Manquant à la déontologie la plus élémentaire, le principal lexique de philosophie que le sacro-saint « marché » scolaire met à la disposition des lycéens, La philosophie de A à Z (Hatier), se garde bien de définir le matérialisme dialectique : cette orientation théorique déjà présente chez Héraclite (6ème siècle av. notre ère), qui part des contradictions matérielles pour étudier le devenir de la nature et de l’histoire et qu’Engels et Marx ont placée au centre de leur philosophie en la liant aux sciences de la nature et à l’étude matérialiste de la société, est caricaturée et condamnée sans ambages comme « dogmatique » et stalinienne. Quel lycéens aurait alors l’idée saugrenue d’étudier une doctrine aussi sulfureuse et ringarde, voire franchement débile ?
Eh bien ces oukases sont de plus en plus bousculés. Comme IC (sept. 2016) l’a déjà signalé, deux livres récents parus chez Delga, l’un de théorie biologique, l’autre de philosophie générale, se réfèrent au diamat (il s’agit d’Evolution, la preuve par Marx, de Guillaume Suing, agrégé de SVT, préface de G. Gastaud, et des quatre tomes, édités en souscription, de Lumières communes, traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique, de G. Gastaud). De son côté, Etincelles, la revue théorique du PRCF parue en septembre est centrée sur la renaissance du matérialisme dialectique (avec en particulier un article du philosophe portugais José Barata-Moura sur l’ontologie marxiste). En outre G. Gastaud travaille à mettre sur pied un site dédié au renouveau du matérialisme dialectique. Et surtout, de multiples signes récents venus du champ scientifique illustrent le propos de Lénine : « la physique moderne accouche du matérialisme dialectique » ; une remarque qu’il faut aussitôt compléter par l’avertissement antidogmatique d’Engels : « à chaque découverte faisant époque, le matérialisme doit changer de forme ». Quelques exemples pour illustrer ce propos :
« Négativité » de la matière noire ? Dans une conférence donnée à Marseille le 30 septembre dernier, l’astrophysicien Jean-Pierre Petit devait présenter sa nouvelle hypothèse sur la matière noire et l’énergie sombre, ces deux entités cosmiques qui constitueraient 85% de la masse disponible et qui, bien qu’encore non détectées, semblent indispensables pour expliquer l’expansion accélérée de l’Univers. Selon le conférencier, « matière et énergie sombres » peuvent être conçues comme des « copies de notre matière dotée d’une masse et d’une énergie négative ». L’avenir dira si cette hypothèse doit être retenue, mais il est clair en tout cas qu’il s’agit là, pour parler comme Kant, d’une nouvelle tentative pour « introduire en physique le concept de grandeur négative », donc de contradiction matérielle.
La revue Pour la science n°467 (sept. 2016) propose un dossier sur le projet D.E.S. (en français, Détection de l’Energie Sombre) qui offre de puissants moyens observationnels aux chasseurs d’énergie sombre. Le but est de trier entre les hypothèses rivales, énergie du vide quantique (qui n’est pas le « néant » des théologiens), gravité modifiée (dont l’idée – ce que ne dit pas le dossier – remonte au père de la cosmologie moderne, le Belge Georges Lemaître) ou théorie de la quintessence, qui toutes, fusionnent de manière grandiose les données de la microphysique à l’étude de l’infiniment grand. De manière objectivement conforme à l’esprit engelsien du matérialisme dialectique, il s’agit de dégager le lien entre l’expansion accélérée de l’Univers – qui relève de l’HISTOIRE de la nature au sens large – , sa structuration physique et ses constituants matériels. En effet…
« Nous ne connaissons qu’une science, celle de l’histoire »
… « Nous ne connaissons qu’une science, celle de l’histoire », proclamaient déjà Marx et Engels dans L’Idéologie allemande (1846), le texte fondateur des jumeaux théoriques que sont le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. Propos bien audacieux à l’époque, alors que l’idéalisme hégélien réservait l’historicité au devenir humain (centré sur l’ « Esprit ») et que symétriquement la science encore mécaniste d’alors se méfiait encore majoritairement d’une approche historique des lois physiques. C’est cette historicité de la science moderne que croit redécouvrir le philosophe Michel Serres qui, dans l’émission de France-Culture (29.9) intitulée La méthode scientifique, expliquait que la science moderne se faisait de plus en plus « historienne ». Certes, Serres a raison de tordre le cou au poncif antimarxiste selon lequel notre époque « postmoderne » renoncerait aux « grands récits » et à toute idée de sens (donc, soit dit en passant, à l’idée même de progrès !) ; en ce sens, Serres converge – sans le dire hélas ! – avec la thèse centrale du livre d’Engels intitulé Dialectique de la nature. C’est alors que l’animateur de l’émission soumet à Serres un propos, il est vrai un peu sec, de l’ethnologue marxisant Maurice Godelier : lequel rappelle que pendant longtemps, la technique s’est développée sans passer par le préalable de la science, laquelle n’avait guère de visée technologique avant la révolution copernicienne du 17ème siècle (il a pu exister pendant des millénaires une technique non scientifique comme il y a eu durant des siècles, une science dénuée de visée technique). A ces mots, Serres vitupère le « marxisme » qui ne croirait qu’au « dur » et qui ignorerait (!) que l’invention des maths par les anciens Grecs a produit de forts effets historico-culturels, ce que naturellement, nul marxiste n’a jamais nié. Certes, le propos de M. Godelier manquait de nuance (il s’agissait d’une simple interview !), mais n’est-il pas clair que c’est seulement à partir de Galilée/Descartes, c’est-à-dire à l’aube du mode de production capitaliste, que la science a timidement commencé en pratique à se concevoir comme la base théorique d’appui du développement des forces productives ? Dommage que l’emportement antimarxiste de Serres l’empêche de reconnaître ses dettes théoriques envers Engels alors même que le récent livre de Serres, Hominescence, regorge d’aperçus qui ne demandent qu’à être interprétés en termes de classes pour recevoir le plein appui des marxistes les plus « durs » ?
Dans le même numéro de Pour la science, un dossier est consacré au mathématicien Alexandre Grothendieck. De même que Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, de même ce fulgurant refondateur français des maths modernes pensait dialectiquement… à son insu (encore que ?). A propos de sa notion cardinale de topos, Grothendieck écrivait ainsi : « le thème du topos (…) est ce « lit » ou cette « rivière profonde » où viennent s’épouser la géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des catégories, le monde du continu et celui des structures « discontinues » ou « discrètes » (…). Il est ce que j’ai conçu de plus vaste pour saisir avec finesse, par un même langage riche en résonances géométriques, une essence commune à des situations les plus éloignées les unes des autres, provenant de telle région ou de telles autre du vaste univers des choses mathématiques ». Manquant de place pour développer, nous invitons nos lecteurs matheux à lire ce dossier et à se risquer à repenser dialectiquement la philosophie des maths : ils n’auront pas pour ce faire à forcer les citations de Grothendieck !
Musicologie matérialiste.
La doxa dominante en musique rabâche qu’elle est le domaine de l’ « ineffable » et qu’elle dépasse toute signification vu qu’elle ne « reflète » ni n’exprime rien. Dans un entretien accordé à la revue Critique (juin-juillet 2016), le musicologue et historien argentin Esteban Buch tord le cou à ces préjugés idéalistes qui voudraient couper la musique du mouvement de la société. Certes, indique Buch, « en musique, les signifiants flottent toujours ». Mais en étudiant par ex. les hymnes nationaux, cet analyste n’a pas de peine à montrer comment ces chants connectent le champ idéologique aux rythmes corporels, donc à l’intimité vécue puisque la fonction de ces musiques, à travers certains codes assez transparents, est d’articuler l’idéologique au registre émotionnel des sujets. Élargissant le propos, Buch montre qu’il existe des topos pastoral, militaires, funèbre, etc. qui structurent et rendent expressives l’écriture et la lecture auditive des compositions musicales (ces codes plus ou moins conscients variant culturellement). De ce fait on ne peut pas faire de la musicologie « en l’air », de manière purement formelle et technique ; au contraire, la musicologie et l’histoire de la musique relèvent de plein droit des sciences socio-historiques et elles peuvent s’abstraire d’une réflexion politique.
Mais en quoi le fait de mieux comprendre la musique nuirait-il à la sensibilité musicale, comme voudrait le faire croire l’idéologie irrationaliste dominante ?
Georges Gastaud est philosophe. Il est l’auteur de
- Mondialisation Capitaliste et Projet Communiste – Le Temps des Cerises 1997
- Sagesse de la Révolution – Le Temps des Cerises
- Marxisme et Universalisme : Classes, Nations, Humanité – Delga – 2015
- Lumières Communes : cours laïque de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique – Delga – 2016
Cet article est extrait de la revue Etincelles. Une revue qui élève le débat est partage chaque trimestre analyse et reflexion sur des questions politiques, scientifiques ou artistiques. Abonnez vous !
Le physicien Gilles Cohen-Tannoudji dans l’article « le réel à l’horizon de la dialectique » tiré d’un ouvrage collectif de Lucien Sève « Sciences et dialectique de la nature » :
« Toute sa vie, Einstein poursuivit le rêve d’une théorie unifiée qui inclurait toutes les interactions. Nous arrivons à une conclusion inattendue (…) L’unification implique une conception « dialectique » de la nature. »
Le physicien Etienne Klein dans « Sous l’atome, les particules » :
« Jusqu’à un certain point, on peut trouver une analogie entre le conflit entre la physique newtonienne et les nouvelles idées en physique et celles qui sont issues du matérialisme dialectique. L’idée d’une histoire de la nature partie intégrante du matérialisme fut développée par Marx, puis plus en détails par Engels. Des développements contemporains en physique, la découverte du rôle constructif joué par l’irréversibilité, ont fait réapparaître dans les sciences naturelles une question qui avait été posée par les matérialistes. Pour eux, comprendre la nature signifiait expliquer comment elle était capable de produire l’homme et ses sociétés. De plus, au moment où Engels écrivait sa « Dialectique de la nature », les sciences physiques semblaient rejeter les conceptions mécanistes et se rapprocher de l’idée du développement historique de la nature. Engels mentionne trois découvertes fondamentales : l’énergie et les lois gouvernant ses transformations qualitatives, la cellule comme base matérielle de la vie et la découverte de l’évolution des espèces par Darwin. »
Le physicien Maurice Jacob dans « Au cœur de la matière » :
« Ce qui caractérise le monde dialectique sous tous ses aspects est qu’il est constamment en mouvement. Les constantes deviennent des variables, les causes deviennent des effets, et les systèmes se développent, détruisant les conditions qui leur ont donné naissance. Même les éléments qui apparaissent stables sont des forces en état d’équilibre dynamique qui peuvent soudain se déséquilibrer, comme lorsqu’un morceau de métal tristement gris d’une taille critique devient une boule de feu plus aveuglante qu’un millier de Soleils. (…) Le développement des systèmes à travers le temps apparaît comme la conséquence de forces et de mouvements en opposition les uns aux autres. Cette figuration de forces opposées a donné naissance à l’idée la plus discutée et la plus difficile, et cependant la plus centrale dans la pensée dialectique : le principe de contradiction. (…) Les contradictions entre forces sont partout dans la nature, et non seulement dans les institutions humaines. Cette tradition de la dialectique remonte à Engels (1880) qui écrivait dans « Dialectique de la nature » que les enchaînements dialectiques ne doivent en aucune manière « être introduits dans les faits par construction mais découverts en partant d’eux » et élaborés de même. (…) Des forces opposées se trouvent à la base du monde physique et biologique en évolution. Les choses changent à cause de l’action sur elle de forces opposées, et elles sont ce qu’elles sont à cause de l’équilibre temporaire de forces opposées. »
Extraits de « Sciences et dialectiques de la nature » (ouvrage collectif – La Dispute) Article « Le biologiste dialecticien » de Richard Levins et Richard Lewontin
« j’ai conscience de n’avoir bien compris l’histoire de la physique qu’à partir du moment où j’ai eu connaissance des idées fondamentales du matérialisme historique. »
Paul Langevin dans « La pensée et l’action » :
« La façon dialectique de voir insiste sur le fait que la permanence et l’équilibre ne sont pas l’état naturel des choses mais requiert une explication qui doit être cherchée dans l’action de forces opposées. (…) Les forces opposées sont considérées comme contradictoires en ce sens que, prises à part, elles auraient des effets contraires, et que leur action conjointe peut être différente du résultat auquel aboutirait leur action séparée. (…) Les processus opposés peuvent alors apparaître comme une part de l’autorégulation et du développement de l’objet qui (…) apparaît comme un système de rétroactions positives et négatives. »
Richard Levins et Richard Lewontin dans l’article « Le biologiste dialecticien » tiré d’un ouvrage collectif de Lucien Sève « Sciences et dialectique de la nature » :
« Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de l’environnement. Bref, nous devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les savants occidentaux, et non être écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. (…) Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme des préceptes dogmatiques que l’on décrète vrais, les trois lois classiques de la dialectique illustrent une vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les composantes de systèmes complets, et où les composantes elles-mêmes n’existent pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que l’on fait entrer dans le système. Ainsi, la loi des « contraires qui s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue des composantes ; la « transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui traduit les entrées de données incrémentielles en changements d’état ; et la « négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire, car les systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leurs états antérieurs. »
Le géologue et paléontologue Stephen Jay Gould Dans « Un hérisson dans la tempête » :
« Si la dialectique est susceptible de répondre aux interrogations théoriques des sciences les plus récentes, c’est qu’elle dépasse l’optique de la logique formelle. (…) Elle renvoie à une dialecticité de la matière. »
Janine Guespin-Michel et Camille Ripoll dans l’article « La logique dialectique peut-elle éclairer l’émergence ? » du dossier « L’énigme de l’émergence » de la revue « Science et Avenir » de juillet 2005 :
« Il est clair désormais que l’articulation entre la physico-chimie et la biologie ne passera pas par une « physicalisation » de la vie, mais par une « historicisation » de la physico-chimie, par la découverte des possibilités d’histoire physico-chimique de la matière. (…) Peut-être sommes-nous ici proches de ce qui fût à la base l’idée de la « dialectique de la nature », tout en étant aussi loin que possible de la vision dogmatique qu’elle suscita. »
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http://www.matierevolution.org/spip.php?article2558