Jean Salem, professeur à la Sorbonne, philosophe marxiste, spécialiste du matérialisme et expert reconnu internationalement de Démocrite, Epicure et Lucrèce est décédé dans la nuit de samedi à dimanche, emporté par une longue maladie à l’âge de 65 ans. Toute sa vie, il a porté haut les idéaux de Marx, faisant avancer dans le 20e et le 21e siècle les idées marxistes, dénonçant ces dernières années la perte de repères de la gauche et du parti communiste. Initiative Communiste donne la parole à Aymeric Monville, son éditeur, pour rendre hommage à Jean Salem, un hommage auquel s’associe Georges Gastaud au nom du PRCF.
Jean Salem, fils d’Henri Alleg, était également un vrai internationaliste. Il était notamment le président du Comité international pour les libertés démocratiques en Corée du Sud (CILD)
Ses obsèques auront lieu à Versailles à 11h15 au cimetière Saint-Louis
Hommage à Jean Salem
Au nom du PRCF et en mon nom personnel, je m’associe avec beaucoup d’émotion à l’hommage que notre camarade Aymeric Monville, l’un de ses proches compagnons de combat et de pensée, consacre ci-dessous au philosophe Jean Salem, militant communiste, spécialiste mondialement connu du matérialisme antique.
Jean n’était pas qu’un fin dialecticien matérialiste, grand connaisseur de la pensée politique de Lénine. Il était aussi un personnage amical et plein d’humour à l’instar de son père, le grand journaliste, héros de la lutte anticoloniale en Algérie et militant communiste que fut Henri Alleg. Qu’on me permette aussi dans cette triste circonstance de rappeler la mémoire de Gilberte Salem, l’épouse d’Henri et la mère de Jean, qui anima durant quelques années la rubrique « Vie du parti » d’Initiative communiste.
Georges Gastaud.
In Memoriam Jean Salem (1952-2018)
Jean Salem était d’abord un de ces représentants, devenus trop rares, de l’intellectuel universel, savant de tout, mais chez qui, contrairement à « l’animal intellectuel » dont parle Hegel, l’ubiquité n’empêchait pas la densité.
La culture n’était pas chez lui le déni pimpant du tragique au service d’une pure abstraction. Elle aidait à prendre la décision politique juste. Et la rigueur avec laquelle l’engagement était pris n’empêchait nullement l’affabilité, le tact qu’il mettait à défendre ses idées.
L’élégance de plume était aussi l’une de ses marques.
Fils de « résistants par logique » comme on l’a dit de Cavaillès, il ne pouvait que devenir ce « grand prof communiste » qui participait de l’idéal familial: le condensé de la générosité du savoir et de la profondeur de l’engagement.
Pic de la Mirandole plongé dès sa naissance dans un univers cornélien, où l’épopée communiste lui donnait autant d’ « exempla » à méditer, il acquit par là la profondeur d’un penseur antique. Son oeuvre peut être lue comme une méditation sur l’ensemble de Marx et sur ce que, malgré tout, Marx ne nous dit pas : comment vivre, comment résister au plus profond de soi à l’oppression et à la mort.
À la nouvelle de son décès, j’ai soudain pensé à cette phrase de Retz, plus latine que tout :
« Dans les mauvais temps, je n’ai point abandonné la ville ; dans les bons je n’ai point eu d’intérêts en vue ; dans les désespérés, je n’ai rien craint. »
Elle le représente bien. Il n’a jamais abandonné la cause, n’a brigué nulle faveur, y compris dans son propre parti où il n’a jamais accepté qu’on fît n’importe quoi du mot « communiste » ; à l’épreuve d’une longue maladie, il a fait preuve de courage.
Puisse son exemple éclairer nos consciences.
Aymeric Monville, 13 janvier 2018.
Jean SALEM, philosophe, est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il y a dirigé le Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne, de 1998 à 2013. Il a animé un Séminaire d’Histoire du Matérialisme (1998-2008) et à partir de 2005 le Séminaire ‘Marx au XXIe siècle : l’esprit et la lettre’.
Il a publié une quarantaine d’ouvrages.
Agrégé, docteur et habilité à diriger des recherches en Philosophie il a également suivi des études en Économie, en Histoire, en Sciences politiques, en Anglais, en Littérature française, ainsi qu’en Art et archéologie.. Il a reçu le Prix des Études grecques (1996) et est lauréat de l’Académie française (2000).
Jean Salem nous a quittés: l’hommage du Comité international pour les libertés démocratiques en Corée du Sud (CILD)
Président du Comité d’initiative pour les libertés démocratiques en Corée du Sud, devenu le Comité international pour les libertés démocratiques en Corée du Sud (CILD), depuis sa fondation en 2015, le philosophe Jean Salem, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, nous a quittés le 14 janvier 2018 à l’âge de 65 ans, des suites d’une longue maladie. Le CILD rend hommage à un homme de combats, modeste et ouvert, d’une générosité rare, qui a jusqu’à la fin soutenu les luttes pour la démocratie en République de Corée. Son exemple doit continuer à nous inspirer.
A l’instar de son père, Henri Alleg, qui s’était très tôt investi dans les mobilisations pour la réunification de la Corée et la démocratie au Sud de la péninsule, Jean Salem n’aimait pas se mettre en avant, jugeant que les causes justes exigent de dépasser les clivages et les luttes de chapelle : à cet égard, le séminaire « Marx au XXIe siècle : l’esprit et la lettre », qu’il avait animé à la Sorbonne depuis 2005, était un lieu irremplaçable d’échanges et de débats sur la philosophie de Marx aujourd’hui et les questions qu’elle suscite. C’est d’ailleurs dans le cadre de ce séminaire qu’il avait à plusieurs reprises donné la parole aux militants sud-coréens frappés par la répression, qui luttent pour les droits politiques et sociaux, à mille lieux des clichés qui veulent voir dans la République de Corée une démocratie dite libérale.
Ayant participé aux manifestations du 1er mai à Séoul, il avait pu témoigner de l’engagement de tout un peuple pour défendre des libertés démocratiques durement acquises dans la lutte contre la junte militaire, puis pour chasser du pouvoir la très autoritaire présidente Park Geun-hye. Quand les droits politiques des Sud-Coréens étaient sacrifiés sur l’autel des intérêts économiques et stratégiques des capitales occidentales, qui se taisant honteusement sur des atteintes systématiques aux droits de l’homme à Séoul, Jean Salem était toujours présent, rappelant l’indispensable solidarité qui doit s’établir avec les prisonniers politiques qui sont aujourd’hui toujours derrière les barreaux à Séoul.
Jean Salem était un homme fidèle à ses convictions, qui s’était engagé sans faiblir dans le combat encore largement ignoré pour les droits de l’homme en Corée du Sud. Le CILD continuera son oeuvre. Nous lui rendons hommage et présentons nos condoléances à sa famille, ses amis et ses camarades.
Réécoutez Jean Salem
Jean Salem aux rencontres internationales de Vénissieux en 2015, au coté notamment de la sociologue Danielle Bleitrach et du philosophe Georges Gastaud.
Présentation de son dernier livre, Résistance
Robert Maggiori rend un vibrant hommage à Jean Salem dans les colonnes de Libération
Mort de Jean Salem, spécialiste du matérialisme antique et homme de combat
Par Robert Maggiori — 14 janvier 2018 à 16:42
Décédé dans la nuit de samedi à dimanche à l’âge de 65 ans, le philosophe, pilier de la Sorbonne, était un expert mondialement reconnu de Démocrite, Epicure ou Lucrèce. Fidèle aux idéaux de Marx, il dénonçait la perte de repères d’une gauche envoûtée par les sirènes libérales.
Jean Salem, en novembre 2009. Photo Olivier Roller. Divergence
La tumeur au cerveau contre laquelle il luttait depuis près de deux ans aura fini par gagner : Jean Salem s’est éteint dans la nuit de samedi à dimanche à Rueil-Malmaison. C’était un pilier de la Sorbonne. Il y animait le Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne, où étaient invités les penseurs français et étrangers qui estimaient encore féconde la pensée de Marx, et, depuis des décennies, exposait à des générations d’étudiants captivés, le matérialisme antique, les théories de Démocrite, Epicure, Lucrèce, dont il était l’un des plus grands spécialistes mondiaux. C’était un homme de combat, peut-être le dernier représentant d’un siècle où existaient, au centre de la vie politique, les partis, les syndicats, l’engagement durable, où il y avait une gauche socialiste et une gauche communiste, où les conceptions du monde opposées s’affrontaient. Fin dialecticien, il était véhément dans la lutte idéologique ou la polémique civile, intransigeant, têtu même, mais doux et charmant dans les rapports humains, qu’il voulait empreints d’ironie et de cette exquise politesse que l’usage de l’imparfait du subjonctif rendait quelque peu surannée. Il est à la tête d’une belle œuvre, qui porte non seulement sur le matérialisme de l’antiquité et l’épicurisme, mais aussi les Lumières, l’art de la Renaissance, les libertins du XVIIe siècle, Maupassant, Spinoza, Marx et Lénine. C’est dans l’un de ses derniers livres, Résistances (entretiens avec Aymeric Monville, Delga, 2015), qu’il rapporte son itinéraire biographique et intellectuel.
Fils d’Henri Alleg
Né le 16 novembre 1952 à Alger, Jean Salem est le fils d’Henri Alleg, alias Harry Salem, auteur de la Question. La mémoire collective a quelque peu effacé le souvenir de cet ouvrage, dont seuls les livres d’histoire, désormais, soulignent l’impact politique, social et moral qu’il a eu. Toute la vie de Jean a été déterminée par le sort que la Question valut à son père. L’ouvrage paraît le 18 février 1958. On savait en gros que l’armée française torturait en Algérie. Mais le témoignage d’Alleg est décisif, qui décrit les pires horreurs subies – coups de pieds, gifles, brûlures, étouffement, «gégène», courant haute tension sur les parties génitales, supplice de la baignoire – de la façon la plus sobre, avec «le ton neutre de l’Histoire», écrira François Mauriac. «On te niquera la gueule… On va faire parler ta femme…» lui crachent ses tortionnaires. Abîmé, couvert de blessures et d’ecchymoses, il leur répond : «Vous pouvez revenir avec votre magnéto, je vous attends, je n’ai pas peur de vous.» Il ne parlera pas. La presse donne à la Question – porté à l’écran par Laurent Heynemann en 1977 – un écho considérable. Jean-Paul Sartre écrit dans l’Express l’un de ses textes politiques les plus intenses, «Une victoire», qui deviendra la postface à l’ouvrage. L’interdiction du livre provoque des interpellations parlementaires, une adresse solennelle envoyée au président René Coty (signée par Sartre, Mauriac, André Malraux, Roger Martin du Gard…), une vague de protestations dans tout le pays.
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Qui était Alleg ? Fils de tailleurs, né à Londres en 1921 dans une famille de juifs russo-polonais ayant fui les pogroms, naturalisé français, Harry Salem arrive à Alger en 1939 et prend fait et cause pour le peuple algérien. Il adhère au Parti communiste algérien, et entre à Alger républicain, où il signe «Henri Alleg» et dont il prend la direction en 1951. A la suite de l’interdiction du journal, anticolonialiste, il est arrêté en 1957, et est séquestré un mois à El-Biar : c’est là qu’il est torturé. Transféré à la prison civile d’Alger, il écrit la Question sur des feuilles de papier hygiénique qu’il parvient à transmettre au jour le jour à ses avocats. Le 15 juin 1960 il est condamné par le Tribunal permanent des forces armées d’Alger à dix ans d’emprisonnement pour «atteinte à la sûreté extérieure de l’État». Il est alors transféré à la prison de Rennes, d’où il s’évade – pour rejoindre la Tchécoslovaquie avec sa famille. Alleg retournera dans l’Algérie indépendante en 1962, fera reparaître Alger républicain, puis reviendra en France et y poursuivra sa vie de militant communiste, de journaliste (l’Humanité), d’essayiste et d’historien. Il est mort à Paris le 17 juillet 2013.
Optimisme
Cela n’a pas été toujours facile, pour Jean Salem, d’être le fils d’Henri Alleg. Non parce que l’héritage aurait été lourd. Il l’a, au contraire, porté avec fierté, faisant siens ses valeurs, ses principes moraux, ses convictions de communiste, combattant pour la justice sociale et la paix. Mais parce que toute sa jeunesse, il a eu à vivre ses absences, suivre ses itinérances, «être» tantôt algérien, tantôt russe, tantôt français. Il est d’abord hébergé à Tarascon, chez sa grand-mère, puis, «téléporté», il se retrouve avec les siens à Prague, loge «dans un hôtel qui s’appelait un peu pompeusement l’ »hôtel Palace »», en fait l’«hôtel du Parti», puis «dans une sorte de HLM» à Novi Hloubětín. Il est inscrit à l’école de l’ambassade soviétique, où l’enseignement est donné en langue russe. Au bout de trois mois, il arrive à manier la langue. Ses parents voyagent à Cuba et dans l’Algérie indépendante. Jean, accompagné de son frère, est d’abord placé dans «le « camp » de pionniers» d’Artek, sur la mer Noire (Crimée), semblable à un camp de scouts. Puis il est confié à la Maison internationale de l’enfance, à Ivanovo, 250 kilomètres au nord-est de Moscou – un internat où étaient accueillis les enfants de communistes pourchassés dans leurs pays. Quelques mois après, adolescent, il est «redéposé» en Provence, pour enfin, en 1964, retrouver ses parents en Algérie.
Jean connaîtra bien d’autres «ballottements» et «voyages autour de sa chambre», avant de devenir, des années plus tard, un globe-trotteur quasiment professionnel. Il a comme une soif de «cosmopolitisme» (visite tout, Israël, Maghreb, Inde, Sri Lanka, Turquie, pays européens, Russie encore et toujours, Corée du Sud, Venezuela, Chine…) qu’accompagnent la soif de lire (on se demande s’il y a un livre qu’il n’ait pas lu, de la littérature gréco-latine, française, latino-américaine, russe, italienne…) et l’amour de l’art… Pendant ses études, il hésite – égyptologie, sciences politiques, histoire de l’art, médecine – avant d’opter pour la philosophie, devenir professeur au lycée de Fourmies (Nord), et, pendant les vacances, guider les touristes français au musée Pouchkine de Moscou ou à la galerie Tretiakov, et des touristes russes à Venise ou Florence. À l’université, il aurait voulu, bien sûr, faire la «6 000e thèse» sur Marx : c’est Marcel Conche qui le convainc de la consacrer plutôt à l’Éthique épicurienne d’après Épicure et Lucrèce.
Dans l’épicurisme, Salem retrouve «le matérialisme philosophique de Marx, la causticité de Marx, la santé et la tonicité de Marx, un immense optimisme naturaliste, mais agrémentés d’un évident pessimisme anthropologique et d’une invitation à l’abstention politique». L’optimisme, il le fera toujours sien, car rien ne freinera sa recherche du bonheur, indissolublement liée à l’établissement de la justice sociale. L’«abstention politique», il ne la connaîtra guère, mais ses combats lui paraîtront avoir été désespérés par ce qu’il appelle les «années de plomb», ces années qu’ouvre la «mitterrandôlatrie», pendant lesquelles la gauche, envoûtée par les sirènes libérales, perd son âme, et, par une sorte de «détestation de soi», liquide «ce qui restait du mouvement communiste». Enfant, il avait, à Alger, des lapins et une tortue qu’il avait baptisée du prénom russe de Valentina – «en l’honneur de Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute».