Lettre de Christophe Mileschi , professeur de littérature et de civilisation italiennes, Université Paris-Nanterre, à M. Jean-François Balaudé, professeur de philosophie, président de l’Université Paris-Nanterre et, entre autres, coauteur d’un ouvrage intitulé « Le bonheur », Paris, Librairie Philosophique Vrin, 2006 (ça ne s’invente pas)
Le 9 avril 2018
Monsieur le président,
Permets que je te fasse part des questionnements qui m’étreignent, dans l’espoir que ta présidentielle Sagesse m’instruise et me rassérène.
D’abord : après avoir interdit à la Coordination nationale des étudiants (CNE) de se réunir à Nanterre samedi 7 avril, tu te réjouis twitteuristiquement, lors qu’elle s’est tenue malgré tout, qu’elle ait eu lieu dans de bonnes conditions. Je m’interroge, je ne t’en fais pas mystère.
Ensuite : le 9 avril, après avoir demandé l’intervention de la police dans nos locaux, tu nous adresses un mail circulaire pour justifier cet acte, en affirmant que l’intervention ne visait qu’une vingtaine de têtes brûlées (une vidéo en ligne montre, certes, que cette vingtaine de tristes sires tourne plutôt au-dessus d’une bonne grosse centaine de jeunes gens au bas mot, mais il s’agit à coup sûr d’un odieux trucage), et en nous expliquant que leurs revendications mêlaient la demande de retrait de la loi ORE à, par exemple, des questions concernant les migrants. Cela serait-il donc supposé les ridiculiser d’emblée ? Disqualifier leurs demandes et leurs analyses ? Les différentes mesures et décisions promues par le présent gouvernement ne seraient-elles donc pas – qu’elles concernent la SNCF, l’université, l’immigration, la retraite, le lycée, l’hôpital – parfaitement cohérentes et coordonnées ? Ne feraient-elles pas système ? J’ai encore comme un doute, je te l’avoue sans fard.
Et ce doute – permets-moi de te parler avec toute la franchise qu’un collègue mérite, et d’autant plus qu’il est plus Sage –, ce doute, monsieur le président, revêt des formes diverses, quasiment ineffables, mais dont il me faut ici, pourtant, simplifier comme ceci l’expression : prendrais-tu tes collègues enseignants et enseignants-chercheurs, les personnels administratifs et les étudiants de l’université que tu présides, nous prendrais-tu toutes et tous pour des billes ? Des ballots ? Des corniauds ? Des innocents à la courte mémoire, des simplets déjà oublieux du courriel circulaire par lequel tu nous enjoignis naguère macroscopiquement de voter pour celui qui allait devenir président de notre république ? Des benêts oublieux déjà de cet autre courriel, plus récent (Flash-info du 20 mars 2018*), où tu nous expliquais que ParcourSup était certes un dispositif discutable, mais qu’en même temps (« je sais… », « mais je sais aussi… ») il n’y avait pas mieux, car « il est aujourd’hui indispensable de » (je te cite, monsieur le président) « regarder la réalité en face » ?
« Regarder la réalité en face », dis-tu ? Voici alors qu’un nouveau doute, ontologique cette fois, et par conséquent plus terrible, m’assaille tout soudain. Étant moi-même fort loin d’avoir ton immense connaissance de la philosophie, le terme « réalité », sous ta plume, prend à mes oreilles, à mes yeux, à mon entendement des accents solennels. Or, des quelques penseurs, pas tous obscurs, que j’ai lus, je m’étais ingénument cru en droit et en devoir de déduire que, pour le dire pauvrement, la réalité est affaire de point de vue. J’avais, c’est l’évidence, mal lu tes devanciers, si par implicite tu postules, toi philosophe, qu’il est un point de vue préférable à tout autre, un regarder-en-face depuis lequel la réalité se laisse voir telle qu’en elle-même enfin l’éternité ne la change pas ; un point de vue qui dépasse, transcende, subsume et rend vains tous les autres. Non plus un point de vue, dès lors, mais le Point de Vue, l’Observatoire Souverain, la Position d’où contempler l’Absolu.
Ainsi tout s’éclaire-t-il, et ainsi cette lettre devient-elle sans objet cependant même que je l’écris : tu n’as pas tenté d’interdire que la CNE se tienne à Nanterre ; tu ne t’es pas réjoui ensuite par quelque opportunisme après coup ; tu n’as pas appelé la police ; tu n’as rien fait de tout ceci, et surtout tu ne l’as pas fait, comme le pourraient croire des esprits mal tournés, regardant la réalité de travers, parce que tu redoutes que la protestation s’étende ; tu n’as, chaque fois, rien fait d’autre qu’agir après avoir regardé la réalité en face, droit dans les yeux, pour y voir, dans le livre même de la vérité, ce qu’il fallait faire, ou plutôt : ce qu’on ne pouvait pas ne pas faire.
Monsieur le président, permets-moi de te dire, et je suis sûr de me faire ici l’interprète du plus grand nombre, combien il est revigorant, rassurant et réconfortant de se savoir dirigé et représenté en haut lieu par quelqu’un qui voit la réalité en face, surtout pour celles et ceux d’entre nous qui, dans leur ignorance, seraient enclins à croire qu’on peut, concernant par exemple ParcourSup (et même les manières de s’y opposer, si on estime devoir le faire), avoir des opinions différentes de la tienne. Qu’ils sachent désormais (aussi ce message leur est-il, pour leur saine édification, également adressé) qu’en regardant en face la réalité – dont les CRS, leurs boucliers, leurs matraques et leurs lacrymogènes ne sont que d’accidentels avatars parmi tant d’autres – tout s’éclaire et s’apaise.
Christophe Mileschi