COMPTES RENDUS 701 Revue d’histoire moderne et contemporaine Année 1981 Volume 28 Numéro 4
Roger Bourderon, Le fascisme, idéologie et pratiques. Essai d’analyse comparée. Paris, Éditions sociales, « Problèmes d’histoire », 1979, 219 p.
Le débat n’est pas près d’être terminé : la nature et les caractères des mouvements fascistes continuent à intéresser les historiens et les sociologues, comme en témoigne l’ouvrage récent de Roger Bourderon. Celui-ci s’est limité à l’étude de ce qu’il appelle les « formes classiques » du fascisme (p. 10) : il s’est, par conséquent, borné à décrire le phénomène en cours d’une décennie décisive, celle de l’entre-deux-guerres qui vit naître et prospérer les régimes dits « totalitaires » en Italie d’abord, puis en Allemagne et, quelques années avant le second conflit mondial, en Espagne. Sous leur forme italienne et allemande du moins, les fascismes furent le fruit de l’après- première guerre mondiale et de sa corollaire, la révolution d’octobre. Partout, précise l’auteur, ils constituèrent « un certain type de réponse à la crise — structurelle et conjoncturelle) » — qui agitait alors les sociétés capitalistes d’Europe (p.9).
Comment fallait-il aborder ce travail ? Devait-on insister sur « l’hétérogénéité d’un mouvement à l’autre », ou porter ses regards sur « les convergences » qui les rapprochaient les uns des autres (p. 103) ? Roger Bourderon a pensé que le meilleur moyen d’en dégager les caractères essentiels étaient de recourir à une analyse comparée du fascisme italien, du nazisme et du phalangisme ibérique qu’il a appréhendés à partir de quatre critères : les prc> grammes, l’idéologie, les structures, les modes et les styles d’action. Il a jeté la lumière sur les aspects idéologiques des mouvements auxquels il a consacré quatre chapitres (pp. 31-112) fort excitants pour l’esprit. L’idéologie fasciste lui apparaît comme foncièrement simpliste faite de « quelques essentiels (…) reposant sur des postulats se passant, par définition, de justification » (p. 107) : elle se veut « résolument novatrice », « seule » et seule capable d’exorciser le passé et de « réconcilier la communauté nationale » (p. 111). En fait, elle a surtout tendu à donner un contenu et une forme populaires à un système qui n’était rien moins que « réactionnaire, élitiste et totalitaire » (p. 112). La pensée fasciste, conclut Roger Bourderon, se caractérisait avant tout par sa « nature démagogique » : conçue pour « faire une révolution qui ne changerait rien à l’ordre social existant », elle a utilisé sans scrupules les mots d’ordre qui lui permettaient de mobiliser « l’ensemble des couches sociales » et de réintégrer « dans la nation » les masses laborieuses qu’avait pu tenter la révolution bolcheviste (p. 113).
Il ne fait par conséquent aucun doute à l’auteur que le fascisme des années 30 a été « la réponse à la crise » qui correspondant à ce qu’il appelle les « vues du capital monopoliste » apuyé par « les agrariens » (p. 9). Bien qu’ils aient été mis au point en dehors des instances des capitalistes eux-mêmes, les que proposaient les fascismes rencontraient leur adhésion totale : Roger Bourderon a fort bien montré tout le parti que pouvaient tirer ces milieux de l’instauration d’un ordre totalitaire inexorable, de l’éminente dignité de la grande entreprise reconnue par Mussolini et par Hitler, ainsi que des perspectives que leur ouvraient la légitimation de « l’exploitation illimitée de la force de travail » et le renforcement de « la puissance des monopoles » (p. 164-165). Il n’est pas étonnant non plus qu’une partie des classes dirigeantes aient compris tout le profit qu’elles pouvaient trouver dans ces mouvements et qu’elles les aient très tôt financés — ne serait-ce que pour mieux les contrôler (pp. 156-162).
On aurait aimé que des réponses plus précises aient été apportées à la question que se posent sans cesse les historiens de cette période, à savoir l’attrait qu’exercèrent pendant deux décennies les fascismes sur les classes moyennes. On ne saurait oublier, en effet, l’engagement que suscita dans ces mêmes milieux l’apparition des partis fascistes et nazi : au congrès de Rome de 1921, plus de 70.000 membres du Parti (sur 150.000 inscrits) appartenaient aux classes ; c’était également chez elles que se recrutaient, dès avant 1933, les cadres du N.S.D.A.P. *. Une étude sociologique des Croix Fléchées dans la Hongrie de
1. Maurice Crouzet, L’époque contemporaine, t. VII de l’Histoire générale des (P.U.F., 1957), p. 195.
Horthy 2 ou des « ligues » françaises de l’entre-deux guerres 3 révéleraient les mêmes tendances. Pourquoi en Europe Centrale et méridionale surtout, la petite et moyenne bourgeoisie adhéra-t-elle si massivement à des mouvements si liés au grand capital ? Il nous souvient que Daniel Guérin avait donné une interprétation à ce problème qui revient toujours en pareil cas 4 : Roger Bourderon y souscrirait-il ? et, dans la négative, pour quelles raisons?
C’est là le seul point sur lequel ce livre nous laisse quelque peu sur notre faim. Par ailleurs, il fournit une mine de renseignements solidement structurés sur un phénomène qui continue à faire couler de l’encre. Disons tout de suite que le présent ouvrage est un des meilleurs qu’il nous ait été donné de lire. Ouvrage de spécialiste : Roger Bourderon connaît bien cette période, comme celle de la 2e guerre mondiale 5 ; ouvrage d’universitaire aussi qui sait exposer avec clarté et qui connaît l’intérêt que peuvent présenter des documents placés dans le corps du texte et en annexes. On ne saurait donc trop y renvoyer nos lecteurs, même s’ils ne sont ni étudiants ni enseignants.
Claude Lévy.
2. Miklos Lacko, « Les Croix fléchées », in Revue d’histoire de la 2e guerre mondiale, 1966, N° 62, pp. 53-68.
3. Philippe Mâchefer, Ligues et fascismes en France. 1919-1939 (P.U.F., dossiers Clio 11, 1974, 95 p.).
4. Daniel Guérin, Fascisme et grand capital (Maspero, 1971), pp. 44-47.
5. Co-auteur de l’Histoire de la France contemporaine (Éd. sociales). Roger Bourderon a donné dans la Revue d’histoire de la 2e guerre mondiale une excellente mise au point (« Le régime de Vichy était-il fasciste ? Essai d’approche de la question » (1973, N° 91, pp. 23-25). Cf. aussi sa recension de l’ouvrage de Nolte sur Les mouvements fascistes (1970, N° 80, pp. 101-103).