Alimentée par une intervention française qui devait “rétablir la paix”, la guerre continue de plus belle au Sahel. Loin de diminuer, les attaques terroristes se multiplient, soulignant le chaos grandissant dans lequel est plongée toute la région. Le 13 août, 19 civils ont été tués à Ouagadougou. Cette tragédie – dont les médias occidentaux se moquent comme d’une guigne – succède aux raids meurtriers menés par Al-Qaida en Côte d’Ivoire, à Ouagadougou (déjà) et à Bamako au cours des derniers mois.
Menée au Mali en janvier 2013, l’opération militaire française “Serval” s’est achevée en juillet 2014, aussitôt remplacée par un dispositif élargi aux États de la région, l’opération “Barkhane”. Mais ce changement d’étiquette ne trompe personne. Selon la version officielle, l’intervention étrangère devait soutenir l’effort des troupes maliennes contre les groupes armés ayant pris le contrôle de l’Azawad, la partie nord du pays. Elle visait à “rétablir la paix” et à “vaincre le terrorisme”. On en est loin !
Aux portes du désert, civils et militaires sont pris pour cibles par des djihadistes qui multiplient attentats et coups de main depuis leur défaite militaire, en 2013, face à des forces françaises suréquipées. D’abord accueillis en libérateurs par une partie de la population, les soldats français, en outre, subissent un tir croisé de critiques acerbes. Parmi les autochtones, ceux qui comptaient sur les Français pour terrasser le terrorisme en sont pour leurs frais, et ceux qui soupçonnaient dans la lutte contre le terrorisme un prétexte néo-colonial voient dans la prolongation de la guerre la confirmation d’un tel soupçon.
Les discours officiels répètent que le temps des colonies est terminé, mais il y a davantage de militaires français dans l’Ouest africain en 2017 qu’au lendemain des indépendances en 1960. À la fin du mandat de François Hollande, en mai 2017, 4000 soldats étaient déployés dans la région. Marchant dans les pas de son prédécesseur, le nouveau président y a effectué son premier déplacement à l’étranger, visitant la base de Gao, au Mali, pour rencontrer les troupes françaises présentes sur place. Tout un symbole ! De Hollande à Macron, la Françafrique bat son plein.
En janvier 2013, la France a jeté ses forces dans une guerre civile au cœur de l’Afrique. Les partisans de cette intervention disent que la France n’est plus une puissance coloniale, et qu’elle intervient à la demande expresse du gouvernement malien. L’article 51 de la Charte de l’ONU prévoit en effet la possibilité pour un État de demander l’aide militaire d’un autre État, et l’État malien l’a fait. Les États africains voisins, dont certains contribuent à l’effort de guerre contre la rébellion, ont également cautionné l’opération.
Mais la question de l’autorité légitime se posait à propos du gouvernement malien. Car le coup d’État de mars 2012 perpétré par le capitaine Sanongo n’a pas seulement destitué l’ancien président pour lui en substituer un autre, il a aussi suspendu la Constitution. L’allié de la France, en février 2013, était un pouvoir de fait, détenu par des militaires putschistes issus du sud du pays et pressés d’en découdre avec la rébellion du nord. L’élection d’un nouveau président sous des formes plus légales n’a pas fait disparaître cet héritage douteux.
Une autre question est de savoir si cette guerre était inévitable. On disait en janvier 2013 qu’une menace imminente pesait sur Bamako et qu’il fallait agir au plus vite pour protéger les ressortissants français. Mais l’action militaire française, outrepassant cet objectif, visa d’emblée l’élimination des forces rebelles et la reconquête du nord, faisant plus de 700 morts. De plus, donner quitus à l’intervention française au nom d’un péril immédiat ne répond pas à la question, car il faut se demander pourquoi ce conflit local s’est subitement radicalisé.
La victoire du “Mouvement national de libération de l’Azawad”, début 2012, fut le point culminant de la quatrième rébellion touareg depuis l’indépendance du Mali. Elle provoqua l’implosion de l’armée et de l’État malien, désarçonné dans la foulée, en mars, par le coup d’État militaire du capitaine Sanongo. Mais devant le refus de toute négociation par les militaires putschistes, le MNLA perdit le contrôle du nord au profit de la mouvance islamiste, et notamment d’Ansar Eddine, dissidence du MNLA.
On annonça la reprise des négociations, et le 21 décembre 2012, à Alger, des représentants du MNLA et d’Ansar Eddine se déclarèrent prêts à cesser les hostilités. Mais le chef d’Ansar Eddine, qui fut tenu à l’écart par les responsables algériens, dénonça ces pourparlers et appela à la reprise du combat. La prise de Konna par la rébellion, le 8 janvier 2013, fut la conséquence directe de la rupture inopinée des discussions d’Alger le 7. C’est l’échec de ces discussions avec la rébellion touareg qui favorisa sa radicalisation.
Bien sûr, cette responsabilité de Bamako ne dédouane pas de la sienne une nébuleuse de groupes armés qui ont prétendu imposer par la force une doctrine sectaire et des mœurs rétrogrades. S’il est hypocrite de justifier l’action militaire de la France en prétextant l’échec des négociations, il n’y a aucune excuse à la brutalité des milices islamistes. Mais il il est clair que cette démission du politique au profit du militaire a fourni aux organisations extrémistes une moisson de recrues parmi les déshérités du Sahel.
La rébellion armée comptait à l’origine quatre composantes entretenant des relations variables, de la rivalité à l’affrontement et de l’alliance à la surenchère. La plus nombreuse, Ansar Eddine, est issue d’une scission du MNLA, et ses combattants combattent l’Etat malien. Les deux autres composantes sont Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). En refusant de négocier avec le MNLA, Bamako précipita son déclin au profit d’une dissidence plus radicale.
Le discours lénifiant des dirigeants français, d’un manichéisme frôlant parfois le grotesque, a jeté une lueur trompeuse sur cette guerre lointaine, dont l’intelligence échappe à une opinion qui voit dans les petites lucarnes ce que la “com” de l’armée française veut bien lui montrer. À en croire l’Elysée, la France se bat exclusivement “pour la paix”, et elle lutte “contre le terrorisme” au côté de ses alliés régionaux. Bref, de nobles idéaux guident les pas de la patrie des droits de l’homme, étrangement insensible à l’appel d’intérêts prosaïques.
Les gisements d’uranium du Niger exploités par AREVA assurant le tiers des approvisionnements de ses centrales nucléaires, c’est un heureux hasard si le combat chevaleresque de la France coïncide avec ses besoins miniers ! Ancien dirigeant du consortium européen, le premier ministre français Edouard Philippe en sait quelque chose. Et parmi les habitants de la région, qui croit que l’action militaire de la France sert à autre chose qu’à perpétuer l’exploitation néo-coloniale du sous-sol africain ?
La France s’expose d’autant plus à l’amertume des populations que la déstabilisation du Sahel provient aussi de la démobilisation des combattants touareg de Kadhafi. Rentrés chez eux avec davantage d’armes que de bagages, ils ont contribué au désordre dont la fragile société sahélienne a fait les frais. Toute la région paie les pots cassés de l’agression occidentale contre la Libye, et les militaires français affrontent des ennemis auxquels le retour de l’ex-puissance coloniale, en outre, donne des lettres de noblesse anti-impérialistes !
En détruisant l’État libyen, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont semé le chaos dans la région. Après avoir indirectement fourni à la rébellion son matériel militaire, Paris lui procure par sa présence militaire les armes idéologiques qui en justifient l’emploi. La nouvelle vague de tueries qui frappe les pays de l’Ouest africain, ces derniers mois, a fini par persuader les populations que la France fait partie du problème et non de la solution. Au Sahel, le néo-colonialisme tricolore est dans l’impasse.
« Afrique-Asie », 1er septembre 2017 (version actualisée).