Dans ces temps où le libéralisme est devenu une loi naturelle pour bon nombre de critiques, il est plus que normal de voir fleurir ça et là des discours encensant les origines ethniques de telle ou telle personne, de pointer avec mépris ou extase l’appartenance raciale d’untel ou d’unetelle, d’effacer de la pensée les rapports de production qui façonnent substantiellement l’être social, la communauté qui fonde une nation, et l’Histoire qui est raison, pour juger d’un fait, d’un geste, d’une œuvre en général.
Yilmaz Güney ne déroge pas à la règle. Turc d’origine kurde, il n’a eu de cesse d’être à contre-courant de la doxa anticommuniste devenue idéologie officielle en Turquie depuis 1945, d’être tiraillé incessamment par les deux écueils qui sont, entre autres, l’apanage de la société libérale : entre haine et récupération, entre racisme et tribalisme. « Pro-Kurde »ou « anti-turc » ? Les cœurs balancent ! Pourtant son projet, emboîtant ainsi le pas à sa vie tumultueuse faite de hauts et de bas, qui se radicalisera au fil des années jusqu’à trouver son point culminant dans Yol , que d’aucuns qualifient de chef d’œuvre, n’est ni plus ni moins qu’une retranscription cinématographique d’un pays qui se cherche, d’une Turquie inféodée à l’Otan, avant-garde de la lutte anti-communiste (sans réel parti de classe) en proie à la tradition où l’immixtion des idées marxistes, mais plus généralement des idées progressistes, ne sont que toutes récentes, en somme d’une Turquie qui n’a pas mené à bien sa révolution bourgeoise. C’est dans cet imbroglio tant politique que culturel que Yilmaz Güney s’inscrit et trace son chemin en n’étant, à la fois, qu’un témoin et un protagoniste de son pays.
Il serait erroné de faire de Güney un chantre du séparatisme, un militant aveuglé par ses racines kurdes, un homme tellement atteint de myopie qu’il viendrait à effacer, du moins à minorer, les revendications des autres minorités voire même les autres formes de domination, tant s’en faut ! Son cinéma, qu’on aurait peine à cataloguer comme« pro-kurde » ou « anti-turc », est plus complexe, plus subtile, plus ancré dans l’inconscient collectif de cette époque. En témoigne la multitude des personnages que le « Çirkin Kral » (le Roi Laid) campe (ou distribue) : de Seyit Ali (interprété par le grand et feu Tarik Akan , autre monument de la vie culturelle et politique de la Turquie contemporaine ), protagoniste de Yol, à Sivan dans Sürü , en passant par Azem (Arkadas) et Abuzer (Zavallilar),le souci d’indépendance et de justice sociale, l’insurrection contre ce vieux monde archaïque (propriétaires terriens) et le monde capitaliste , sont les traits caractéristiques récurrents des personnages de Güney . Ils ne sont que des « Memed le mince » (Yasar Kemal) en puissance qui s’insurgent contre l’ordre établi, le poids de la tradition, la fatalité, en épousant, a contrario, la marche de l’Histoire , en cherchant ardemment la quête de l’amour de soi rousseauiste, la véritable liberté rationnelle qui détruirait tout joug, toute aliénation de l’homme. Traducteur intransigeant de son époque, Yilmaz Güney n’est autre qu’un réaliste acéré rendant compte des différentes formes de luttes de classes que traversent cette société dans les années 70 : des bourgeois des grandes villes aux Kurdes ; des propriétaires terriens aux laissés-pour-compte de la société citadine ; des réactionnaires aux militants révolutionnaires, tout y est dépeint avec minutie ! Avec Güney c’est une véritable polyphonie sociale (et historique) qui déferle sous nos yeux. Une véritable propédeutique à la révolution socialiste.
La question Kurde soulevée par ce « sociologue humaniste», notamment dans son film Yol est magistrale, intelligente, loin des sentiers battus réactionnaires où la compassion tribale se fait exutoire. Mieux, elle incarne parfaitement la neutralité de celui qui a trouvé dans la méthodologie marxiste sa rose dans la croix du présent « carcéral », seul outil à ses yeux capable d’expliquer son monde. Loin d’ une description idyllique et riante du Kurdistan, s’écartant tout autant d’une ode fallacieuse qui louerait le peuple Kurde en l’opposant aux Turcs ,le « Çirkin Kral » subsume cette question particulière dans une critique radicale, cohérente de la société turque dans son ensemble, ne laissant aucun doute dans le message délivré: l’émancipation des Kurdes ne peut être atteinte qu’à condition de lutter contre le féodalisme seigneurial, donc en poursuivant la révolution bourgeoise entamée il y a cinquante ans pour in fine arriver à une société plus juste, plus démocratique, socialiste. En ce sens, la prison étatique et la prison identitaire débouchent sur la même impasse, et sont par conséquent les deux faces de la même médaille, à savoir le libéralisme qui ne fait que parcelliser un peu plus la communauté, et donc de repousser dans les calendes grecques toutes tentatives de « classe pour soi », d’unité entre les travailleurs. En invitant ses concitoyens à détruire leur état actuel pour transformer leur personnalité, Yilmaz Güney expose on ne peut plus clairement sa visée combien révolutionnaire et marxiste, inaudible pour ses contemporains : préparer la révolution en conscientisant son peuple (turc et kurde en particulier), en l’éloignant de leurs consciences naturelles, par-delà le naturalisme comme méthode explicative du monde, pour pointer la « bête immonde » qu’est le capitalisme qui broie tous les citoyens de Turquie. Son cinéma, qui prend maintenant une consonance théorique, est le premier jalon du champ du possible socialiste sur lequel tout progressiste de Turquie doit s’appuyer.
Ekin pour www.initiative-communiste.fr