Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les Français étaient conscients du rôle joué par l’Union Soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazi. Ensuite, au mépris du travail des historiens, à force de propagande et de bourrage de crane jusque dans les écoles – consistant à mettre sur le même plan le nazisme et le communisme qui a pourtant libéré l’Europe de cette dictature à travers la rhétorique des « deux totalitarismes », visant à réhabiliter le nazisme pour criminaliser le communisme.
En 2017, à l’occasion du centenaire de la Révolution d’octobre, il semblerait que le débat académique sur « Octobre 17 et ses suites » n’a plus raison d’être…C’était sans compter sur les travaux de l’historienne Annie Lacroix-Riz, dont les ouvrages éclairent sa réelle importance, ainsi que les enjeux de la construction européenne dans le contexte de la guerre froide.
voici l’entretien qu’Annie Lacroix Riz a accordé à nos confrères du site belge d’information Investig’action
Avec d’autres intellectuels, vous êtes signataire d’un appel « à débattre de manière sereine à propos d’Octobre 1917 et ses suites ». Quelle est son idée centrale ?
C’est comme historienne que je réponds à votre question. Nous avons voulu protester contre le bannissement de fait de toute appréhension scientifique de l’histoire de la Russie depuis son ère soviétique. Ses deux autres initiateurs, les philosophes marxistes Georges Gastaud et Jean Salem, ont aussi beaucoup à dire sur le sens de cet appel.
Comment surgit cette initiative ?
Le veto contre un débat serein sur « Octobre 1917 et ses suites » succède à deux étapes marquantes de la Croisade « occidentale ». La première, ce fut la célébration, en 1989, du bicentenaire de la révolution française, concomitante de l’effondrement de l’URSS. Sous l’égide du très atlantiste François Furet, elle eut pour but de criminaliser, non seulement la Grande Révolution de la bourgeoisie française, à fort appui populaire (que Furet accablait depuis au moins 1965, la transformant en aberration historique), mais aussi toutes les révolutions, et, au premier chef, celle d’Octobre, sur le thème : « Robespierre, Lénine, Staline » égal à « enfer de la Terreur et du Goulag »…
La deuxième étape frappa plus fort encore avec la publication du Livre noir du communisme, que Furet devait diriger mais que sa disparition prématurée remit à son héritier spirituel, Stéphane Courtois, passé depuis à l’extrême droite, et à Nicolas Werth, fils du journaliste britannique russophile Alexander Werth (auteur du célèbre ouvrage La Russie en guerre).
Il ne s’agissait pas d’une opération de vérité historique, mais d’une vaste manœuvre politique, coordonnée sur le plan international, pourvue d’un écho médiatique gigantesque. L’ouvrage, fatras dépourvu de tout caractère scientifique, bénéficia de cautions académiques, dont celle de l’Institut d’études politiques qui, depuis une trentaine d’années, règne sur les problématiques de l’histoire contemporaine.
Pourquoi le débat s’est-il stagné à partir de ces deux événements ?
A la différence de ce qui se passait antérieurement face au roulement de tambour antibolchévique qui, rappelons-le, avait commencé, ici comme ailleurs, dès novembre 1917, la principale force de résistance avait déserté. Le PCF réagit par un mea culpa, toujours en cours, sur son histoire ou son passé, rejeté comme trop bolchevique. Sa renonciation à la réplique, l’abandon de sa tradition marxiste, la liquidation de ses éditions et de son influence politique et intellectuelle ont laissé depuis lors libre cours aux campagnes sur les horreurs « d’Octobre 1917 et ses suites ».
Ont illustré ce martèlement, parmi des programmes télévisuels riches, deux exemples : en mars 2007, un prétendu « documentaire historique » de M6 intitulé « Staline, le tyran rouge », si grotesque que l’hebdomadaire culturel et de télévision Télérama, pourtant solidement anti-soviétique, l’avait qualifié de « Staline pour les nuls », et un épisode de la « série » spectaculaire « Apocalypse », servie d’abondance au public « européen », notamment sur les chaînes publiques belges et françaises : l’effarant « Apocalypse Staline » diffusé le 3 novembre 2015 sur France 2 (1).
Et quelle est la perspective pour cette année en matière de colloques ou débats?
Aucune perspective, pas plus que d’ordinaire, du moindre débat. Les grands médias, écrits ou audiovisuels, l’ont systématiquement proscrit sur la révolution d’octobre comme sur le reste, avec le soutien d’historiens bien-pensants, érigés en « conseillers historiques ».
Témoignent de ce verrouillage les « débats » de France Culture en général, de la « Fabrique de l’histoire » en particulier. Les lecteurs de la grande presse, les auditeurs de la radio ou les spectateurs n’ont accès qu’aux intellectuels, philosophes, historiens ou autres, qui agréent la doxa assénée : le communisme est criminel par essence et par pratique et tout changement socio-économique débouche sur des horreurs bien pires que les pires maux du capitalisme.
Quel a été l’accueil de votre appel par les milieux académiques et les médias français?
L’esprit critique et l’appel à la réflexion sereine ne se faufilent plus que par Internet : notre appel, ainsi lancé, a été relayé par des sites « radicaux » se réclamant du marxisme et du communisme, Initiative communiste, Le Grand Soir, Agoravox, Comité Internationaliste de Solidarité de Classe, Faire vivre le PCF, etc.
« L’accueil par les milieux académiques et les médias français » ne peut être pour l’heure que limité. Mais nous posons des jalons utiles. On mesure à la fois les périls et les promesses de la conjoncture intellectuelle en lisant l’intervention du 19 mars de l’éditeur Aymeric Monville (Delga), qui travaille vaillamment à contre-courant.
Vous avez dénoncé l’ »amalgame odieux perpétré par les programmes et les manuels scolaires, sous le nom de « montée des totalitarismes », entre le Troisième Reich et la patrie de Stalingrad ». Pourriez-vous mentionner quelques exemples?
Je n’ai abordé que quelqes aspects du délire qui a transformé en monstre sanguinaire et génocidaire (pire que le monstre nazi) le pays victorieux de la Wehrmacht, assuré en mai 1945 de l’affection des peuples du monde, ceux de l’Europe occupée par le Reich hitlérien en tête.
Cette propagande quotidienne de masse s’est accompagnée d’une entreprise de longue haleine de casse de l’enseignement de l’histoire, à l’échelle de l’union européenne. Du massacre de l’histoire scientifique et du mensonge permanent sur le paradis « européen », j’ai entretenu en 2013 l’Association belge des professeurs d’histoire (2).
Témoigne de cette escroquerie, étendue aux jeunes enfants, le lien envoyé par un ami lecteur le 26 mars 2017. L’ouvrage Enseignement de l’histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme de Gisèle Jamet et Joëlle Fontaine, professeurs de l’enseignement secondaire, démontre par quel mécanisme (américano)-« européen » on est parvenu en France à la confection d’un chapitre commun sur les totalitarismes fasciste, nazi et soviétique.
Casser l’histoire contribue si efficacement à empêcher les populations de réfléchir sur leur présent enfer et d’en sortir…
A l’occasion du centenaire, quelle est l’importance de revenir sur cet événement, notamment dans le contexte d’une large remise en cause des fondements de la construction européenne?
L’interminable crise systémique actuelle reproduit, en plus grave, celles qui ont débouché respectivement sur les Première et Deuxième Guerres mondiales. C’est dans les analyses économiques de ce qui était alors le jeune impérialisme que Lénine avait puisé la matière de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (rédigé en 1915) : il en avait déduit des perspectives révolutionnaires qui ne se sont confirmées que dans le cas du « maillon faible » russe. L’énorme célébration médiatico-académique de la Première Guerre mondiale (épisode de la série « Apocalypse » compris) a perçu le péril d’une telle réflexion.
Le Monde, gardien de la doxa de la gauche « américano-européenne », a accueilli dès novembre 2013 un historien français brocardant le « cliché » des « interprétations marxistes des origines de la guerre, derrière les réflexions de Lénine sur l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme » : « les industriels et les financiers » européens, modérés et pacifistes, telle « La City », affirmait-il, jugeaient la paix […] préférable à la guerre ».
C’était plus subtil que la violence de l’historien Christopher Clark , auteur des Somnambules (3), cri de guerre contre les Serbes et les Russes érigés en principaux responsables de la guerre générale qu’une campagne de propagande internationale comparable à celle du Livre noir du communisme avait dès 2012 hissé au vedettariat « européen ».
Quels sont les dangers d’une telle grille de lecture?
L’objectif du « journal de référence » en guerre contre les « idées reçues » était de convaincre que somme toute, une « union européenne » aurait en 1914 préservé la paix du monde. Or, précisément, Lénine avait en 1915 démontré la pertinence de l’affirmation de Jean Jaurès sur le lien organique entre capitalisme et guerre (« le capitalisme porte lui la guerre comme la nuée l’orage », discours sur « l’armée démocratique » du 7 mars 1895) : la boucherie était le fruit inévitable du permanent « partage-repartage du monde » à l’ère impérialiste.
Revenir sur la réalité historique de la révolution d’octobre, c’est rappeler qu’elle eut d’emblée une double dimension, affirmée par les deux premiers décrets du pouvoir bolchevique, et comprise par le brillant et courageux journaliste américain John Reed, dans ses Dix jours qui ébranlèrent le monde : 1° proclamation de la paix, objet du premier décret ; 2° règlement de « la question sociale », entre octroi immédiat de « la terre aux paysans » et abolition ultérieure de la propriété privée des grands moyens de production et d’échange.
Nous sommes dans une période de crise comparable à l’avant 1914, le tandem États-Unis-« union européenne » a submergé le Moyen-Orient par les « guerres [dites] périphériques » et il menace le monde d’une guerre générale à entamer contre la Russie grimée en fauteur exclusif de guerre. Et l’effarante campagne quotidienne de diabolisation de l’URSS et du communisme, non pas atténuée mais considérablement renforcée par la chute du système soviétique, vise à entraver toute réflexion sur les solutions possibles.
Notes :
- « La question préalable des sources de la série “Apocalypse Staline” sur France 2. »
- « L’agrégation d’histoire, de la sélection érudite à la sélection idéologique » ; « Réalité et mythe français de la construction européenne »
- professeur à l’université de Cambridge, spécialiste d’histoire culturelle du XIXe siècle, d’histoire religieuse et d’histoire de la Prusse depuis 1600
Source : Investig’Action