Annie Lacroix-Riz, chercheuse en histoire contemporaine, professeur émérite, université Paris 7
Réaction à la tribune parue dans le Figaro :
http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/06/30/31002-20160630ARTFIG00290-brexit-vingt-intellectuels-eurocritiques-lancent-un-appel-pour-un-nouveau-traite.php
La vision économique de long terme de l’union européenne rend dérisoire l’espoir de renégocier les traités européens affiché par « vingt intellectuels eurocritiques ».
Car ce processus a démontré ses objectifs non pas « depuis au moins trois décennies, sur la base de traités marqués au coin du néolibéralisme alors triomphant (Acte unique, traité de Maastricht, traité de Lisbonne), ou de l’ordo-libéralisme allemand (traité de cohérence budgétaire dit «TSCG» de 2012) », mais depuis les origines. Il s’est agi, en effet d’assurer la tutelle maximale sur cette partie du monde de l’impérialisme le plus puissant, états-unien, escorté du second, l’impérialisme allemand, que les rivalités inter-impérialistes opposent cependant, à l’occasion des crises systémiques, jusqu’à la guerre générale. Le phénomène a débouché, entre autres, sur ce que Georges Gastaud qualifie « de protectionnisme » rigoureux au bénéfice exclusif de l’Allemagne et des États-Unis. Il est sans rapport aucun avec l’idéologie, la Guerre froide, le rêve de « démocratie », etc., et ne laisse aucune chance la « réforme » à laquelle semblent croire les « vingt intellectuels eurosceptiques » qui ont signé ce manifeste.
La critique est portée ici du strict point de vue historique qui relève de ma compétence.
1° Je suis stupéfaite que certains de ces signataires, que je croyais très bien informés de l’histoire vraie de l’union européenne, érigent en modèle la renégociation de « la conférence de Messine » de 1955 qui, après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), a[urait] permis de remettre la construction européenne sur les rails ».
Ladite conférence se tint sous la stricte injonction de Washington, avec l’active contribution, selon la tradition, de ses purs et simples instruments, parmi lesquels Jean Monnet et Paul-Henri Spaak. Elle ouvrit sur une nouvelle étape majeure de la constitution de l’Europe germano-américaine, le marché commun, qui faisait suite à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) dont le « père de l’Europe » Robert Schuman s’était fait l’initiateur officiel. La réalité est différente, comme je le démontre notamment dans Aux origines du carcan européen, 1900-1960, dont l’édition augmentée vient de paraître.
Ce marché commun chemina, sans la « dérive » ici alléguée, vers l’union-carcan dont les hauts fonctionnaires français avaient révélé, avec une précision redoutable dès 1950-1953 (cette dernière date étant celle de la mise en œuvre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier), tous les aspects, parmi lesquels l’impitoyable « dumping social ». Ladite « Europe » avait déjà, à l’époque du retour de De Gaulle aux affaires (1958), un aspect sinistre, marqué par la surproduction et les crises récurrentes (dont témoignait la fermeture des mines de charbon entamée par celles de France et de Belgique), décrit dans le même ouvrage.
Dans le 13e et dernier chapitre d’Une comédie des erreurs, 1943-1956, Souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne, Paris, Plon, 1983, « L’étouffement », p. 499-523, l’ambassadeur de France à Londres René Massigli dressa un tableau effarant de cette session. Elle fut animée, en apparence, par les pions « européens » de Washington, déjà cités, sans oublier les autres, dont Pinay, Hallstein, Adenauer et Beyen; en réalité par le tandem Département d’État-CIA, sous la houlette respective des deux frères Dulles, John Foster et Allen, partenaires essentiels de Sullivan & Cromwell, plus gros cabinet américain d’affaires internationales, lié à la finance allemande depuis le tournant du 19e siècle.
Notons, au cas où on serait tenté de taxer l’intéressé de subversion ou de « nationalisme », que Massigli n’avait pas incarné la résistance au tuteur étranger, et qu’il se voulait « européen ». Cet ancien champion de l’Apaisement de l’entre-deux-guerres, artisan majeur des accords de Munich comme directeur des Affaires politiques du Quai d’Orsay (voir l’index du Choix de la défaite, Paris, Armand Colin, 2010), avait fini en 1943 par se rallier à de Gaulle. Ralliement tardif et fort contraint : les archives américaines le montrent littéralement agenouillé devant Washington et quotidiennement disposé, à Alger, en 1943-1944, à lâcher de Gaulle auquel il reproche une résistance très excessive aux exigences américaines. Allen Dulles, patron Europe de l’OSS (qui précéda la CIA) établi depuis novembre 1942 à Berne, avait alors déjà gagné, auprès de Robert Murphy, délégué de Roosevelt depuis décembre 1940 au débarquement en Afrique du Nord « française », ses galons de maître et de bailleur de fonds des « Européens » : c’est-à-dire des « élites » de la société acquises à la mainmise des États-Unis sur le continent européen après l’avoir été, le plus souvent, depuis les années 1930, à la mainmise allemande (sur ces noms, voir l’index de l’ouvrage Les élites françaises, 1940-1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Paris, Armand Colin, 2016).
De l’origine américaine de cette mythique « conférence de Messine », il n’est pas question dans le manifeste des « vingt intellectuels eurocritiques ». Omission surprenante qui se maintient dans les deux autres points abordés.
2° La séduisante revendication de la renonciation au « modèle mercantiliste allemand (excédent extérieur approchant les 10 % du PIB) […] intransposable aux autres pays et notamment à ceux de l’Europe du Sud » équivaut, compte tenu de l’histoire réelle de l’union européenne, à la demande polie et vaine, adressée aux États-Unis et à l’Allemagne d’abandonner purement et simplement ladite union, leur créature. Autant vaudrait demander à une association bancaire de s’auto-transformer en entreprise de bonnes œuvres, pour réaliser la fameuse « Europe sociale » qu’on nous vante chaque jour. Cette revendication est aussi sidérante que celle d’un renouvellement de « la conférence de Messine » puisque l’objectif de l’union européenne a été précisément réalisé : nous bénéficions de son succès depuis bientôt plus de soixante ans, il faut le reconnaître, avec une intensité démultipliée par la destruction de la zone d’influence soviétique muée en zone américaine depuis 25 ans.
« Dérive », vraiment?, par rapport au propos d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay de février 1950 (avant le fameux discours de Robert Schuman du 9 mai, donc), annonçant les effets imminents de « la pression du chômage sur le niveau des salaires [européens]. Or, il ne peut y avoir harmonisation des salaires et des charges sociales […] que par le jeu de l’offre et de la demande et elle se fera au niveau le plus bas. C’est bien là une des raisons pour lesquelles le Conseil national du patronat français se prononce en faveur de la libération des échanges et des Unions régionales : il y voit un moyen de réduire les prétentions des salariés lors des prochaines négociations des conventions collectives. » (Note du Service de Coopération économique (SCE), 10 février 1950, CE, 56, archives du ministère des Affaires étrangères, plus longuement citée dans Aux origines du carcan européen, p. 116-117). (Le Conseil national du patronat français succéda, en 1946, à la Confédération générale de la Production française devenue en juillet 1936 Confédération générale du patronat français, et précéda le MEDEF).
Les exigences historiques et actuelles des États-Unis à l’égard de cet énorme marché unifié et non protégé de leurs marchandises et de leurs capitaux n’ont pas non plus, dans ce deuxième point du manifeste, été prises en compte.
3° Le « dialogue avec la Russie, pays européen indispensable pour l’établissement d’une sécurité dont toutes nos nations ont besoin », etc., est-il compatible avec le maintien de l’union européenne dans l’OTAN, institution dont l’origine se confond strictement avec l’histoire de l’encerclement de l’URSS. Les États-Unis combattaient d’ailleurs la Russie depuis les débuts de l’ère impérialiste, plus de 20 ans avant 1917. L’a démontré l’un des deux pères fondateurs du courant historiographique américain dit « révisionniste » (courant scientifique sans rapport avec les « révisionnistes » français, simples « négationnistes » des chambres à gaz), William Appleman Williams. Sa thèse universitaire (Ph.D.) American Russian Relations, 1781-1947, New York, Rinehart & C°, 1952, a montré que le jeune impérialisme américain, soucieux de contrôler, entre autres, le sort de la Chine, avait jugé insupportable l’expansion de son (assez faible) rival russe, qui revendiquait participation au contrôle des transports ferroviaires de la Chine: « L’entente [russo-américaine] lâche et informelle […] s’était rompue sur les droits de passage des chemins de fer [russes] de Mandchourie méridionale et de l’Est chinois entre 1895 et 1912 ».
On trouvera maintes références sur la vieille obsession antirusse des impérialismes américain et allemand et sur leur agressivité, dimension militaire incluse, envers l’empire russe puis l’URSS dans les références suivantes : « Le débarquement du 6 juin 1944 du mythe d’aujourd’hui à la réalité historique » (http://www.lafauteadiderot.net/Le-debarquement-du-6-juin-1944-du, juin 2014), et dans « L’apport des “guerres de Staline” de Geoffrey Roberts à l’histoire de l’URSS : acquis et débats », préface à l’ouvrage de Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline, Paris, Delga, 2014, p. I-XXXIV.
Ceux qui seraient tentés de balayer d’un revers de main les références fournies par l’universitaire sérieuse que je suis pourront constater que je les emprunte soit aux archives originales soit aux travaux historiques américains accumulés depuis des décennies. Ce travail, notons-le, qualifie les pratiques de la « soviétologue » de Rennes 2, Cécile Vaissié, qui met en cause l’« universitaire retraitée et militante au PRCF » Annie Lacroix-Riz dans Les réseaux du Kremlin en France. Le lecteur pourra juger du manque de sérieux de la documentation de ce récent ouvrage assuré d’un énorme écho médiatique, phénomène qui démontre le caractère plus que jamais actuel de mon livre de 2012 L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Delga-Le temps des cerises.
Une « union européenne » à direction germano-américaine bien disposée envers la Russie, vraiment? Qu’est-il arrivé à certains, au moins, des « vingt intellectuels eurocritiques » qu’on avait pris pour des observateurs sérieux du « carcan » réservé de longue date aux « Européens » non détenteurs de profits monopolistes? Leurs « vœux pieux » européens traduisent-ils une nostalgie pour le « baiser Lamourette » de juillet 1792 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Baiser_Lamourette )?
Bravo à Annie Lacroix-Riz à propos de la démarche des « vingt intellectuels » qui tentent de nous brader une nouvelle UE. Ils proposent tout simplement un nouveau traité, qui sera négocié par les Présidents des états de l’UE ! En dehors du fait que l’UE est devenue ce qu’elle devait devenir comme prévu dès le départ et qu’elle ne va pas accepter de s’auto-détruire, y a-t-il un seul de ces présidents qui représente plus de 50 % de la population de son pays ?
Ces intellectuels sont-ils naïfs, mal informés ou malhonnêtes ? Certains d’entre eux, en signant cet appel bidon, ont trahi ma confiance …
Salutations fraternelles,
Françoise Gosse
PS : j’espère que cet article sera largement repris par les sites alternatifs (on verra qui ils sont réellement)
Article d’Annie Lacroix-Riz très intéressant, surtout qu’on peut rajouter cela par rapport à l’article du Figaro:
Article du Figaro => « D’abord rendre à la souveraineté populaire et à la démocratie leurs droits dans une Europe confédérale qui serait faite de l’entente et de la coopération entre les nations » …etc.
Selon Leah Pisar, voici, entre autres, ce qu’il s’est dit dans un think tank néocons des États-Unis. Un think tank que l’on sait influent :
Auteur : Leah pisar : « Elle a fait partie de l’équipe du Président Bill Clinton en tant que directrice de la communication au Conseil de Sécurité Nationale de la Maison Blanche et, avant cela, directrice-adjointe de la communication au Département d’Etat sous Madeleine Albright et assistante de l’Ambassadeur Pamela Harriman à Paris.
[…]Elle a été conseillère de la French-American Foundation et co-fondatrice de la National Security Network, l’un des principaux groupes de réflexion démocrates sur les questions de politique étrangère, et chercheur au Center for American Progress à Washington ainsi qu’à l’Institut Français des Relations Internationales.
Membre du Council on Foreign Relations à New York, des conseils d’administration de la French-American Foundation et de la National Security Network, elle a été “Young Leader” de l’American Council on Germany et “Rising Talent” du Women’s Forum en 2009. » http://www.huffingtonpost.fr/leah-pisar/
« En quête d’alliés loyaux et de coalitions de pays volontaires
Dans le contexte mondial actuel, le vieux modèle d’alliance ne convient plus aux Etats-Unis, lesquels cherchent désormais à construire des coalitions de pays volontaires, à la carte, composées de membres compatibles. Quand Donald Rumsfeld déclare que «c’est la mission qui détermine la coalition et non pas la coalition qui détermine la mission», pour les Européens, il s’agit d’une remise en cause des principes fondateurs de l’OTAN (48).
Selon John Hulsman et Nile Gardiner de la Heritage Foundation, l’Europe restera quoi qu’il en soit au centre de toute coalition américaine, mais elle doit être de préférence désagrégée, car il est plus facile de traiter avec des Etats individuels qu’avec Bruxelles. Les deux auteurs sont donc totalement opposés à toute notion d’intégration étroite de la politique étrangère européenne, à laquelle ils préfèrent l’idée d’Europe à plusieurs vitesses; ils placent par-dessus tout la relation spéciale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, relation qui, selon eux, se porte mieux moins l’Europe est unie » http://www.afri-ct.org/IMG/pdf/40_Pisar.pdf
Le mot de confédération n’est pas là, mais le principe y est.
Dans « Le grand échiquier » de Z. Brzezinski, ce dernier le dit franchement :
« Un simple regard sur la carte de l’immense territoire eurasien suffit à comprendre l’importance, pour l’Amérique, de la tête de pont européenne -autant que son étroitesse géographique. Sa préservation -et son expansion comme tremplin pour la démocralie -est une exigence prioritaire pour la sécurité des Etats-Unis. Alors que ces derniers se mobilisent en faveur de la stabilité internationale et de la diffusion de la démocratie, l’Europe fait preuve d’une apparente indifférence pour ces questions (malgré les velléités dont fait preuve la France de jouer les puissances mondiales). Pour réduire cette fracture, l’Europe devrait devenir plus confédérale. On ne saurait envisager qu’elle devienne un grand État-nation, du fait de la vigueur de ses diverses traditions nationales, mais elle est en mesure, à travers des institutions politiques communes, de mieux affinner ses valeurs démocratiques, d’inscrire ses intérêts propres dans le cadre de l’universalisation de ces valeurs et d’exercer un pouvoir d’attraction sur ses voisins de l’espace eurasien. » Le grand échiquier p.104-105 https://electrodes.files.wordpress.com/2014/03/brzezinski_zbigniew__le-grand-echiquier.pdf
Le plan B des alters-européistes, des souverainistes, en fait des européistes, reste un plan B et made in USA… Et un bon paquet des partis médiatisés français sont derrières ce plan B, du FN à JLM, en passant par DLF, le Pardem, le MRC, le MPF, …etc, le confédéralisme autour d’un euro monnaie commune, monnaie de référence à des monnaies dites nationales, ce qui va être difficile de faire passer pour démocratique…
Un autre paquet des partis est derrière le plan A, celui auquel on a droit actuellement, celui de LRPS et d’une partie de ses satellites, les européistes affichés.
Il reste l’UPR qui est pour reprendre les reines à un niveau bien plus démocratique que celui actuel, ce qui, vous me direz, n’est pas difficile.
Maintenant, que va faire le PRCF, se serrer les coudes avec l’UPR pour sortir réellement de l’UE, de l’euro et de l’OTAN, ou bien se laisser entraîner vers le plan B, l’autre Europe…, avec le Pardem, …etc ?