Un tel discours, dans le contexte de la construction européenne, a le vent en poupe. Pourtant, la Sardaigne, tout comme la Corse, pâtirait économiquement d’une redéfinition des règles de solidarité entre régions au sein des États. Nonobstant, si les liens des Corses et des Sardes avec leurs États-nations respectifs ont des spécificités, dans les deux cas la situation est propice à de profonds changements, d’autant que la construction européenne encourage l’affirmation des régions.
–Le contexte politique externe marqué par le rôle croissant de l’Union euro-péenne en Corse et en Sardaigne. – L’Union européenne s’est imposée comme un partenaire financier important en Corse et en Sardaigne. De 1994 à 1999, les fonds structurels, c’est-à-dire les sommes attribuées par les FEDER, FEOGA, FSE et les programmes d’initiatives communautaires Interreg, Urban, etc., ont représenté 1,9 milliard de francs en Corse (soit 7210 F/hab.) et 11,9 milliards de francs en Sardaigne (soit 7200 F/hab.). Sur cette période, les deux îles étaient extrêmement favorisées dans le cadre européen par leur zonage en objectif numéro 1 du FEDER, au titre du retard structurel de développement. Sur la période 2000-2006, la Corse, qui est sortie de l’objectif numéro 1, ne touchera « plus » que 1,2 milliard de francs (soit 4600 F/hab.) de fonds structurels contre 12,7 milliards de francs pour la Sardaigne (soit 7 700 F/hab.), qui elle demeure au sein de l’objectif numéro 1.
Toutefois, l’aide économique apportée par l’Union européenne à la Corse et la Sardaigne, bien que conséquente, est infime comparée aux contributions nationales. En Corse, chaque année l’État français dépense environ 11 milliards de francs pour une recette fiscale inférieure à 5 milliards de francs. Le contrat plan État-région 2000-2006 attribue à la Corse 3,1 milliards de francs, financé à 52% par l’État et à 48% par la région, soit le double de ce que l’État s’engage à verser par tête d’habitant au Limousin, région la plus pauvre de France. De plus, le processus de Matignon prévoit au titre du retard de développement économique un programme d’investissements publics de 15 milliards de francs sur quinze ans, dont 70% seront à la charge de l’État et seulement 30% de la collectivité territoriale de Corse.
À un degré moindre, il en va de même en Sardaigne, où la contribution de l’État italien dans les finances publiques est sans commune mesure avec les aides communautaires. La Corse et la Sardaigne dépendent donc financièrement et économiquement de la France et de l’Italie, et si l’apport financier de l’Union européenne est appréciable, ce n’est pas par ce biais que l’Europe s’est imposée comme un acteur déterminant aux yeux des dirigeants corses et sardes. Pour nombre d’élus, la construction européenne est avant tout une opportunité d’émancipation politique bien plus qu’une chance économique. Dès lors, pour les indépendantistes sardes ou corses et pour nombre d’élus traditionnels, l’Europe est perçue depuis peu comme un arbitre extérieur. En Corse, où la relation entre État et collectivité territoriale est souvent tendue, l’Europe est devenue en quelques années un acteur politique à part entière. Ainsi, Jean-Guy Talamoni, chef de file des indépendantistes à l’assemblée de Corse, déclarait en août 1999 : « Nous devons impérativement sortir de ce face-à-face étouffant et stérile avec Paris et impliquer l’Europe dans la recherche des moyens susceptibles de conduire au règlement de la question corse […]. Evviva a Corsica, Nazione d’Auropa [5][5] « Intervention de Jean-Guy Talamoni », U Ribombu, n° 436,… ! » Pourtant, la conversion des nationalistes insulaires à l’Europe est relativement récente : en 1992, à l’occasion de la ratification du traité de Maastricht, les Corses avaient voté « non » à 57%; les mêmes nationalistes appelant alors à l’abstention.
On l’aura compris, le rapprochement corso-sarde s’inscrit clairement dans un contexte de réarticulation des pouvoirs entre les régions, l’État et l’Union européenne. Un certain nombre d’élus jouent la carte de l’Union européenne contre leurs États respectifs. Au sein des instances dirigeantes françaises et italiennes, on laisse faire avec bienveillance. En France, par exemple, la notion de coopération corso-sarde a été avalisée par les travaux de la DATAR dès 1994.
La finalité du rapprochement corso-sarde n’est ni économique ni culturelle
Sur la période 1994-1999, le programme transfrontalier Interreg II disposait d’une enveloppe financière de 500 MF pour l’ensemble Corse-du-Sud-Province de Sassari, et de 380 MF pour le volet Haute-Corse-Toscane. Les objectifs de ce programme sont d’améliorer la communication entre les deux îles, de développer les échanges commerciaux, de défendre l’environnement, notamment par une gestion raisonnée du tourisme, de développer la connaissance mutuelle entre habitants des deux îles, ainsi que de faire des deux îles un pont jeté vers le Sud. Ces objectifs furent également ceux que développèrent en mai 1995 les présidents des régions Sardaigne, Baléares et Corse lors de la fondation d’IMEDOC. L’accord constitutif de cette association prévoyait « l’encouragement à la coopération économique, sociale et culturelle entre nos sociétés et la promotion des intérêts communs des îles et du pourtour méditerranéen [6][6] IMEDOC, plaquette de présentation, Ajaccio, Collectivité… ».
À y regarder de plus près, la coopération entre les îles de Corse et de Sardaigne est concrètement difficile. En dépit d’un suréquipement corse en matière de transports aériens et maritimes (carte 3), le temps de parcours entre Ajaccio et Sassari est d’au minimum cinq heures pour 130 km à vol d’oiseau. Ce même parcours en avion suppose au mieux de passer par Paris, puis Rome. Quoique en hausse, les relations maritimes entre les deux îles demeurent modestes avec à peine 250000 passagers par an, dont bon nombre de touristes transitant par la Corse pour atteindre la Sardaigne. D’un point de vue marchand, la Corse et la Sardaigne n’ont rien à échanger. L’économiste Jean-François Ferrandi s’est interrogé sur les échanges corso-sardes pour finalement en constater la « modicité [7][7] FERRANDI Jean-François, La Corse dans le miroir sarde,… ». La Corse produit et exporte vers la Sardaigne de petites quantités de bois, de liège, de poissons, de légumes et de fruits frais, tandis que la Sardaigne exporte en Corse du liège travaillé, des matériaux de construction, du lait et des ovins. Une bonne part du commerce entre les deux îles est le fait de produits qui ne font que transiter, car ils ont été fabriqués sur le continent. L’avenir économique de la Corse ne passe pas par la Sardaigne et vice versa. Et pour cause, le taux de couverture de la Corse est de 14% tandis que celui de la Sardaigne est d’à peine 4,9%. Pis encore, dans le domaine agricole, les Corses et les Sardes sont en situation de concurrence. En matière d’environnement et de tourisme, il est à craindre également que les projets progressent lentement, comme en témoigne la mise en place du Parc international marin des Bouches de Bonifacio.
Dans le domaine social ou culturel, le bilan est également peu probant, en dépit de manifestations culturelles, d’échanges de savoir-faire et de rencontres interuniversitaires. Enfin, la Corse et la Sardaigne apparaissent aux yeux de nombre d’experts comme un « pont lancé vers l’autre rive de la Méditerranée ». Il est malheureusement peu probable que l’avenir économique des deux îles se situe dans cette direction.
Cette vision négative de la coopération corso-sarde est largement partagée à Bruxelles, si l’on en croit le journal Le Monde du 25 février 2000 : « Globalement incontestable, le succès d’Interreg est localement plus ou moins convaincant. Des expériences comme le programme de coopération entre la Corse, la Sardaigne et la zone de Livourne ont même laissé une impression d’échec absolu. »
Pourtant, le rapprochement corso-sarde va perdurer car, dans l’esprit des élus qui animent cette initiative, le but n’est pas tant de développer l’économie des îles ou de faire naître une conscience corso-sarde que de mettre en place un ambitieux outil à usage politique.
Le rapprochement corso-sarde est politique : faire du lobbying auprès des gouvernements nationaux et des instances européennes
Les principaux leaders politiques de Sardaigne et de Corse jouent clairement la carte européenne, appuyés en cela par les instances de Bruxelles. Mais le principal problème qui se pose à eux est que les deux îles sont trop peu peuplées et marginalisées économiquement pour peser sur les décisions politiques nationales et européennes. Jusqu’à présent, la Corse et la Sardaigne ont su tirer profit de la construction européenne, mais l’inquiétude a percé lors de l’ouverture des discussions pour l’intégration des pays de l’Est. Il semble depuis lors évident qu’une part de la manne financière européenne va se détourner du Sud de l’Union européenne. Par ailleurs, le centre de gravité de l’Europe va se déplacer vers l’est, vers des pays non insulaires. Dès lors, il sera difficile aux îles du Sud de faire entendre leur voix. Aussi, l’adage selon lequel l’union fait la force semble être le maître mot du rapprochement corso-sarde, l’idée s’étant imposée aux dirigeants insulaires de s’unir afin de peser sur les États-nations et sur l’Europe, jusqu’à disposer d’un véritable réseau d’influence.
Le réseau des hommes politiques nationaux d’origine insulaire. – La Corse, plus encore que la Sardaigne, a fourni à la France un personnel politique important en termes de députés, de sénateurs et de ministres. Certes, la République italienne a connu deux présidents de la République natifs de Sardaigne, Antonio Segni puis Francesco Cossiga, mais c’est bien peu en comparaison du nombre d’élus nationaux d’origine corse. Ainsi, l’Amicale des parlementaires et des membres du Conseil économique et social d’origine corse [8][8] BERNABÉU -CASANOVA Emmanuel, « De l’île de Corse à… réunissait il y a quelques années une quarantaine d’élus. Une des explications à ce phénomène relève du fait qu’en dépit d’une faible distance les deux îles ont développé des formes d’organisations sociales très différentes. Pour la sociologue Aide Esu, la famille traditionnelle de la Sardaigne pastorale se réduisait à la famille nucléaire, unité économique autonome. De fait, toute personne étrangère à la famille était exclue, en dehors de toute logique de clan. Ainsi, les Sardes issus de la société pastorale se caractérisaient par « un manque d’intérêt pour la vie politique, une méfiance à l’égard de l’État et l’impossibilité d’une action collective au nom d’un quelconque enjeu qui dépasserait l’intérêt matériel du groupe familial [9][9] ESU Aide, La Violence en Sardaigne. La parole et le… ». Au contraire, en Corse, où le clan était le fondement même de la vie communautaire, la politique a toujours eu un rôle primordial.
Quoi qu’il en soit, même s’il convient de ne pas surestimer le rôle des hommes politiques d’origine corse ou sarde dans les affaires insulaires, il est incontestable qu’ils font l’objet de toutes les attentions de la part des responsables des assemblées de Corse et de Sardaigne. Ainsi, Jean Baggioni écrit régulièrement aux élus nationaux d’origine corse afin de les informer d’un problème débattu en France ou au sein des instances européennes.
Ce type d’action n’est incontestablement pas au cœur de l’« arsenal » d’outils de pression mis en place par la Corse et la Sardaigne pour peser sur leur destin. Il peut toutefois se révéler utile, comme le précise Jean-Didier Hache, l’un des responsables du lobbying en faveur des îles au niveau européen : « Le fait que certains ministres gouvernementaux soient d’origine insulaire aide souvent les îles à faire valoir leurs intérêts [10][10] HACHE Jean-Didier, « La commission des îles de la CRPM »,…. »
Le Comité des régions de l’Union européenne. – Fondé par le traité de Maastricht, le Comité des régions de l’Union européenne est un organe consultatif auprès du Conseil et de la Commission en activité depuis mars 1994. Le but de ce comité est de représenter et de défendre les intérêts des collectivités territoriales des États membres de l’Union européenne. Les deux cent vingt-deux représentants des collectivités régionales et locales membres du Comité sont désignés par l’État pour une durée de quatre ans renouvelables. Cette institution indépendante, véritable expression du fédéralisme européen, est utilisée pour servir les intérêts de la Corse et de la Sardaigne au sein de l’Union européenne. Mais cette tribune ne fait que publier des avis et non des décrets, aussi son rôle ne peut-il être que complémentaire à des actions menées au niveau européen.
L’action concertée des députés européens de Corse et de Sardaigne. – L’idéeque le Parlement de Strasbourg puisse servir les intérêts des îles émerge en novembre 1987 lors de la création, à l’initiative du député corse François Musso, d’un intergroupe intitulé « Îles et régions périphériques ». En octobre 1994, à la suite du renouvellement du Parlement européen, un nouvel intergroupe des îles est formé. Il compta jusqu’à trente députés, dont les députés sardes et corses, qui indépendamment de leur appartenance politique œuvrèrent ensemble. Ainsi, en janvier 1996, l’intergroupe rédigea un manifeste sur la question des îles avec pour objectifs d’obtenir la reconnaissance dans la législation communautaire du caractère permanent des problèmes des îles et de promouvoir la mise en pratique d’une politique européenne des îles.
L’action de lobbying des insulaires se révèle efficace. Ainsi, en mars 1998, le Parlement européen a adopté le rapport de la Commission de la politique régionale, présenté par Vincenzo Viola, député européen de Sicile, qui considérait que « toutes les régions insulaires de l’Union européenne pâtissent d’un désavantage naturel qui ne leur permet pas un développement adéquat ou qui limite les potentialités. C’est le message de fond que je veux faire passer dans mon travail; un concept bien établi, pour nous insulaires, mais aucunement accepté jusqu’à présent par la Commission européenne [11][11] VIOLA Vincenzo, « Le rapport sur les problèmes des… ».
Faire pression sur les instances européennes par le biais des députés au Parlement de Strasbourg est une stratégie qui peut être payante. Toutefois, les îles de Corse et de Sardaigne disposent de bien peu de représentants pour faire valoir leurs idées. Ainsi, pour la mandature allant de 1999 à 2004, la Sardaigne ne compte qu’un seul député européen, en la personne de Mario Segni, fils de l’ancien président de la République italienne. C’est pour cette raison que les Sardes souhaitent de plus en plus ouvertement une révision de la circonscription électorale Sardaigne-Sicile aux élections européennes, car ils se sentent défavorisés, par rapport à l’autre grande île italienne, qui, bien plus peuplée, rafle davantage de sièges.
Le lobbying direct des assemblées de Corse et de Sardaigne. – Au cours des années quatre-vingt-dix, on a assisté à une montée en puissance de la dimension européenne dans l’action des assemblées corse et sarde. Ainsi, au mois de juillet 1992, les élus nationalistes corses du MPA proposèrent une motion visant à la mise en place d’un correspondant permanent de la collectivité territoriale à Bruxelles pour la préparation et le suivi des mesures et des programmes concernant la Corse. Dans le même temps, José Rossi, leader de la droite libérale, affirmait dans un ouvrage intitulé Agir ensemble que la Corse et les instances européennes devaient établir un partenariat direct car « l’écran parisien est générateur de retards dans l’information et d’infléchissements dans la décision au détriment fréquent des intérêts corses ». Dans cette logique, l’assemblée territoriale de Corse entérina l’idée d’une représentation à Bruxelles au cours de l’année 1996.
En Sardaigne, la question se posa également et, à compter de février 1996, la loi n° 52 autorisa les régions à disposer de leur propre représentation à Bruxelles. De sorte que la région autonome de Sardaigne est représentée à Bruxelles par un bureau de liaison, dont le but est de faire du lobbying auprès des instances européennes. L’idée court à présent de créer un bureau de liaison unique représentant les intérêts corses et sardes.
Au-delà des représentations de la Corse et de la Sardaigne à Bruxelles, les assemblées régionales de ces deux îles disposent en leur sein d’une commission des affaires européennes. Si cette fonction existe de longue date en Sardaigne, elle est nouvelle au sein de l’assemblée de Corse. Créée en 1999, elle a pour premier président Jean-Guy Talamoni, leader des indépendantistes corses. Ainsi, par le biais d’un rapport intitulé « Une ambition européenne pour la Corse », les membres de la commission, sous l’égide du leader nationaliste, font une véritable profession de foi européenne. De la sorte, les indépendantistes obtiennent une reconnaissance à l’échelle européenne, que ce soit de la part des commissaires européens, tel Michel Barnier, ou encore du président de la Commission européenne, Romano Prodi. Il faut dire qu’en préface du rapport l’économiste Alain Lipietz, aujourd’hui ex-candidat des Verts à la prochaine élection présidentielle, accordait le beau rôle à l’Union européenne, considérant que « quand un face-à-face risque de tourner mal, la solution est bien souvent d’introduire de nouveaux interlocuteurs. Et, ici encore, c’est l’Europe qui s’impose [12][12] TALAMONI Jean-Guy (président), Une ambition européenne… ».
L’action de la Commission des îles de la CRPM et de son émanation statistique,EURISLES. – L’idée d’une action commune des îles européennes apparut en 1979, alors qu’une Commission des îles est envisagée au sein de la Conférence des régions périphériques maritimes de la CEE (CRPM). Cette Commission des îles se réunit pour la première fois en 1980 à Nuoro, afin de débattre des problèmes spécifiques aux îles dans la construction européenne. Du même coup, la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d’Europe placée sous l’égide du Conseil de l’Europe créa à son tour une commission insulaire.
L’action de la Commission des îles de la CRPM est plus spécialement ciblée sur les instances de l’Union européenne, à savoir les commissaires, les hauts fonctionnaires et les députés européens. Le rôle dévolu à cette commission est double. Ils’agit, d’une part, de faire reconnaître la situation particulière des îles par les autorités nationales et communautaires et d’obtenir la mise en œuvre de politiques adaptées pour répondre aux contraintes de l’insularité et, d’autre part, de promouvoir la coopération interrégionale. La dernière réunion de la Commission des îles, qui s’est tenue le 7 juin 2001 à Porto-Vecchio, sous l’égide de son président Jean Baggioni, réunissait vingt-six régions insulaires appartenant à douze pays d’Europe.
Financée par des subventions allouées par chacune des régions insulaires participantes, la Commission des îles œuvre étroitement avec l’Intergroupe des îles du Parlement et l’association IMEDOC. De plus, cette commission dispose d’un outil fort utile pour la défense des intérêts des îles par le biais de l’European Islands System of Lines and Exchanges (EURISLES). Ce réseau, dont le bureau est installé à Ajaccio, compile des statistiques de toutes les îles membres afin de fournir des données précises aux groupes de pression en faveur des îles. L’action concertée de la Commission des îles et de son émanation, EURISLES, aboutit principalement à ce que ces travaux servent de cadre aux rapports sur l’insularité adoptés par le Parlement européen, tels le rapport Harrsi en 1983, le rapport Barret en 1987, le rapport Fernandez Martin en 1997, ou le rapport Viola en 1998.
IMEDOC, un eurolobby des îles qui prétend poser les bases d’une eurorégion. –Les associations internationales de régions sont l’une des formes les plus courantes, et les plus efficaces, de lobbying auprès des instances européennes. En 1986, les régions françaises Corse, PACA, Languedoc-Roussillon, Aquitaine et Midi-Pyrénées créèrent l’association Grand Sud, qui ouvrait alors une représentation à Bruxelles. Or les intérêts corses étaient peu défendus par cette association, qui regroupait des régions plus puissantes. Au cours de l’année 1997, la collectivité territoriale de Corse s’en retira, pour se consacrer entièrement à la toute jeune association des Îles de la Méditerranée occidentale (IMEDOC). En effet, depuis le 9 mai 1995, Gabriel Canella Y Fons, président de la communauté autonome des îles Baléares, Frederico Palomba, président de la région autonome de Sardaigne et Jean Baggioni, président de l’exécutif de la collectivité territoriale de Corse, ont signé un protocole de coopération afin d’« entamer une voie de collaboration institutionnelle permanente entre ces trois îles [13][13] IMEDOC, plaquette de présentation, op. cit., p. 21 ». L’objectif de cette union est de « faire face ensemble » à l’Union européenne afin de promouvoir les intérêts communs de ces îles. Six années après le lancement de cette association, les projets concrets comme ceux d’une liaison aérienne entre les îles n’ont que peu avancé et se limitent à des actions symboliques. En revanche, d’un point de vue politique, IMEDOC est un groupe de pression influent, renforcé depuis avril 2000 par l’adhésion de la Sicile. Au-delà de l’action de lobbying, un certain nombre de discours émanant des élus insulaires font miroiter la possible création d’une eurorégion des îles. En effet, la Méditerranée occidentale est une des zones de coopération récemment envisagée par la Commission de Bruxelles et, qui plus est, le projet IMEDOC correspond également au volet de coopération interinsulaire.
Le traité d’Amsterdam est l’illustration du travail de lobbying des îles en général et des représentants corses et sardes en particulier
La plus grande victoire remportée par les régions insulaires d’Europe est à l’heure actuelle la modification de l’article 130A du traité de Maastricht relatif aux îles. Les élus insulaires ont utilisé tous les moyens de pression à disposition, et les représentants corses et sardes n’ont pas été en reste. L’action de lobbying a porté tout à la fois sur les ministres et les députés nationaux, sur les députés européens et les commissaires. Pour ce faire, tous les moyens furent mis en œuvre afin de faire connaître les arguments des îles, et on vit à l’œuvre d’une manière coordonnée la Commission des îles de la CRPM, forte d’études siglées EURISLES, les représentations des régions à Bruxelles, l’association IMEDOC, ainsi que des initiatives personnelles émanant des dirigeants des assemblées de Corse et de Sardaigne.
La mobilisation porta ses fruits puisque, en juin 1997, l’article 158 du traité d’Amsterdam fut rédigé sous cette forme : « La Conférence reconnaît que les régions insulaires souffrent de handicaps structurels liés à leur insularité, dont la permanence nuit gravement à leur développement économique et social. Aussi la Conférence reconnaît-elle que la législation communautaire doit tenir compte de ces handicaps et que des mesures spécifiques peuvent être prises, lorsque cela se justifie, en faveur de ces régions afin de mieux les intégrer au marché intérieur dans des conditions équitables. En particulier, la Communauté vise à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions ou îles les moins favorisées. »
Conclusion
« Ce ne sont pas les espaces géographiques qui font l’histoire mais bien les hommes, maîtres ou inventeurs de ces espaces [14][14] BRAUDEL Fernand, op. cit., p. 272.. » Cette pensée de Fernand Braudel éclaire notre analyse de la coopération corso-sarde. En dépit des discours, ce n’est pas tant la géographie, l’histoire ou l’économie qui ont déterminé le rapprochement entre la Corse et la Sardaigne que la politique. D’ailleurs, les initiatives corso-sardes laissent les populations des deux îles indifférentes. Quoi de plus normal, puisqu’elles ne répondent pas à une attente citoyenne mais à une stratégie à l’échelle nationale et européenne. La coopération corso-sarde résulte d’une articulation du pouvoir spécifique entre les régions Corse et Sardaigne, les États-nations français et italien et l’Union européenne. Aussi, une redistribution des cartes entre ces niveaux de pouvoir induirait trois scénarios : soit la fin du processus de coopération, soit sa stagnation, soit son approfondissement.
Le scénario national. – Dans l’avenir, la coopération corso-sarde peut être abandonnée si au niveau des États-nations français et italien les centralisateurs reprennent le pouvoir, et si en outre les élus nationalistes ou autonomistes perdent du crédit en Corse et en Sardaigne. Dès lors, les leaders des deux îles se recentreraient sur l’espace national, et devant l’échec de la construction européenne ils réviseraient leurs aspirations à une plus vaste autonomie.
La probabilité de ce scénario est faible. En France, Jean-Pierre Chevènement et Charles Pasqua, qui parfois se retrouvent lors de meetings communs pour « la Corse dans la République », semblent loin du pouvoir, tandis que dans l’île se profile l’autonomie. En Italie, les discours fédéralisateurs se multiplient y compris au sein du gouvernement, ce qui ne laisse pas présager d’un raidissement centralisateur de la République transalpine.
Pourtant, aussi peu probable qu’il paraisse, ce scénario n’est pas à écarter. En effet, le rapprochement corso-sarde repose sur une représentation géopolitique, celle des îles ensemble face aux États et à l’Europe, mais non sur des projets de développement indispensables. Économiquement les échanges corso-sardes sont de fait limités, et certains projets semblent bien farfelus, tel celui qui vise à échanger l’eau corse contre le charbon sarde. De plus, les seuls projets de développement en commun qui pourraient tenir la route sont bien loin d’aboutir. Ainsi, l’axe de transport Toscane-Corse-Sardaigne, financé par l’Union européenne à travers le programme Interreg III, verra-t-il le jour ? Cette route terrestre et maritime qui doit désenclaver l’ensemble corso-sarde est un vieux serpent de mer, dont on trouve trace dès 1836 [15][15] CONTI Antonio, Projet d’un chemin de fer corso-sarde…. Or, il se trouve que dans la plaine orientale corse des pétitions circulent d’ores et déjà afin de protester contre une éventuelle voie rapide desservant la Sardaigne. Dans ce projet comme dans tant d’autres, la coopération corso-sarde est lestée par des siècles d’ignorance réciproque.
Le scénario de l’autonomie. – Dans le cadre d’une redistribution des compétences favorable aux régions et à l’Union européenne plutôt qu’aux États-nations, le rapprochement corso-sarde peut s’affirmer comme un axe politique solide pour l’ensemble des îles de la Méditerranée.
Ce scénario correspond aux événements récents dans les deux îles, les accords de Matignon en Corse et la prochaine révision du statut d’autonomie de la Sardaigne. Pour les Sardes, davantage d’autonomie signifie davantage d’Europe. Ainsi, le juriste sarde Giuseppe Contini considère que « pour sauvegarder notre identité, l’indépendance n’est pas nécessaire, notamment grâce à l’Europe. Le séparatisme est en quasi-contradiction avec l’européanisme. Mais à condition de créer un fil rouge, une ligne directe entre la Sardaigne et Bruxelles. La souveraineté ne doit plus relever uniquement des États-nations [16][16] PLOQUIN Jean-Christophe, « Le renouveau sarde », Confluences… ». Mario Floris, le président de la région autonome de Sardaigne, partage cette conception, tout comme José Rossi et Jean Baggioni, les principaux responsables politiques corses. Car en Corse, les accords de Matignon doivent aboutir à terme à une autonomie plus vaste dans le cadre de la République française, permettant aux Corses de jouer pleinement la carte européenne.
Cette perspective suppose que les élus corses et sardes en finissent avec leurs fantasmes concernant l’Europe des régions. Il y a une contradiction de fond entre l’Europe libérale et concurrentielle et les désavantages dont souffrent les îles, ne serait-ce qu’en matière d’accessibilité. Aussi, les dirigeants sardes et corses doivent se préparer à lutter dans l’avenir sans doute plus contre les instances européennes que contre les États-nations. Économiquement, démographiquement et politiquement, que pèseront les Corses ou les Sardes, où même les 15 millions d’insulaires européens, en dehors de leur État-nation d’origine ?Jean Baggioni, le président de l’exécutif de l’assemblée de Corse, pense que les îles peuvent suffisamment peser sur la construction européenne. En juin 1998, à Rhodes, il a proposé sans succès que le programme Interreg III se transforme en une coopération intégrée en direction de l’ensemble des îles de la Méditerranée, prémices à une éventuelle extension de l’association IMEDOC.
Le scénario fédéraliste. – Si la construction européenne est menée à son terme et que, dans le même temps, les nationalistes corses et sardes renforcent leur pouvoir, alors la coopération corso-sarde prendra un tour nouveau. Les négociateurs des accords de Matignon l’oublient trop souvent, mais le nom de la formation majoritaire parmi les nationalistes corses est Independenza. Or curieusement, en Sardaigne, pourtant plus modérée, on vit apparaître puis disparaître, au cours de l’année 2001, une coalition électorale, formée des autonomistes du PS d’A et des indépendantistes de Sardigna Natziune, nommée Independentza. Dans la perspective où Corse et Sardaigne se rapprocheraient de l’indépendance, qu’adviendrait-il de leur coopération ? Dans le cadre d’une Europe fédérale, on assisterait à la naissance d’un « suprarégionalisme » unissant la Corse à la Sardaigne, voire à d’autres îles. Cette représentation géopolitique est ancienne. Dès 1921, Camillo Bellieni, un des fondateurs du PS d’A, appelait de ses vœux « la naissance d’un État fédéral méditerranéen qui devrait comprendre la Catalogne, les Baléares, la Corse et la Sardaigne, la Sicile et la Crète [17][17] MASTINO Attilio, « Un programma che successivamente… ». En Sicile, le projet est également présent dans l’esprit des nationalistes les plus radicaux : « Le mouvement Rinascita Siciliana, tout comme d’ailleurs Terra e Liberazione de Mario di Mauro à Catane, entretient d’étroites relations avec le mouvement corse A Cuncolta, lequel invite régulièrement les leaders “sicilianistes” en Corse dans le cadre de la solidarité interindépendantiste du projet géopolitique de confédération des îles italo-méditerranéennes [18][18] D’ANNA Marc, « L’indépendantisme sicilien dans le contexte…. » En Corse cependant, cette Ligue des îles demeure taboue, rappelant sans doute la compromission des nationalistes corses avec le régime fasciste dans l’entre-deux-guerres. Quoi qu’il en soit, un pareil scénario géopolitique pourrait être renforcé par l’adhésion prochaine de Malte à l’Union européenne.
Une pareille construction ne peut voir le jour que si des hommes politiques nationaux se rallient à ce projet et préparent l’opinion publique à l’éclatement de l’État-nation. Or, on peut imaginer qu’Umberto Bossi ne serait pas fâché de se débarrasser tout à la fois de la Sardaigne et de la Sicile. En France, le débat est plus avancé encore puisque Alain Lipietz a pris fait et cause pour le projet géopolitique des nationalistes : « Je rêve d’une Corse où, comme déjà en Sicile, en Écosse ou en Catalogne, chacun pourra se sentir librement, selon son histoire ou selon le moment, et sans jamais devoir renoncer à l’une des fidélités possibles, tantôt corse, tantôt français, tantôt européen, tantôt îlien de la Méditerranée occidentale, au sein d’une Ligue alliant la Corse à la Sardaigne et aux Baléares [19][19] LIPIETZ Alain, « Préface », Une ambition européenne…. »
Notes
Centre de recherches et d’analyses géopolitiques, université Paris-VIII.
LE LANNOU Maurice, Pâtres et paysans de la Sardaigne, Arrault, Tours, 1941, p. 9.
LE LANNOU Maurice, « Le rôle géographique de la malaria », Annales de géographie, 1936.
TONIOLO Antonio Renato, « La Corsica geograficamente é la piu italiana delle maggiori isole che racchiudono il Mare Tirreno », Ragioni geografiche dell’italiantita della Corsica, GAIC, Bologne, 1942, p. 28.
BAGNATE Tullio et MARCARINI Albano, Si ha la straordinaria impressione di essere insieme all’estero e in Italia, Corsica, Milan, 1983, p. 10.
« Intervention de Jean-Guy Talamoni », U Ribombu, n° 436, Spécial Ghjurnate Internaziunale, 1999, p. 9.
IMEDOC, plaquette de présentation, Ajaccio, Collectivité territoriale de Corse, 1998, p. 20.
FERRANDI Jean-François, La Corse dans le miroir sarde, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 91.
BERNABÉU -CASANOVA Emmanuel, « De l’île de Corse à l’Île-de-France, les élus d’origine corse à Paris et dans les Hauts-de-Seine », Hérodote, n° 95,4e trim. 1999, p. 114-144.
ESU Aide, La Violence en Sardaigne. La parole et le fusil contre l’État, Arguments, Paris, 1992, p. 51-52.
HACHE Jean-Didier, « La commission des îles de la CRPM », Îles et régions ultrapériphériques de l’Union européenne, Éditions de l’Aube, 1999, p. 37
VIOLA Vincenzo, « Le rapport sur les problèmes des régions insulaires de l’Union européenne », ibid., p. 145.
TALAMONI Jean-Guy (président), Une ambition européenne pour la Corse, CTC, Ajaccio, 1999, p. 3.
IMEDOC, plaquette de présentation, op. cit., p. 21.
BRAUDEL Fernand, op. cit., p. 272.
CONTI Antonio, Projet d’un chemin de fer corso-sarde ayant pour but de rapprocher les distances entre l’Europe et l’Afrique, en passant par la Corse et la Sardaigne, Paul Dupont, Paris, 1863,26 p.
PLOQUIN Jean-Christophe, « Le renouveau sarde », Confluences Méditerranée, hiver 2000-2001, n° 36, p. 107.
MASTINO Attilio, « Un programma che successivamente sarebbe stato esteso, fino ad ipotizzare la nascita di uno Stato federale mediterraneo che avrebbe dovuto comprendere la Catalogna, le Baleari, Corsica e Sardegna, la Sicilia e Candia », « Quando gli “schiavi” della Sardegna resistevano all’imperatore », L’Unione Sarda, 17 novembre 1995.
D’ANNA Marc, « L’indépendantisme sicilien dans le contexte de la crise de l’État italien », Hérodote, n° 89,2e trim. 1998, p. 193.
LIPIETZ Alain, « Préface », Une ambition européenne pour la Corse, CTC, 2000, Ajaccio, p. 2-3.
Plan de l’article
- Pourquoi deux îles si proches sont-elles restées si longtemps indifférentes l’une à l’autre ?
- Le rapprochement corso-sarde s’inscrit dans la logique d’un réseau des îles de la Méditerranée occidentale
- Les élus corses et sardes tentent de modifier les rapports de leur région à l’État en misant sur l’Union européenne
- La finalité du rapprochement corso-sarde n’est ni économique ni culturelle
- Le rapprochement corso-sarde est politique : faire du lobbying auprès des gouvernements nationaux et des instances européennes
- Le traité d’Amsterdam est l’illustration du travail de lobbying des îles en général et des représentants corses et sardes en particulier
- Conclusion
Pour citer cet article
Bernabéu-Casanova Emmanuel, « Un « destin corso-sarde » dans le cadre de l’Union européenne ? L’esquisse d’un réseau géopolitique des îles de la Méditerranée occidentale. », Hérodote 4/2001 (N°103) , p. 152-174
URL : www.cairn.info/revue-herodote-2001-4-page-152.htm.
DOI : 10.3917/her.103.0152.