Réseau Indonésie (éditeur)
La parole libérée
Indonésie 1965-1966 : les victimes parlent
Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965, sept hauts gradés de l’armée indonésienne furent enlevés et tués. Leurs corps furent ensuite jetés dans un puits asséché, dans les environs de Jakarta, au lieu-dit de Lubang Buaya.
Ces meurtres, attribués au Parti communiste indonésien, déclenchèrent un des plus importants massacres de masse du XXe siècle faisant plus d’un demi-million de morts et au moins autant de victimes. Des hommes et des femmes furent torturés, mis au travail forcé, détenus une décennie – voire plus – sans autre forme de procès. Quant aux rares personnes jugées, elles eurent droit à une parodie de justice.
Le présent recueil est un manifeste. Il émane de femmes qui ont voulu témoigner et dénoncer un mensonge d’État – celui du Coup du 30 septembre. Il vient de notre volonté de transmettre ces voix au public français, afin que ces histoires soient celles de tous.
Non, il ne s’agit pas de récits appartenant au passé. Il s’agit de souffrances présentes. Non, il ne s’agit pas d’un massacre de plus. Il s’agit de la négation d’un crime qu’il est temps de reconnaître. Il s’agit de terreur qui dure depuis 50 ans. Il s’agit de quotidiens qui ont soudainement basculés. Il s’agit d’une quête de réponses et de vérité. Il s’agit de volonté de survivre et de ne jamais abandonner. Nous nous faisons ici les relais de cette admirable force humaine.
Il fallut plus de quatre décennies pour que ces victimes osent écrire ou parler. Sudjinah rédigea ses mémoires (2003), Sarbinatun et Bibit racontèrent oralement leur histoire (2006), tout comme le firent Lestari, Nadue et Rukiah (2011), et ce bien après leur libération. La peur paralysait les voix.
Cette peur est justifiée. Les bénéficiaires du mensonge d’État sont au pouvoir, les bourreaux sont tenus pour héros et les crimes vus comme vertueux. Cette peur a été construite. Les sympathisants de gauche ont été diabolisés. Présentés comme sans moral, violents et pervers, ils étaient un danger pour la nation et la famille. Les femmes communistes, à l’appétit sexuel monstrueux, séduisaient puis tuaient, disait-on. Cette peur a été entretenue par les mensonges. Celui d’un Coup d’État communiste avorté, celui d’un général-dictateur présenté en sauveur de la nation, celui d’un acte de barbarie déguisé en acte citoyen.
Cet acte : Un demi-million de morts « nécessaires », résultant d’un effort collectif, impulsé par l’armée, et ce pour sauver la nation de la barbarie communiste.
Non-alignement, anti-impérialisme, nationalisation, partage des terres, les travailleurs organisé. L’Indonésie de Sukarno posait problème pour le capitalisme internationale. On a beaucoup écrit sur la question de l’implication étrangère – britannique, américaine, australienne – dans les événements de 1965. Si rien ne peut être prouvé avec certitude, il est certain que le changement de régime se fit en faveur de puissances qui restèrent insensibles aux massacres qui se déroulaient. Victimes collatérales de la guerre froide, sans doute.
Tout débuta dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965. Vers 4h du matin, six généraux et un lieutenant furent enlevés puis tués par un petit groupe de militaires fidèles au président Sukarno. Des chars envahirent la place de la Liberté à Jakarta et prirent le contrôle de bâtiments stratégiques, dont le palais présidentiel et la radio. À 7h15, un communiqué radiodiffusé annonçait à la nation que le mouvement autoproclamé du 30 septembre agissait pour sauver le président Sukarno d’un coup d’État, fomenté par un conseil de généraux indonésiens. On demandait à la population de garder son calme. Quelques heures plus tard, on annonçait la formation d’un conseil révolutionnaire temporaire.
Le président Sukarno ne reconnut pas le mouvement, il l’appela à cesser son action et demanda le retour au calme. Le général Suharto, alors à la tête du commandement des réserves stratégiques de l’armée de terre, reprit le contrôle de la ville en moins de 24h. Dans la foulée, il fit fermer tous les médias, excepté ceux contrôlés par l’armée et la semaine suivante, une vaste opération de propagande débuta.
Selon la version officielle, le mouvement du 30 septembre, abrégé G30S, aurait été piloté par le Parti communiste indonésien (PKI). De très jeunes filles du Mouvement des femmes indonésiennes (Gerwani), présentées comme habituées aux orgies sexuelles des communistes, auraient torturé les militaires à coup de rasoirs avant de les violer, de les émasculer et de leur arracher les yeux. Puis elles se seraient livrées, nues, à la danse Genjer-genjer. Cette histoire fabriquée de toutes pièces, fut instillée dans l’imaginaire collectif pendant trente-deux ans de dictature (1966-1998). Pourtant, l’autopsie pratiquée sur les militaires assassinés les 4 et 5 octobre 1965 avait conclu à une mort par balle, sans mutilation ni torture.
Les mois qui suivirent, la campagne de propagande continua de plus bel : tous les communistes étaient prêt à faire subir le même sort à leurs ennemis, ils avaient stocké des armes envoyés de Chine et creuser des centaines de puits où jeter leurs victimes. L’armée, qui avait purgé tout organe gouvernemental de sympathisants communistes ou pro-Sukarnoiste, appelait la population à rester vigilante. Il fallait s’attaquer aux racines du parti afin de l’éradiquer totalement. Il s’agissait d’un appel à tuer tous ses sympathisants.
Le président Sukarno, qui tentait de faire la lumière sur les événements, en appelait au bon sens de ses concitoyens en essayant de pointer les apories du récit officiel. Mais impuissant face à la machine de propagande – tous les médias qui lui étaient favorable avaient été fermés – il fut peu à peu assimilé à la gauche qu’il soutenait puis écarté du pouvoir. Le 11 mars 1966 le général Suharto lui fit signer, sous la contrainte armée, une lettre qui lui confiait les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre. Un an plus tard, Sukarno était destitué de son poste de président par l’Assemblée consultative du peuple. La campagne de discrimination avait fonctionné : Sukarno était devenu le président qui avait mis la nation en danger en se rapprochant des communistes, en négligeant l’économie et ses nombreuses épouses étaient devenues un acte immoral. Suharto prenait alors officiellement le pouvoir en mars 1967 et assignait l’ancien président à résidence.
La répression sanglante, confiée aux mains de l’armée, de groupes religieux ou de milices civiles, toucha différemment l’archipel indonésien. Extrêmement violente à Bali et Java, intense à Sumatra et à Célèbes, elle se manifesta différemment dans les petites îles de l’est indonésien ou encore à Bornéo.
De même, si les principales victimes furent les membres du parti, ceux des organisations affiliées ainsi que leurs familles, le traitement qui leur était réservé n’avait rien de proportionnel à leur engagement politique. De naïves jeunes filles passèrent 15 ans en prison pour avoir dansé, d’autres furent torturées sans commune mesure en raison de leur état civil, certaines furent exécutées, d’autres vécurent plusieurs années en prison, d’autres encore furent libérées.
Nous avons sélectionné, traduit et adapté des histoires de vie reflétant une variété d’expériences afin de ne pas caricaturer ce qui s’était passé, tout en montrant la complexité des mécanismes à l’œuvre, lesquels échappaient parfois à toute logique. Nadue, Rukiah et Lestari étaient actives au sein du Mouvement des femmes indonésiennes ; Bibit et Sarbinatun étaient membres de l’Organisme de culture populaire ; et Sudjinah était journaliste. Aux voix de ces femmes, nous avons mêlé celle de Soe Tjen Marching, la fille d’un des dirigeants du Parti communiste à Surabaya. Née après les événements, elle n’est pas moins une victime de 1965.
Pourquoi avoir choisi des témoignages de femmes ? Elles ne furent pas les seules victimes, la répression toucha hommes et femmes, jeunes et vieux. Nous avons fait ce choix car les femmes furent directement visées par la propagande anticommuniste, il convenait donc d’en voir les conséquences. Par ailleurs, les témoignages de ces femmes permettent également d’accéder à ce que vécurent des hommes. Sarbinatun, Bibit, Nadue, Sudjinah… étaient des épouses, des mères, des filles, des sœurs et leur mari, leurs enfants, leurs parents souffrirent tous du « communisme » dont on les accusait.
L’engagement politique de ces femmes était plus ou moins fort. Nadue luttait contre l’illettrisme et avait fait de l’éducation sa priorité. Elle apprenait à lire et à compter aux enfants de la toute jeune nation indonésienne. Rukiah et Lestari, elles, étaient membres du Mouvement des femmes indonésiennes. Leur combat ? Lutter contre la polygamie et le mariage des jeunes enfants. Sarbinatun soutenait la cause des petits paysans, c’est-à-dire le milieu dans lequel elle avait grandi et eut la malheure d’être une danseuse de talent. Elle célébrait dans ses performances les thèmes populaires du petit peuple, tout comme Bibit.
Ces « ennemies » de l’État œuvraient pour l’éducation, l’émancipation et l’indépendance – des traditions familiales comme du joug colonial – de leur jeune nation. Elles demandent une reconnaissance des crimes du passé que nous appelons également de tous nos vœux. Le signe d’une grande nation est de reconnaître ses erreurs : nous croyons en l’Indonesia raya (la grande Indonésie).
Paris 2015
123 pages
9 €
Sélection et édition des textes : Elsa Clavé
Traduction-adaptation : Elsa Clavé, Maïté Fréchard
Relecture-correction : Jacqueline Camus
Mis en page : Sophie Hénon
Illustration : Andyta Utami
Couverture : Tommy Hartanto