Les événements tragiques intervenus ces derniers jours à Ampara dans le sud-est du pays et surtout à Kandy, l’ancienne capitale historique de Ceylan, devenu en 1972 une République, puis la république Socialiste et Démocratique du Sri Lanka sont alarmants à plus d’un titre. Ils ont été marqués par des manifestations violentes anti-musulmanes. Des magasins et des habitations ont été incendiés, on compte plusieurs morts, des blessés, des centaines d’arrestations, le pays est de nouveau sous tension.
Comme ce fut le cas dans le passé les médias occidentaux relayent complaisamment les déclarations alarmantes sur le retour des conflits inter-ethniques au Sri Lanka. Cette fois, ce ne sont plus les Cingalais contre les Tamouls mais les Cingalais contre les Musulmans, le Bouddhisme contre l’Islam. Les ambassades de l’Union européenne et des États-Unis sont mobilisées en permanence et à la manœuvre. Elles donnent leurs instructions et recommandations au gouvernement avec une condescendance toute néocoloniale. Des organisations comme « le Crisis Group, HRW, Amnesty » et de très nombreuses ONG grassement financés par le « NED(National Endowment for Democracy) » et des fondations européennes ou américaines comme « l’Open Society » de Georges Soros accusent déjà et sans preuve l’ancien régime du Président Mahinda Rajapaksa d’être l’instigateur de cette violence.
La réalité, les causes, les responsabilités sont tout autres. Qu’en est-il ?
Le contexte sri lankais depuis les élections de 2015 est marqué par la mise en place d’un gouvernement de droite et l’élection d’un nouveau Président issu de l’ancien parti au pouvoir qu’il a trahi sans vergogne.
L’action du gouvernement est dorénavant marquée par une libéralisation accélérée du pays ! Ce changement radical s’opère sous le contrôle du FMI, des institutions financières internationales et bien sur par l’ambassade des États-Unis qui a complètement investi les services du gouvernement. L’ambassadeur US joue au Vice- Roi comme au meilleur temps de la colonisation britannique. Il manœuvre et décide depuis son « bunker » comme on appelle à Colombo les locaux gigantesques de l’ambassade US plantés avec arrogance en face des bureaux du Premier ministre
En termes de progrès de la croissance, le Sri Lanka qui était le second pays en Asie après la Chine, est passé en 3 ans dans le peloton de queue. Ce bouleversement a provoqué une énorme crise économique et sociale, un surendettement spectaculaire, l’effondrement de la roupie, la mise à l’encan du pays.
Le Sri Lanka hier exportateur de riz est aujourd’hui importateur, de même pour la noix de coco, les épices, et même le thé qui sont l’alimentation de base de la population. Les instructions et les conditions du FMI ont entraîné de nouvelles privatisations, la diminution drastique des budgets pour l’éducation et la santé, la destruction du service public. Le pays est par ailleurs littéralement mis en vente pour le compte d’investisseurs internationaux avec l’abandon des anciennes restrictions sur la propriété vis-à-vis des étrangers. Les néo-conservateurs US et les Chicago boys appliquent ici les mêmes recettes avec les résultats que l’on connaît. 25% de la population sri lankaise ne mange pas à sa faim selon le rapport annuel de l’auditeur général.
Sous la pression de Delhi et pour faire contrepoids à la part prise dans le développement du pays par la Chine, l’Inde a imposé un traité de libre-échange qui se traduit entre autres par une mise en concurrence effrénée des travailleurs indiens et sri lankais, en particulier dans le domaine de la santé. L’exportation de la main d’oeuvre bon marché exploitable et corvéable à merci en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe a été développée. Elle est devenue la principale ressource d’entrée de devises du pays.
Le Sri Lanka est devenu l’une des premières places dans le monde pour les trafics en tout genre drogues et armes mais surtout pour le blanchiment de l’argent sale, la criminalisation de l’économie s’opère en particulier dans le domaine de l’immobilier.
Par ailleurs, et internationalement le gouvernement de Colombo a rompu avec ses anciens alliés, renoncé au non-alignement, et de manière sans précédent dans les annales, accepté de co-sponsoriser avec les États-Unis une résolution au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève contre ses propres intérêts nationaux et la souveraineté du pays. Cette résolution préconise entre autres la mise en place de tribunaux hybrides avec la participation de magistrats étrangers pour juger de supposer crimes de guerre de l’armée sri lankaise et des responsables politiques de l’époque. Elle exige également la rédaction d’une nouvelle constitution pour laquelle les Américains ont proposé leurs services.
Les émissaires de haut niveau de Washington du département d’État, de l’armée américaine multiplient les visites et les tournées d’inspection. Apres avoir été chassés du Sri Lanka par la gauche dans les années 70 comme dans d’autres pays du Tiers monde comme la Bolivie, le Pérou, l’Indonésie, les « Peace Corps » sont de retour à travers un contrat d’assistance léonin signé en grande pompe en présence du 1er ministre et de l’Ambassadeur des États-Unis. Les « Peace Corps », « US Aid » sont, comme on le sait, avec des budgets colossaux de centaines de millions de dollars les paravents des actions de la CIA.
Faut-il ajouter à ce triste bilan la mise au pas et le contrôle tatillon des médias comme des réseaux sociaux.
La corruption à la tête de l’État atteint des sommets. Elle est marquée par le scandale financier de la Banque Centrale dans lequel sont impliqués son Président un Sri lankais de nationalité singapourienne aujourd’hui en fuite, son gendre sous les verrous, le 1er ministre et son ancien Ministre des Finances contraint de démissionner. Cette affaire a fait perdre plusieurs dizaines de milliards de dollars au pays.
Enfin pendant plus de deux ans le pouvoir sentant la situation lui échappé progressivement a multiplié les arguties pour reculer la date des échéances électorales, qui finalement on pu avoir lieu sous la pression de l’opinion publique.
Avec l’aggravation de la crise économique, sociale, et politique les résistances se multiplient en particulier dans la jeunesse. Elles ont pour toute réponses la répression policière ce qui a entrainés morts, blessés arrestations massives. On a même fait matraqué d’anciens soldats blessés et handicapés revendiquant leurs droits, alors que le pays les considère comme des héros pour les avoir libérer du terrorisme.
Comment s’étonner dans ces conditions et dans un laps de temps aussi court de l’exaspération du peuple, d’une colère qui n’a cessé de grandir au point de se traduire ces dernières semaines par de nombreuses manifestations sociales mais surtout début février par un raz-de-marée électoral historique en faveur de l’opposition conduite par le nouveau parti SLPP de l’ancien Président Mahinda Rajapksa.
Les gens sont à bout, ils veulent le départ du gouvernement de droite, d’un 1er ministre haï y compris dans son propre camp comme par ses alliés de circonstance. Le peuple exige des élections générales et un nouveau gouvernement de centre- gauche comme le précédent et la mise en cause de la résolution contraignante patronnée par les États- Unis entraînant de nouveaux abandons de souveraineté au bénéfice des Américains et des Indiens. Le peuple a des attentes, des exigences sociales fortes, la jeunesse est en quête d’avenir mais ne trouve de réponses illusoires que dans partir à l’étranger quitter le pays, leur famille, leurs attaches.
Des prétendants politiques au changement, une figure émerge de manière indiscutable, celle de Gotabaya Rajapksa, ancien secrétaire d’État à la défense et artisan principal de la victoire contre les Tigres du LTTE, frère de l’ancien Président. De larges secteurs de l’opinion les soutiennent et tous les deux font figure d’une alternative crédible. Malgré les campagnes incessantes du gouvernement, et les pressions internationales de toutes sortes contre ces deux dirigeants, leur influence et leur popularité déjà très importante n’a cessé de grandir au point de devenir irrésistible. Le charisme indiscutable de Mahinda Rajapaksa a pesé lourd dans le résultat des récentes élections.
Pour les États-Unis et l’Inde, la perspective probable et concrète de perdre de nouveau le Sri Lanka est insupportable compte tenu de l’importance stratégique du pays, avec le plus grand port en eau profonde de l’Asie à Trincomalee pour lequel la 7e flotte des États-Unis et le gouvernement de Delhi ont des projets ambitieux ! Par ailleurs les initiatives de la Chine marquée entre autres par l’immense projet de Nouvelle Route de la Soie, ses succès économiques et politiques placent les deux partenaires sur la défensive. Cette situation en évolution permanente illustre le nouveau rapport des forces mais en renforçant les contradictions aiguise un peu plus la conflictualité dans la région.
La partie d’échecs est d’importance ! Pour les Américains une défaite peut remettre en cause leurs ambitions géopolitiques contenues dans le trop fameux rapport stratégique de Barack Obama « Pivot Asia ». Cette doctrine considère dorénavant l’Asie comme une priorité décisive dans leurs ambitions de domination mondiale, au besoin par la force militaire, et même en prenant le risque d’un 3e conflit mondial.
C’est pourquoi les États-Unis n’entendent pas lâcher leur proie si aisément.
Par conséquent le retour des Rajapksa au pouvoir serait une catastrophe politique, pour la droite au pouvoir et bien sûr pour ceux dont les intérêts sont d’une tout autre dimension. Il faut donc l’empêcher à n’importe quel prix !
Bien sûr le gouvernement de droite n’a nullement l’intention de remettre en cause sa politique, ce serait commettre un véritable suicide et cela il n’en a nullement l’intention. L’urgence c’est de détourner, dévoyer le mécontentement populaire, lui faire craindre le pire, lui trouver d’autres adversaires à mettre en cause , d’autres boucs-émissaires, lui faire renoncer à ses exigences sociales légitimes en matière de pouvoir d’achat, d’emplois non discriminés, de santé, d’indépendance nationale, en finir avec l’impunité des hommes au pouvoir, les passe-droits, la corruption de masse.
C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier et analyser des événements qui se précipitent. On annonce ces dernières heures de nouvelles violences, des morts par balles et la tentative d’assassinat d’un parlementaire dans le sud du pays.
Pour un grand nombre de gens dont la mémoire des heures les plus sombres du Sri Lanka reste très vivace, ce à quoi nous assistons n’est autre que le « modus operandi » identique de ce que l’on a connu en 1983, connu ici comme les pogroms du « Black July ».
À l’époque le Président anti-communiste Jawardana, agent des États-Unis devant faire face a une impopularité sociale et politique croissante dans le pays avait multiplié les provocations vis-à-vis des Tamouls pour s’en servir comme boucs-émissaires.
Cela avait donné lieu entre autres à l’incendie de la fameuse bibliothèque de Jaffna, trésor culturel de première importance et de réputation internationale ! Cette provocation entraîna des réactions violentes, qui elles aussi entrainèrent une escalade dans la violence.
Les pogroms anti -Tamouls se multiplièrent et furent méthodiquement organisés, planifiés et légitimés par Jawardana lui-même et son équipe dans laquelle on trouvait l’actuel premier ministre actuel Ranil Wrickamasinghe et les dirigeants du parti UNP.
Prenant prétexte à cette époque de ces évènements et de l’agitation sociale Jawardana avait antérieurement mis en place le « Prevetion Terrorism Act (PTA) » qui allait lui permettre de frapper ses opposants politiques de la gauche cingalaise et tamoul, de procéder à la révocation de plus de 100 000 fonctionnaires, à l’interdiction des partis de gauche, des syndicats et l’arrestation de leurs dirigeants, à l’institutionnalisation de la torture et des enlèvements, à l’assassinat d’intellectuels, à l’interdiction des manifestations, la mise sous tutelle du Parlement, le report « sine die » des élections, l’interdiction des droits civiques de l’ancienne Présidente de gauche Mme Bandanaraike, première femme chef d’État au monde, une des leaders et fondatrice du Mouvement des non-alignés, amie de Nerhu, Chou en Lai et Fidel Castro.
Jawardana a disparu et son successeur Premadassa fut assassiné, mais ce sont toujours les dirigeants de la même UNP qui sont au pouvoir aussi corrompus, incompétents et arrogants qu’hier.
Cette situation en 1983 allait d’ailleurs précipiter la guerre et l’émergence des séparatistes du LTTE qui coïncidera avec la liquidation du parti d’extrême-gauche JVP qui avait fait le choix de la clandestinité puis de l’insurrection. Elle se solda au final par près de 50 000 morts.
Les événements tragiques et les provocations de ces derniers jours rappellent 1983, le parti au pouvoir est disposé avec l’aide des États-Unis et dans un contexte international diffèrent de pratiquer la politique du pire pour sauver un pouvoir déjà en lambeaux.
La situation est donc des plus sérieuses et peut déboucher sur la répétition de ce que furent les pages les plus noires de l’histoire du Sri Lanka.
Toutes les communautés au Sri Lanka doivent vivre en harmonie, 30 ans de guerre, de dizaines de milliers de morts et de destructions ont fait place à un fort désir de paix et à l’exigence simple de vivre mieux dans le respect de la dignité de tous et contre toutes formes d’ingérence étrangère. Les Sri Lankais veulent régler leurs problèmes par eux-mêmes, ce sentiment est très fort. Tant de sacrifices pour le peuple ne peuvent être sans exigences de sa part à l’égard des dirigeants du pays. Ceux en place avec l’aide des États-Unis ont failli et perdu toute crédibilité, le peuple sri lankais a décidé de leur dire : assez, dégagez, ou nous vous y obligeront !
Colombo, le 9 mars 2018 Jean-Pierre Page