Michel Mujica, ambassadeur du Venezuela en France a bien voulu répondre aux questions d’Initiative Communiste, journal du PRCF. Retrouvez ci-après – en intégralité – l’interview publiée en exclusivité par Initiative Communiste.
Initiative Communiste : Comment définiriez-vous la situation actuelle au Venezuela et dans l’ALBA après la victoire électorale de la réaction aux élections législatives vénézuéliennes?
Michel Mujica, ambassadeur du Venezuela en France : Une première remarque. En Amérique latine et au Venezuela sont toujours en dispute deux grandes options, deux grands modèles d’organisation de l’économie et de la société. D’une part, l’idéologie de la pensée unique et des dogmes néolibéraux du Consensus de Washington. D’autre part, des recherches plurielles, démocratisantes et socialisantes, qui proclament un partage économique équitable et politiquement inclusif, la défense du droit à la souveraineté et à l’autodétermination, la construction d’une société de justice sociale. C’est le cas de mon pays et également, chacun avec ses particularités et sa propre empreinte, des autres pays de l’ALBA.
Mais je voudrais axer la question sur le Venezuela, pays qui dans les quinze dernières années a opposé des étendards alternatifs à celui du néolibéralisme. Les résultats internationalement reconnus dans les domaines social, culturel et éducatif le montrent.
La longue liste des succès dans l’amélioration de la qualité de vie de la population témoigne du succès de la politique menée ces dernières années. Dans le domaine de l’éducation, le Venezuela a atteint un taux de scolarisation de 94% dans l’éducation primaire et de 74% dans le secondaire. Cela signifie l’universalisation de l’éducation et l’éradication de l’analphabétisme. Dans le domaine de l’éducation universitaire, le nombre d’étudiants inscrits a augmenté de 200%, ce qui situait le Venezuela en 2005 à la 5ème place pour le nombre d’inscriptions universitaires à niveau mondial et en 2009, à la 2ème place en Amérique Latine et les Caraïbes
Dans le domaine de la santé publique, l’élargissement du système et des infrastructures sanitaires a permis l’accès aux soins de 82% de la population totale. La construction d’un million de logements sociaux pour les populations les plus vulnérables est une autre réussite, ainsi que les réformes dans le secteur agricole concernant la propriété de la terre en milieu urbain et rural ; l’élargissement des mécanismes de participation sociale, la reconnaissance et l’extension des droits des femmes, des peuples indigènes, des travailleurs agricoles, dans un immense éventail de politiques de tout genre, se traduisent dans les chiffres et par l’établissement d’un cadre juridique et programmatique de bien-être social. Tous ces acquis sont le produit d’une redistribution radicale de la rente pétrolière, jamais vue dans l’histoire vénézuélienne.
Il est évident que cela entraîne un coût en termes de résistance de la part des élites et des grands monopoles, des attaques contre la démocratie et ses institutions, des agressions extérieures, des conspirations, la mise en œuvre de mécanismes antidémocratiques et para-légaux, y compris violents, par les secteurs conservateurs de la société vénézuélienne et leurs alliés internationaux. Phénomène qui s’est également manifesté, avec ses rythmes et ses particularités, dans tous les pays qui ont opté pour une voie opposée à celle des diktats du néolibéralisme.
Dans ce contexte, la victoire électorale de la droite vénézuélienne à l’Assemblée Nationale ouvre les portes à un dangereux et régressif processus de restauration néoconservateur, qui veut démonter les conquêtes et les droits sociaux obtenus grâce à Chávez hier et à Nicolás Maduro aujourd’hui. Il s’agit, en première instance, d’une confrontation de modèles, de possibilités et de priorités qui tend à favoriser de fortes majorités ou des secteurs de la bourgeoisie vénézuélienne
Depuis le 06 décembre 2015, l’opposition a donné de nouvelles preuves de son autoritarisme, en ne respectant pas les règlements intérieurs au sein de l’Assemblée Nationale pour imposer sa volonté; pire encore, en écartant et en méconnaissant des lois et des décisions d’autres pouvoirs publics de la République, allant jusqu’à annoncer le départ du Président de la République, dans une attitude de confrontation et de défi aux pouvoir constitués et démocratiquement élus.
Ainsi l’opposition a instauré une sorte de totalitarisme parlementaire, qui sert du blocus du pouvoir exécutif, du revanchisme politique, en annonçant la mal-nommée Loi d’amnistie, la dérogation des lois garantes des droits sociaux, la méconnaissance du pouvoir judiciaire et, finalement, la mise en place d’un « échec et mat » aux forces révolutionnaires.
Le problème central de ce totalitarisme parlementaire est qu’il devra affronter de larges secteurs de la société qui ne sont pas disposés à accepter la perte des droits sociaux acquis. Et cela malgré les difficultés économiques existantes et les erreurs commises, sur lesquelles le Président Maduro a lancé un appel à un grand débat et à la rectification par les forces révolutionnaires, qui s’est traduit par un remaniement ministériel et l’adoption d’un ensemble de mesures dans les domaines politique et social, destinées à surmonter les conséquences d’une guerre économique provoquée par ceux-là mêmes qui promettent aujourd’hui un changement rétrograde rendu possible par leur majorité parlementaire à l’Assemblée Nationale.
Bref, il y des raisons de s’inquiéter, d’agir rapidement et de façon coordonnée, pour avancer de manière créative et collective vers des options constitutionnelles, institutionnelles et démocratiques qui, sans sacrifier l’horizon révolutionnaire, parviennent à neutraliser les appétits totalitaires et restaurateurs de l’opposition vénézuélienne.
Initiative Communiste : Comment le pouvoir populaire bolivarien conçoit-il la suite du processus révolutionnaire et patriotique au Venezuela?
Michel Mujica, ambassadeur du Venezuela en France : Si le processus bolivarien peut compter sur un avantage, c’est bien le degré de conscience politique atteint pendant ces dernières années. Sur lui repose une grande partie les possibilités de dépassement qualitatif des forces sociales et politiques du bolivarianisme.
Le Venezuela est un pays avec un haut degré de politisation, avec des champs bien définis. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas une certaine mobilité des attentes, mais dans le cadre d’une identification claire des intérêts qui conforment les partis, les secteurs, les classes, les groupes, etc. Pour les secteurs populaires et pour une grande partie des classes moyennes qui soutiennent le chavisme, il existe une conscience et un fait : les intérêts de l’opposition ne correspondent pas à leurs besoins et à leurs aspirations.
Avec la proposition législative annoncée par l’opposition, il est clair que les logements sociaux attribués par le gouvernement du Président Maduro passeront au marché immobilier, les bénéficiaires étant les investisseurs privés ; que les reformes prévues du code du travail auront des conséquences sur la stabilité et sur la qualité de vie des travailleurs au Venezuela ; que l’intention de voter une loi d’amnistie génère un climat d’impunité et d’instabilité politique à haut risque pour le Venezuela ; et que le modèle d’association mixte pour la gestion des services publiques équivaudrait à engager un processus de privatisation dans des domaines aussi importants que l’électricité, l’eau, les télécommunications et les transports publics. Et ce ne serait que le début d’un agenda bien plus importante, qui signifierait un recul dans tous les domaines et qui rappelle le cauchemar néolibéral des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Toutes ces raisons permettent d’entrevoir que le pouvoir populaire vénézuélien peut et doit faire preuve de sagesse dans un vrai débat et en montrant une plus grande capacité d’organisation, de mobilisation et de refus de ces mesures, qui place toutes les formes d’association politique prévues dans les lois du pouvoir populaire qui seront au centre des événements à venir.
Voici venu le moment de mettre à l’épreuve les valeurs et les instruments de la démocratie participative, consacrées par la Constitution de 1999.
Au Venezuela, le pouvoir populaire est resté actif et a été un acteur fondamental des événements décisifs de la vie nationale. Qu’il suffise de rappeler que, depuis la révolte populaire du 27 février 1989 – contre les mesures d’ajustement structurel du FMI – jusqu’à aujourd’hui, le pouvoir populaire a poursuivi sans cesse ses objectifs de démocratisation et de justice sociale. Cette démarche s’est approfondie avec la présence d’un gouvernement d’origine et de vocation populaires, qui a la disposition et la volonté de soutenir et d’élargir les aspirations de la majorité de la population.
Initiative Communiste : Le PCRF insiste sur la nécessité de mettre en œuvre une stratégie de front antifasciste, populaire et patriotique de rupture avec l’U.E. pour retrouver l’indépendance nationale, dans une perspective authentiquement socialiste. L’ALBA nous semble, en ce sens, exemplaire. Quel est votre point de vue ?
Michel Mujica, ambassadeur du Venezuela en France : Chaque processus d’intégration a, pour ainsi dire, ses particularités. Il est le résultat des conditions historiques et spécifiques de la réalité locale, régionale et nationale, ainsi que des perspectives, possibilités et limitations que propose la scène mondiale. Cela peut paraître évident, mais pourtant ne l’est pas, car la reconnaissance de ces conditions permet de créer des voies génuines (spécifiques) et alternatives, qui ne soient pas une greffe mécanique par rapport aux voies de l’indépendance nationale, de la construction socialiste ou de la création d’alliances internationales.
L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique et Traité de Commerce des Peuples, l’ALBA-TCP, est le résultat des recherches des peuples, des mouvements sociaux et des gouvernements progressistes de l’Amérique Latine et des Caraïbes face aux menaces représentées, il y a plus d’une décennie, par l’ALCA ou Accord de Libre Commerce des Amérique, initiative des Etats-Unis.
A son tour, l’ALBA-TCP est le résultat de l’apprentissage des échecs et des frustrations résultant de processus d’intégration commerciale à vocation élitiste, transnationale et néolibérale, qui ne voient dans les nations que des simples économies exportatrices destinées à satisfaire les besoins lointains d’un marché mondial qui ne se soucie pas de leur potentiel et de leurs besoins.
Sans nullement prétendre m’ingérer dans le choix des voies que doit prendre l’intégration ici ou là, ou dans la façon dont l’une ou l’autre force politique doit la mettre en œuvre, ce qui nous importe à nous, qui pensons qu’un autre monde est possible, est l’élaboration des piliers minimaux qui articulent ce qu’il faut allier ou intégrer, ce qui dans l’expérience de l’ALBA-TCP, se traduit dans les valeurs de souveraineté, de solidarité et d’autodétermination et qu’il n’y avait pas été possible de réaliser sans une volonté politique qui se traduit dans des accords, des programmes et des mesures concrètes.
Dans la mesure où une expérience comme celle de l’ALBA-TCP permet aux peuples se regarder eux-mêmes, reconnaître leur diversité et leur pluralité, ouvrir des espaces de participation démocratique, se dégager des dogmes néolibéraux et construire des alternatives, elle pourrait réellement servir à des projets d’émancipation.
Initiative Communiste :Souhaitez-vous transmettre un message aux lecteurs d’Initiative Communiste?
Michel Mujica, ambassadeur du Venezuela en France : En premier lieu, je veux saisir l’occasion pour leur adresser une salutation affectueuse et solidaire à leurs lecteurs, qui avec l’équipe éditoriale d’Initiative Communiste, s’efforcent de rompre l’encerclement communicationnel qui simplifie la réalité au point de la rendre invisible ou, fréquemment, dans le pire des cas, la déforment. En second lieu, je veux vous appeler à rester vigilants devant la situation vénézuélienne et latino-américaine, à renforcer la solidarité, la mobilisation et à livrer la bataille communicationnelle. En dernier lieu, je tiens à vous remercier de l’occasion qu’Initiative Communiste m’offre en me proposant cette interview