Le Point et l’Histoire, ou la haine de classe révisionniste
Le révisionnisme de l’Histoire marque de son empreinte les programmes scolaires depuis de nombreuses années : assimilation du nazisme et du communisme en s’appuyant sur le fumeux concept de « totalitarisme », criminalisation de la Révolution jacobine de 1793 et nostalgie de l’Ancien Régime, disparition pure et simple de l’histoire sociale (à l’exception notable du Front populaire, réduit à la portion congrue) pour chanter les mérites du progrès capitaliste… Il peut de plus en plus compter sur des chiens de garde médiatiques toujours à l’affût pour rappeler les règles de la « démocratie libérale » à obligatoirement respecter, sous peine d’être assimilé à des « terroristes », « voyous » et autres « preneurs d’otages ».
Dans son numéro du 2 juin 2016, Le Point, connu pour ses saillies hebdomadaires ultralibérales et antisociales et l’un des plus fidèles défenseurs de l’ordre établi, illustre parfaitement ce révisionnisme, versant dans une haine de classe et une diffamation dont le degré a rarement atteint de telles proportions. Il est vrai que la résistance acharnée contre la loi El Khomri depuis plusieurs mois et la colère sociale ont de quoi exaspérer des éditorialistes aussi brillants et mesurés que Franz-Olivier Giesbert et Bernard Henry-Lévy. En quelques points, voici la réécriture de l’Histoire à la sauce Le Point :
Première étape : Réaliser une couverture sensationnaliste
Le meilleur moyen d’assurer la vente est d’attirer l’attention, d’aiguiser la curiosité et de susciter l’émotion. C’est exactement ce qui s’est passé avec la Une du Point du 2 juin 2016 : professeur d’histoire, je me suis indigné en voyant associés une photographie de « Maurice Thorez et Jacques Duclos, dirigeants du Parti communiste français, à l’Elysée en décembre 1946 » et le sous-titre racoleur « Pétain, le père des antilibéraux ». Outre l’assimilation grossière et mensongère du PCF – clandestin et interdit depuis septembre 1939 – à l’anticommuniste primaire Pétain, précisons que ce dernier laissa la droite libérale opérer à Vichy et réaliser de juteuses affaires avec l’Occupant nazi (y compris pour la confection de l’étoile jaune ou la concentration monopolistique à des fins privées) : en attestent la nomination de Pierre-Etienne Flandin comme président du Conseil en décembre 1940, la présence acharnée de Pierre Laval, la promotion des grands industriels et banquiers comme Gabriel Le Roy Ladurie – directeur de la banque Worms de 1940 à 1944 –, François Lehideux ou Jacques Barnaud, ou bien encore l’interdiction des syndicats à commencer par… la CGT.
Pour renforcer le discrédit immédiat, le titre doit être marquant : « La vraie histoire du ‘mal français’. Blocages, violences, CGT, modèle social ». D’entrée, le modèle social français, à savoir la Sécurité sociale, les comités d’entreprise ou la nationalisation de secteurs-clés pour reconstruire le pays et partager les fruits du développement économique, est considéré comme un « mal », au point que l’un des sous-titres pousse à sa remise en cause en s’offusquant : « Le pacte de 1944 que personne n’ose toucher ». Pour aller plus loin, le « modèle social » vient en fin du titre insistant pour bien dénoncer les « blocages » et « violences ». On comprend de suite que la violence ne vient que d’un seul côté, la CGT, et certainement pas du patronat collaborant avec le pouvoir politique et médiatique afin de condamner tout mouvement de lutte en faveur des droits sociaux. Les féroces répressions policières des grèves de 1906-1908 par Clemenceau – le « Premier flic de France » et modèle intellectuel et politique de Manuel Valls – et de celle de la CGT de novembre 1938 par le gouvernement Daladier sont des cas d’école.
N’en déplaise au Point, ce sont les grandes grèves de mai-juin 1936 qui ont permis l’adoption de la semaine de 40 heures, l’augmentation des salaires, les congés payés et les conventions collectives ; n’en déplaise au Point, c’est la secousse de Mai 68 qui a poussé le gouvernement Pompidou à négocier avec la CGT ; et à chaque fois, plusieurs millions de grévistes menaient le combat…
Deuxième étape : Les « chefs éditorialistes » transformés en lanceurs de haine
Pour accentuer la portée du message, Franz-Olivier Giesbert – qui affirmait dans un rare élan de sincérité en 1989 que le pouvoir lié à son métier est une « vaste rigolade » et qu’« il y a des vrais pouvoirs, les vrais pouvoirs stables, c’est le pouvoir du capital : ça c’est le vrai pouvoir »[1] – lance sa saillie haineuse contre la CGT. Dans son éditorial hebdomadaire, le chien de garde n’y va pas par quatre chemins dès le premier paragraphe – malgré une petite précaution d’usage pour donner un semblant de nuance « intellectuelle » pour rassurer « la police de la bien-pensance » (ou comment se poser d’emblée en « victime » d’une pensée unique dont on est pourtant le symbole le plus éclatant…) : « La France est soumise à deux menaces qui, pour être différentes, n’en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT ».
Pour appuyer son argumentaire, Giesbert ne tarit pas d’éloge sur la CGT. Citons pêle-mêle : « intimidation », « racket de masse », « la CGT a décidé de nous terroriser tous » (au cas où nous n’aurions pas compris que la CGT, c’est le frère jumeau de Daech…) bien qu’elle soit « à la ramasse », un « syndicat absurde » devenu un « boulet » et qui, de plus, tient un discours « copier-coller du FN » (FN, Daech et CGT, même combat !)… N’en jetez plus : rarement un tel déferlement de bêtises, de stupidité et d’inculture n’aura été débité en une courte page ; à se demander quels hallucinogènes sont ingurgités par FOG pour sortir de telles inepties…
Désireux de poursuivre son argumentaire le soir même, FOG en rajoute dans un échange avec le syndicaliste CGT de PSA, Jean-Pierre Mercier sur BFM-TV[2], assumant ses propos tout en traitant de « cons » ceux qui considéreraient que FOG a osé comparer Daech et la CGT… La solution ? Se « débarrasser de ce boulet » que représente la CGT selon FOG, rappelant les heures sombres du régime de Vichy qui fossoyait le syndicalisme…
Bien sûr, l’inénarrable Bernard Henry-Lévy ne pouvait que participer à ce concert de louanges, transformant le combat de la CGT et de tous les travailleurs en la lutte d’un homme, Philippe Martinez, « avec son œil de chien battu et son air triste » (comme si l’on pouvait être heureux de la situation sociale actuelle…), jouant un « bras de fer » pour sauver le « corps exsangue » de son syndicat composé d’une « petite foule sans âme » chantant une Internationale « guignolisée »… Et BHL de résumer en une formule associant pseudo-réflexion et (in)culture de salon pour impressionner les foules : « Et, de cette mort, de cette CGT anémique et qui en rajoute dans la fausse force, de ce Front de gauche caricaturé par un tribun de parc à jeux, de ce gauchisme rendu synonyme de nihilisme (et attention ! pas le nihilisme des philosophes ! pas même celui de Netchaïev ! un nihilisme de paumés, de vagues repris de justice qui trompent, non la mort, mais l’ennui et la conscience de leur propre nullité), il n’y a lieu ni de rire ni de pavoiser ».
Troisième étape : Faire intervenir des « spécialistes »
Bien entendu, les « spécialistes » apportent leur « expertise scientifique » pour donner du poids à l’implacable et brillante démonstration. Après avoir rappelé – au cas où le lecteur ne l’aurait toujours pas compris – que la CGT prend « le pays en otage » (p. 32). D’abord, Gaspard Koenig, « philosophe et écrivain, directeur du think tank Génération libre »[3], autrement dit un libéral pur jus qui a écrit les discours de la présidente du Fonds Monétaire International (FMI) Christine Lagarde et qui est régulièrement invité dans les médias (I-Télé, RMC, RTL…). Ce brillant normalien se lance dans un douteux exercice de probité intellectuelle dans son article « Pétain, le chef des antilibéraux ». Si l’aspect technocratique de Vichy a bien été démontré par les historiens, notre philosophe va plus loin et explique qu’en réalité toutes les réalisations de la Libération ne sont qu’un réchauffé des mesures étatistes mises en œuvre par Vichy. L’ENA ? Suite de l’école des cadres d’Uriage qui formait les dirigeants de Vichy. Le statut de la fonction publique ? Thorez n’a rien inventé. La retraite par répartition ? Vichy est en avance. Une démonstration qui permet ainsi à l’auteur d’asséner : « Cette ‘révolution nationale’ sera largement reconduite à la Libération ». Pour un peu, la Résistance ne se composerait en fait que des vichystes non avoués ! Curieusement, Gaspard Koenig ne dit mot sur la suppression des syndicats, la mise en place du Service du travail obligatoire (STO) ou encore le caractère fasciste du régime contre lequel se sont battus les Résistants pour mettre en œuvre de véritables mesures démocratiques sur les plans politique, économique, social et culturel en France. Et de conclure, toujours avec le sens de la subtilité ambiguë : « Cessons de parler avec indulgence de la France colbertiste et rejetons une fois pour toutes la France vichyste »…
Puis arrive le tour du pourfendeur du déclinisme français, Nicolas Baverez : partant de faits justes sur les mesures mises en œuvre à la Libération, le chantre de la « France qui tombe » s’engage dans un parallélisme scabreux. Oui, il faut s’inspirer de l’esprit du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) car il propose des « réformes de structure » qui ont permis le redressement socioéconomique du pays, rompant avec le modèle archaïque de l’entre-deux-guerres, pour… engager des « réformes de structures » d’un modèle « bloqu[a]nt aujourd’hui la modernisation » dans le cadre de la construction européenne et la mondialisation. Bien entendu, Nicolas Baverez ne précise pas en quoi consisteraient ces « réformes de structure » de 2016 : remise en cause de l’État-providence et du statut de la fonction publique, lutte contre les déficits au détriment des services publics, « thérapie de choc » dont la potion (très) amère a été testée en Grèce avec le succès que l’on connaît… Bref, tout simplement l’exact contraire de ce que préconise le programme du CNR ! L’art de la confusion entretenu par Nicolas Baverez vient de son amalgame grotesque des « réformes » (véritable dogme chez Baverez, qui emploie ce terme 7 fois sur une page et demi…) du CNR et de celles réclamées par le MEDEF (dont le dirigeant Pierre Gattaz s’est fendu de la même diffamation à l’encontre de la CGT que FOG), l’Union européenne (UE), le FMI, Manuel Valls…
Conclusion : « Que faire ? »
Face à un tel tissu de diffamations, d’amalgames et de stupidités ambiantes de la part d’un hebdomadaire de moins en moins lu mais influent du fait de la position de « sages » accolée à ses éditorialistes vedettes, trois mesures semblent envisageables :
1) La suppression des subventions d’Etat, vilipendées jour après jour par un journal qui a touché 3.529.711 euros d’aides et qui se désole que « la centrale de Philippe Martinez [soit] riche en subventions » puisque « l’Etat finance les syndicats » comme le révèle le facétieux FOG. Après tout, pour un journal favorable à la « thérapie de choc », quoi de mieux que de s’appliquer ses propres recettes pour constater les résultats ?
2) La limitation du droit à la parole. Bien sûr, cette mesure sera présentée comme antidémocratique puisque remettant en cause l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), permettant la libre communication des pensées. Encore faudrait-il qu’il y ait une réelle égalité dans la communication des différentes pensées… Mais peut-on encore laisser la parole quotidiennement et à heure de grande écoute à des individus dont les affirmations orientent « l’opinion publique », travestissent l’Histoire, répètent à longueur de temps d’énormes erreurs et des analyses démenties par l’épreuve des faits ? Pour l’économiste Jean Gadrey : « À un moment donné, un système démocratique devrait interdire à ces gens-là de conserver leur position, leur statut de grand expert, de grand prêtre de ceux qui nous disent le vrai »[4].
3) Aller à l’école pour s’instruire. C’est finalement ce qui reste de mieux à faire pour un FOG ou son acolyte siamois de L’Express Christophe Barbier qui affirmait le 2 novembre 2015 dans son éditorial du matin sur I-Télé : « Il faut rappeler à Jean-Luc Mélenchon que les députés du Front populaire élus en 1936 ont voté en 1940 les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. »[5] Dans une copie d’histoire, une telle affirmation déboucherait sur la note de 2/20, tant les historiens ont démonté cette antienne aussi absurde que mensongère. Et dire que Christophe Barbier est un brillant normalien ! Mais que FOG et ses compères du Point ou Barbier soient rassurés : je suis prêt à leur donner des cours d’histoire, et bénévolement.
[1] Extrait tiré du documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, Les nouveaux chiens de garde, 2011.
[2] Pour apprécier le sens de l’échange, le niveau de culture et de correction de FOG, voir le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=kafir2hmh90
[3] Présenté comme tel par Le Point, page 36.
[4] Extrait du documentaire Les nouveaux chiens de garde.
[5] Citation tirée de l’article « Mauvaise foi ? », parue dans la revue Histoire, n°418, décembre 2015, p. 7. Précisons que FOG est aussi cité dans le même article pour une affirmation semblable – moins tranchée cependant – assénée dans son édito du 29 octobre 2015 : « Qu’est-ce qui fait monter le Front national ? ».