C’est l’EUROPE SOCIALE !!!??? (nda)
Reportage
Au Portugal, les « recibos verdes » incarnent l’extrême précarité du travail LE MONDE |
LISBONNE ENVOYÉ SPÉCIAL
Un jour de 1998, Myriam Zaluar a fait le mauvais choix. « La pire décision de ma vie », soupire cette journaliste de 39 ans. En quittant son emploi, elle ne se doutait pas que jamais plus elle ne signerait un contrat de travail en bonne et due forme, même à durée déterminée. « Depuis cette date, je travaille en reçus verts », explique-t-elle en montrant le carnet de coupons détachables qui ne quitte pas son sac. Créés dans les années 1980 pour les travailleurs indépendants et les professions libérales, les « recibos verdes » sont progressivement devenus le lot d’un travailleur sur cinq au Portugal.
Comme Myriam, près de 1 million de Portugais sont considérés comme des prestataires de service. Mêmes s’ils pointent chaque jour à l’usine ou au bureau, avec des horaires fixes et des collègues de travail qu’ils fréquentent depuis des mois, voire des années, leur patron reste un simple client à qui ils facturent une prestation et qui peut interrompre la collaboration du jour au lendemain. « Comme on présume que tu es indépendant, tu n’as aucun des droits d’un salarié », s’irrite-t-elle. Pas de congés payés, pas d’indemnités de chômage ou journalières pour maladie.
En revanche, la cotisation à la Sécurité sociale est obligatoire. Depuis longtemps, cette mère de deux fillettes a cessé ses versements : « J’ai un peu peur qu’on vienne me saisir mes meubles, mais je ne peux pas m’en sortir autrement. S’ils se mettent à contrôler, il y aura une hécatombe sociale. » Très peu de « reçus verts » paient cette contribution, qui est au minimum de 159 euros par mois. Une somme considérable quand on sait que le smic ne dépasse pas 460 euros au Portugal. « Le gouvernement nous pousse à l’illégalité », conclut Myriam.
La gangrène des « faux reçus verts » s’est propagée jusque dans l’administration publique. « Environ 140 000 agents de l’Etat sont payés ainsi, dont certains membres de l’inspection du travail, qui est censée lutter contre cette pratique », précise Cristina Andrade.
Employée par le ministère du travail, cette psychologue de 32 ans a signé en janvier son premier contrat – un contrat à durée déterminée (CDD) de trois ans -, après cinq années de « reçus verts ». En 2007, elle a créé le mouvement « Fartos d’estes recibos verdes » (Ferve, « Ras-le-bol de ces reçus verts »). Son blog a connu aussitôt un grand succès parmi ces travailleurs invisibles : « A l’époque, personne n’en parlait, rappelle-t-elle. Les différentes réalités de la précarité n’avaient pas de nom. »
Aujourd’hui, les « faux reçus verts » sont devenus le symbole de la précarité sociale dans un pays durement touché par la crise économique. « Tous les partis et tous les candidats aux élections européennes se sont prononcés contre cette dérive illégale », remarque la fondatrice de Ferve. Le renvoi probable de 16 000 « faux reçus verts » de la fonction publique a fait la « une » du quotidien Correio da manha, dimanche 31 mai.
Tous statuts confondus (stagiaires de longue durée et CDD), la précarité toucherait plus de 2 millions de travailleurs et 326 000 personnes seraient obligées de cumuler plusieurs emplois pour s’en sortir. Selon des statistiques officielles, qui ne prennent pas en compte les « recibos verdes », le taux d’emploi précaire atteint 53,3 % chez les moins de 25 ans.
Les plus qualifiés ne sont pas à l’abri. Pas de « reçus verts » pour André Levy, cet enseignant-chercheur en biologie, mais une bourse de 1 500 euros mensuels versée par la Fondation des sciences et techniques (FCT). Pour la plupart des chercheurs portugais, ces allocations financées en partie par l’Europe sont le seul moyen de gagner leur vie « Depuis les années 1980, il n’y a pratiquement plus de postes mis au concours », déplore ce scientifique de 37 ans, responsable de l’ABIC, une association de défense des boursiers. Il en est à sa deuxième bourse postdoctorale, et toujours pas de contrat en vue. « Nous ne sommes ni des étudiants ni des travailleurs, regrette-t-il. Certains sont boursiers depuis une dizaine d’années. Même s’ils finissent par être intégrés, ces années d’expérience ne seront pas comptabilisées dans leur carrière universitaire. »
Le développement de la précarité depuis les années 2000 serait la conséquence de la rigidité du marché du travail. « Les employés en contrat à durée indéterminée (CDI) sont intouchables, il est impossible de les licencier », explique dans l’anonymat un petit patron devenu adepte des stages, des CDD et des « reçus verts » : « Je vois passer des talents fabuleux, mais la pyramide des âges de mon entreprise ne me permet pas de les embaucher. » Pour Carvalho Da Silva, le secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGTP), principal syndicat portugais, « c’est la fausse excuse d’un patronat à l’ancienne ».
Grâce à des initiatives comme Ferve ou « precarios inflexiveis » (précaires inflexibles), lui aussi créé au printemps 2007, les espaces de débat et de protestation se multiplient sur la blogosphère. « Quand tu es précaire, tu es seul », résume Myriam Zaluar. Pour l’instant, les syndicats peinent à mobiliser la masse des précaires, mais le malaise social a mis de nombreux manifestants dans la rue ces derniers mois. « Les forts effets de la crise internationale se conjuguent avec une crise intérieure qui dure depuis longtemps. Nous vivons notre huitième année sans réelle croissance », explique Carvalho Da Silva.
Officiellement de 8,9 % fin avril, le taux de chômage dépasserait en réalité 11 % selon le leader syndical, avec une moyenne de 700 destructions d’emplois par jour. Sur le demi-million de chômeurs recensés, 180 000 seraient en fin de droits.
Alors que certains pays espèrent la relance en 2010, M. Da Silva pronostique pour le Portugal plus de chômage, plus de précarité, moins de pouvoir d’achat, le tout avec un déficit public et une dette creusés. Sombre perspective dont les électeurs portugais ne semblent pas disposés à rejeter la responsabilité sur Bruxelles. « Maastricht, la convergence et l’euro, c’était sans doute trop pour nous, estime le politologue Manuel Villaverde Cabral. Mais s’ils voient que nous sommes mal dans l’euro, les Portugais savent aussi que ce serait pire en dehors. »