Dans les années septante du dernier siècle, Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod, prix Nobel de biologie, militant communiste devenu grand pourfendeur du marxisme, avait fait grand bruit.
Affirmant que la vie sur Terre résulte d’une sorte de « miracle matérialiste » (l’expression était de Michel Serres) et qu’à ce titre elle était rigoureusement imprévisible avant son apparition subite (« nous avons tiré le bon numéro au jeu de Monte-Carlo »), l’auteur « réfutait » avec virulence la dialectique de la nature d’Engels, ou de son grand successeur, le biochimiste et expérimentateur soviétique Alexandre Oparine : pour les marxistes en effet, la vie apparaît (faut-il dire « finit par apparaître ») nécessairement dans des conditions déterminées quand l’évolution des données climato-géologiques et des conditions chimiques permettent qu’émergent des composés matériels capables de se répliquer, puis d’évoluer sous l’emprise de la sélection naturelle. Il s’agit là d’un « saut qualitatif » analogue en sa forme à celui qui se produira des milliards d’années plus tard, quand, parvenu à un certain seuil d’évolution biologique, un cousin bipède des grands singes se mettra à produire ses conditions d’existence, à fabriquer des outils (donc des techniques) et à les transmettre à ses descendants, générant ainsi des formes de culture transmissibles par héritage, nécessitant une éducation et porteuses d’historicité. C’est ce que l’on nomme le matérialisme historique.
Au contraire du marxisme, qui constate que le monde matériel peut générer du sens et de l’organisation sans la moindre intercession divine ou miraculeuse, le matérialiste mécaniste qu’était J. Monod expliquait alors, suivi par toute la vogue structuraliste de cette époque pas si progressiste qu’on veut bien le dire, que le matérialisme dialectique n’est qu’une resucée du providentialisme religieux, un « finalisme » sans consistance scientifique. C’est peu dire que bien des « marxistes » à l’affut des modes idéologiques ont donné dans le panneau à l’époque, avides qu’ils étaient de rejeter ces « vieilleries » qu’étaient, aux yeux de l’idéologie dominante qui fait et défait les carrières, le matérialisme dialectique, la dialectique de la nature, le matérialisme historique – ; privée de son socle philosophique, la théorie politique marxiste, qui explique comment passer du capitalisme au communisme via la révolution prolétarienne, la dictature du prolétariat et la construction du socialisme, a été liquidée à son tour quand le très « novateur » 22ème congrès du PCF (1976) a répudié la dictature du prolétariat au profit de « la démocratie » (sous-entendu : au-dessus des classes). Et cette autodestruction révisionniste du marxisme n’a pas peu contribué au désarmement idéologique total du PCF et, dans la foulée, de la CGT et du mouvement ouvrier, dont on mesure tristement l’actuelle désorientation.
Le malheur, pour l’idéologie dominante et les « novateurs » – prématurément vieillis – du marxisme, c’est que le « miracle matérialiste » de Monod a de plus en plus de plomb dans l’aile.
D’une part l’évolution des connaissances biologiques a produit une grave crise théorique dans les conceptions néo-darwinistes** dont Monod et son ami Jacob – d’une toute autre taille philosophique que son collègue, avouons-le* – étaient les Grands Pontifes dans les années 1970. Le biologiste théoricien Guillaume Suing rend compte de cette crise et des pistes possibles pour la surmonter dans son livre récent paru chez Delga Evolution, la preuve par Marx, que j’ai eu l’honneur de préfacer.
On a aussi beaucoup progressé dans la connaissance des comètes dont le rôle dans la production de macromolécules et donc, dans la mise en place des conditions permettant l’émergence ultérieure du vivant, est de plus en plus exploré : on est donc bien loin du hasard miraculeux chers à MM. Monod et Serres.
Enfin, l’astronomie a fait un bond en avant avec la découverte et la mise en observation de milliers d’exoplanètes, c’est-à-dire de planètes gravitant autour d’étoiles plus ou moins proches de notre système solaire ; alors qu’à l’époque de Monod, « on » pouvait s’imaginer – à l’encontre de ce qu’ont toujours supposé de grands matérialistes comme Lucrèce ou Cyrano de Bergerac – que notre planète, et donc la vie qu’elle héberge – était seule de son genre dans la galaxie, voire dans l’Univers…
Il se trouve en outre qu’un nombre appréciable (de 30 à 40% selon certaines estimations) de ces exoplanètes graviteraient dans la « zone habitable » de leur étoile, c’est-à-dire pour simplifier, à une distance ni trop grande ni trop petite, où par conséquent l’eau peut rester liquide en surface et où peuvent ainsi s’enclencher et se maintenir des processus de biogenèse (comme ceux qui ont peut-être passagèrement eu lieu sur Mars tant que l’eau circulait en masse à sa surface, ce que la cartographie fine d’immenses canyons et cascades a définitivement confirmé).
Bref, s’il y a des milliards d’exoplanètes dans l’Univers, et peut-être déjà dans la seule Voie lactée, et que des millions d’entre elles orbitent dans la « zone verte » de leur étoile, ce serait un miracle, non de Dieu mais… du Diable, qu’il n’y en eût aucune d’habitée par des formes de vie évidemment très différentes de ce que nous connaissons sur notre bonne vieille GaÏa (où néanmoins la biodiversité est déjà époustouflante !).
Les astronomes qui viennent d’ailleurs de découvrir ces jours-ci trois nouvelles exoplanètes (distantes seulement de la Terre de 39 années-lumière) pensent que sur deux d’entre elles l’eau liquide pourrait exister dans certaines zones précises et que sur la troisième, l’océan pourrait recouvrir une bonne partie de la surface de cette planète, certes très proche de son étoile, mais pas trop « cuite » pour autant étant donné que ladite étoile est une naine rouge bien moins chaude que notre soleil.
Quand on en est là, le « miracle matérialiste » de Serres/Monod se dissout et se transforme en… mirage idéaliste : on revient en effet dans l’ordre pas si imprévisible que ça des statistiques et des probas explorées dès longtemps par ce bon Laplace. En effet, quand il y a des millions, voire des milliards d’endroits attestés où les conditions s’approchent de ce qui est nécessaire pour qu’émerge la vie, « ce serait bien le diable » si la vie n’avait surgi que chez nous. Le « providentialisme », l’ « anthropocentrisme », le « finalisme » que d’aucuns reprochaient naguère au marxisme, ce n’est pas – n’en déplaise à Monod – de penser que nous ne sommes pas seuls dans l’Univers et qu’à force de jouer au « jeu de Monte-Carlo » on finit toujours par gagner, comme le pensent fort raisonnablement adeptes du matérialisme dialectique, mais de s’imaginer qu’à l’inverse notre Terre serait seule en son genre, que notre soleil serait la seule étoile dotée d’un système planétaire (on sait déjà que c’est archi-faux) et qu’en conséquence, le vivant n’aurait sa place que chez nous. Avec à la clé, le Providentialisme « brut de fonderie » pour lequel travaillait en fait, bien malgré lui sans doute, le livre jadis si encensé de Monod : Jardin d’Eden, « péché originel » d’Adam, Rédemption réservée à l’homme seul et le « retour du religieux » en prime pour notre belle époque rétrograde. Cyrano avait déjà fait scandale au 17ème siècle en se demandant si la Rédemption vaudrait pour d’éventuels habitants de la Lune…
On attend donc avec intérêt (mais gageons qu’il nous faudra beaucoup de patience…) que ceux qui avaient « réfuté le marxisme » dans les années septante en suivant Monod comme des moutons, produisent une autocritique. Et qu’ils soumettent par conséquent leurs opinions philosophiques, comme il se doit pour toute construction réputée rationnelle, au verdict de l’observation. Mais à vrai dire, l’antimarxisme étant devenu un pré-requis confortable pour faire carrière dans les médias et à l’université, un tel comportement matérialiste serait des plus… « miraculeux ».
*La logique du vivant de François Jacob reste un grand livre, philosophiquement parlant, ce qui ne signifie pas qu’il soit incontestable.
**Le néodarwinisme n’est pas plus un nouveau darwinisme que le néolibéralisme n’est un nouveau libéralisme !
Georges Gastaud est l’auteur de « Lumières communes », à paraître chez Delga et de « Sur la dialectique de la nature », numéro spécial d’Etincelles.