class= »chapo » style= »text-align: justify; »>Il n’a jamais cessé d’être journaliste : depuis le couloir de la mort, Mumia Abu-Jamal a écrit un article, pour Reporters sans frontières. De la misère à Philadelphie du temps de sa liberté, en passant par les conditions de détention actuelles, Mumia « couvre » un univers caché que même les journalistes les plus intrépides ne peuvent pénétrer », écrit-il.
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J’ai fait mes débuts dans le journalisme en tant que reporter, chargé du logement au sein d’une station de radio locale, affiliée à NPR (National Public Radio). A Philadelphie, l’une des plus vieilles villes des Etats-Unis, les problèmes de logement étaient alors très nombreux : on pouvait parler d’un délabrement généralisé, surtout dans les quartiers où vivaient les Noirs, les Portoricains et les Blancs les plus démunis. Lorsque je me repenche sur ces années, (…) impossible d’oublier la manifestation contre les mauvaises conditions d’habitat organisée par les locataires d’une résidence de Southwest Philadelphia, une partie de la ville que j’avais jusque-là maintes fois longée en voiture sans oser m’y aventurer…
Les façades du bâtiment étaient plutôt belles, stylisées, et se démarquaient du reste de la rue grâce à leurs moulures ornementales, symboles d’une ère révolue où les bâtisseurs, véritables artisans, se souciaient de beauté. Lorsque l’un des organisateurs de la manifestation m’a appelé pour m’alerter, je me suis immédiatement rendu à l’immeuble. Ma première réaction a été un haut-le-cœur : les plafonds étaient dangereusement affaissés, suspendus au-dessus des enfants ; la tuyauterie était bouchée et le bâtiment était si peu entretenu qu’il menaçait la sécurité de ses occupants.
Les meneurs de la manifestation ne cachaient pas leur colère. En repensant à cet événement aujourd’hui, je réalise que le sujet n’était pas, en soi, le logement. Le sujet, c’était la résistance. C’est cela qui donnait du sens à cette histoire symptomatique de ce que vivent les gens de la classe ouvrière, qui affrontent, au quotidien, des conditions de vie injustes et inacceptables. De nombreuses années plus tard, au fond de ce que j’appelle l’American House of Pain (ma prison), ce serait mon lot.
Les milliers de personnes incarcérées autour de moi pourraient chacune faire l’objet d’un reportage : sur les raisons les ayant conduites en prison ou, bien plus souvent, sur les procédures utilisées pour leur condamnation. Le système judiciaire américain s’apparente à un broyeur à viande : vus de près, ses rouages sont répugnants. J’ai rédigé maint articles sur des détenus condamnés injustement ou illégalement, soumis à de terribles violences, victimes de sidérantes aberrations bureaucratiques ou de cruautés à vous glacer le sang.
En 1995, j’ai fait l’objet de sanctions pour m’être « adonné à des activités de journaliste ». Il m’aura fallu des années de lutte contre le système judiciaire, dont plusieurs semaines de présence dans une salle d’audience, assis avec des chaînes serrées à en faire enfler et saigner mes chevilles, pour faire enfin admettre que le 1er amendement de la Constitution américaine protège de telles activités (ce fut l’affaire Abu-Jamal contre Price). Je ne regrette nullement ce combat.
Pendant longtemps, pour rédiger mes articles, j’ai été contraint de les écrire sur un bloc-notes, avec un stylo ou parfois même avec un simple tube de 10 centimètres en plastique souple et transparent, c’était comme si j’écrivais avec une nouille.
Deux de mes livres ont été écrits avec de tels instruments, puis envoyés à des amis ou à des éditeurs pour les faire taper.
Les ordinateurs n’ont pas encore fait leur entrée dans le monde carcéral (ou, tout du moins, pas en Pennsylvanie). Je suis souvent amusé de recevoir des lettres de personnes bien intentionnées qui me donnent spontanément leur adresse de courriel ou de site Web. J’en conclus qu’elles pensent que je dispose, là, dans ma cellule, d’un ordinateur personnel, ou que cette prison propose aux détenus des points d’accès à l’Internet. Pas du tout.
Ici, il n’y a ni ordinateurs, ni I-pod, ni CD, ni cassettes (l’ironie est que l’on peut acheter des lecteurs de cassette à l’intendance ! ). Nous ne sommes guère que des dinosaures qui vivons dans un autre temps, figés dans une ère où nous faisons « sans ».
Un détenu surnommé Amin (Harold Wilson), qui avait été acquitté lors d’un nouveau procès sur des accusations de meurtre non fondées, a été libéré après deux décennies passées dans le quartier des condamnés à mort. Il a quitté la prison centrale de Philadelphie avec tous ses biens réunis dans un sac poubelle, et un jeton d’autobus. Un détenu portoricain qui avait été libéré de la même prison au même moment a été si touché par l’expression de désarroi sur son visage qu’il lui a offert son téléphone portable. Amin a regardé en plissant les yeux le petit appareil au creux de sa main et a demandé : « Ça sert à quoi, ce truc ? »
Il n’avait aucune idée de la façon de faire marcher cet étrange objet car il n’en avait jamais vu ou tenu un auparavant. Plus tard, il m’a dit : « Oh là là, on aurait dit un gadget directement sorti de Star Trek ! »
Il y a parfois des histoires qu’on aurait préférer ne pas connaître. Il y a plusieurs mois, Bill Tilley, apprécié pour son sens de l’humour dans les couloirs de la mort, mais usé par trop d’années de coups de tête contre l’épaisse muraille judiciaire et redoutant que de récents problèmes de santé ne soient le prélude d’un cancer, s’est levé à l’aube et s’est servi de la grille d’une bouche d’aération de sa cellule pour effilocher les lacets de ses tennis et faire un nœud coulant. Il s’est pendu.
Suite à son décès, des rumeurs ont circulé selon lesquelles il était effectivement atteint de cancer, mais que le personnel médical de la prison n’en avait pas parlé car, s’agissant d’un condamné à mort, l’Etat ne voulait pas gaspiller d’argent en soins pour un patient qui allait de toute manière mourir.
Plusieurs semaines avant sa mort, Tilley avait confié à quelques amis qu’il pensait qu’il s’agissait d’un cancer, compte tenu de la sévérité de ses symptômes, mais que, quoi qu’il en soit, il avait tellement souffert qu’il ne voulait « plus jamais, jamais, passer par cela ». Ce que nous ignorions alors, c’est qu’il nous annonçait du mieux qu’il pouvait son projet de suicide. Peut-être essayait-il de nous dire en quelques mots qu’il avait plus peur de souffrir que de mourir. Tilley a mis fin à ses jours à moins de 12 mètres de la porte de la cellule dans laquelle ont été écrit ces mots.
J’ai « sorti » cette affaire, mais sans aucun plaisir. Des affaires à sortir, il y en a des dizaines de milliers dans cette « Maison de la Peine ». Elles m’ont inspiré des centaines d’articles.
Je « couvre » un univers caché que même les journalistes les plus intrépides ne peuvent pénétrer.
Cet univers, c’est mon domaine, et j’entends y faire mon travail avec la même rigueur et le même professionnalisme que ceux qui m’animaient dans le passé.
Car même s’il s’agit d’un monde caché, loin des millions de regards, il s’agit bien d’un monde public, bâti et entretenu grâce à l’argent du contibuable. Ce dernier n’est-il pas en droit de savoir où passent ses impôts ?
Je l’en informe du mieux que je peux, plusieurs fois par mois, par écrit au travers d’articles ou de recueils de commentaires. Je me bats contre le fait que je suis ici, mais je suis ici ; et tant que cela durera, c’est ici que je poursuivrai cette vie.
Article sur le site de l’humanité :
http://www.humanite.fr/Un-journaliste-en-enfer-un-article-exceptionnel-de-Mumia-Abu-Jamal