www.initiative-communiste.fr s’est entretenu avec Jean-François DEJOURS, professeur de philosophie, responsable national du SNES-FSU pour l’enseignement philosophique, cheville ouvrière des récentes Assises de l’enseignement de la philosophie tenues ce 15 juin à l’Université de Nanterre, avec le concours du SNESUP (syndicat FSU de l’enseignement supérieur), du SN-FO-LC, de la CGT-Education, de SUD-Education, de plusieurs départements universitaires de philosophie et des principales associations de spécialistes.
L’occasion de faire le point en cette semaine de bac sur l’enseignement de la philosophie, sur la loi ORE et parcoursup et la réforme du BAC.
initiative communiste : en quoi l’enseignement de la philosophie est-il menacé par la réforme du lycée et par la mise en place de Parcours Sup ?
JF Dejours : Avant de répondre, je précise que je m’exprime ici à titre personnel, sans être mandaté par mon organisation syndicale, en restant néanmoins cohérent avec les analyses que je formule dans le cadre de mon activité militante.
Commençons donc par rappeler que ce nouveau paquet de réformes vient aggraver une situation déjà tendue. En effet, chaque nouvelle réforme se fait à moyens constants, mais sur fond d’une baisse constante de moyens : on avance donc sur un tapis roulant qui… recule. En un peu plus de 15 années, à taux d’encadrement égal, nous avons perdu un professeur de philosophie sur dix. Les effets des politiques d’austérité appliquées à l’éducation depuis Claude Allègre (qui dégraissera le mammouth, dès la fin des années 90, au sein d’un gouvernement socialiste…) deviennent très palpables, alors que les postes aux concours d’entrée dans l’éducation baissaient de 20 % en 2018 et que flambe le recours aux précaires (+ de 7 % des professeurs de philosophie en lycée).
En 15 ans, « nous avons perdu un professeur de philosophie sur dix »
Dans ce contexte, la réforme Blanquer du lycée vient supprimer les trois petits bonheurs qui restaient encore aux professeurs de philosophie :
- avoir de temps en temps une classe avec un petit effectif (une terminale à moins de 30 élèves…),
- avoir une terminale littéraire et ses 8h de philosophie (au moins une fois dans sa carrière…),
- avoir une heure dédoublée en série technologique (lorsque notre proviseur nous la concède…). Avec Blanquer, tout cela disparaît. Car avec la fin des séries générales (S, ES, L) : 1) exit les classes à moins de 35 (les effectifs par niveaux seront très vite des multiples de 35), 2) exit la série « L » (la spécialité « humanité, littérature et philosophie », faute d’être financée, sera une denrée rarissime…). Quant aux séries technologiques : 3) exit les dédoublements (ceux ayant survécu à la réforme Chatel seront balayés par la pénurie organisée des marges horaires… ).
Ajoutons que parcoursup ne « sélectionne » pas seulement les étudiants (orientation par défaut, tri social). La loi ORE (et en particulier son amendement Grosperrin) sélectionnera aussi – et par asphyxie pourrait-on dire… – les formations elles-mêmes, jugées trop peu sélectives ! En conditionnant les capacités d’accueil des universités aux contraintes locales du marché de l’emploi, c’est la fermeture assurée de nombreux départements de philosophie des petites et moyennes universités. La sélection aura donc lieu aux deux bouts de la chaîne : en fermant la série L (qui fournit plus de la moitié les étudiants en philosophie) et dans un second temps, en fermant les formations universitaires par l’application d’une sorte de numerus clausus, dicté directement par le bassin d’emploi… Blanquer et Mathiot peuvent en effet se vanter de faire la part belle aux humanités et à la philosophie !
Initiative Communiste : Quelle est, selon toi, la « philosophie » de cette réforme ? S’agit-il d’une rupture avec l’exception française en matière d’enseignement de la philosophie et plus globalement, d’enseignement secondaire et supérieur ?
En apparence, le lycée Blanquer réserve une place de choix à la philosophie, en accordant à son enseignement – nivelé à 4h dans la filière générale – le statut d’épreuve universelle (des séries générales et technologiques) dès le nouveau baccalauréat de juin 2021. Mais s’agit-il vraiment d’une promotion, alors que l’épreuve de philosophie est déjà – et depuis longtemps…- cette épreuve commune à tous les futurs bacheliers (hormis le bac pro) ? Le lycée Blanquer s’inscrit-il vraiment dans le prolongement de cette exception française, qui ambitionne d’enseigner philosophiquement la philosophie dès le lycée ? On peut sérieusement en douter !
Nous pensons en effet que le lycée actuel – avec ses innombrables défauts qui mériteraient mille réformes aussi urgentes les unes que les autres… – nous préserve cependant du poison du « contrôle continu », nous offrant ainsi le luxe de déconnecter l’activité scolaire, de la pression de l’examen permanent. Certes, il ne s’agit pas d’idéaliser le rapport actuel des élèves avec la philosophie, mais l’examen en fin de terminale nous assure un minimum de « loisir » (au sens noble du terme), pour s’exercer à penser, sans avoir le nez collé sur les compteurs de parcoursup et donc, sur le bulletin de notes. On croit parfois que la note tient (en respect) l’élève, mais en réalité, elle tient tout autant l’enseignant en transformant le temps scolaire en un temps de perpétuelles « négociations » avec les élèves, les familles et l’administration…
Aussi, la véritable philosophie des réformes n’est pas à chercher du côté des Lumières et des encyclopédistes du 18e siècle, qui voulaient se hâter de « rendre la philosophie populaire ». Si l’enseignement de la philosophie survit à la réforme, il survivra en tant que supplément d’âme, ou plutôt, en tant que supplément de compétences (rhétoriques et symboliques) valorisé dans les filières sélectives. Avec l’introduction de 40 % de contrôle continu (où s’évalue autant le lycée d’origine que l’élève), le baccalauréat modulaire du lycée Blanquer perd de facto, son caractère national de 1er diplôme universitaire, subordonné qu’il est à l’arbitrage de parcoursup. Cette dénationalisation du diplôme devient ainsi le maître mot de la réforme, du lycéen au droit du travail, sans épargner les enseignants menacés après l’attaque contre le statut des cheminots, de passer à leur tour, de la logique du « statut » à celle du « contrat » de travail (que d’aucuns souhaitent à durée déterminée…). Il faut insister ici sur ce que devient la liberté pédagogique et philosophique de l’enseignant contractuel dans un tel contexte (situation que connaissent déjà les enseignants non-titulaires dans le secondaire et plus sévèrement, dans le supérieur où ils atteignent un tiers des effectifs).
Initiative Communiste : en quoi les récentes Assises de l’enseignement de la philosophie peuvent-elles aider à mobiliser les enseignants en philosophie et dans les autres disciplines ?
JF Dejours : En réunissant des organisations syndicales (les plus critiques à l’égard des réformes), des associations de professeurs de philosophie et des enseignants du supérieur (Paris 10, Paris 8, Bordeaux, Caen, Montpellier…), nous avons tenté de mettre en évidence deux choses :
1) l’aspect systémique des réformes actuelles de l’université au lycée,
2) le lien organique de l’enseignement de la philosophie avec l’école laïque et son cadre républicain.
Dit autrement, la vague de réformes qui s’abat sur le lycée, fait système avec les réformes du supérieur mises en place à l’échelle européenne, dès la fin des années 90 (processus de Bologne, stratégie de Lisbonne, loi LRU, parcoursup…), sous la pression de l’OCDE. Quant au lien organique de l’enseignement de la philosophie avec ce que nous appellerons l’école laïque républicaine, il s’agit de comprendre les liens d’interdépendance entre les approches : disciplinaires, pédagogiques et politiques (pensées à tort comme distinctes, voire antagoniques …).
Sur ce premier point, la réforme de l’accès dans le supérieur (loi ORE instaurant une sélection universelle via parcoursup) illustre admirablement le lien entre ce dont elle est la CAUSE (réforme du bac et du lycée) et ce dont elle RÉSULTE elle-même (mise en concurrence et « autonomie » des universités, lois LRU depuis 2007...). La libéralisation des frais d’inscriptions dans les filières sélectives de l’université ne se fera pas attendre longtemps, pour achever le processus initié à Bologne en 1999 (et anticipé dès 98 à la Sorbonne, par Claude Allègre, réunissant quelques-uns des ministres influents de l’Education chez nos voisins européens). Mais pour faire de l’UE la « première économie de la connaissance » (stratégie de Lisbonne), encore faut-il transformer les savoirs en marchandises, ce qui ne va pas de soi. Une marchandise, soulignait Geneviève Azam (dans une remarquable conférence donnée à Toulouse en 2009, sur le processus de Bologne et la loi LRU), ne peut être à la fois CONSERVÉE par celui qui la vend et ACHETÉE par celui qui la consomme. Or, au moins depuis Socrate, la transmission du savoir déroge à cette règle, en ce qu’elle enrichit à la fois celui qui le transmet et celui qui le reçoit. Sauf hélas à créer de la rareté (le contraire de l’ambition des encyclopédistes) afin de faire payer ET l’accès au savoir (droits d’inscriptions) ET le diplôme (la certification). Ouvrir le baccalauréat aux certifications payantes (financées par l’État dans un premier temps) est donc parfaitement cohérent avec le projet d’ensemble de ces réformes.
Mais ces assises de l’enseignement de la philosophie répondent aussi à un besoin plus profond : celui d’identifier et de penser le danger auquel est exposé l’enseignement de la philosophie, non que ce danger soit nouveau, mais en ce qu’il monte aujourd’hui en intensité. L’enseignement de la philosophie en France a connu par le passé, d’illustres occasions de dire cette menace. Pensons aux états généraux de la Sorbonne en 79 ou encore, au rapport Bouveresse-Derrida de 89, restés gravés dans les mémoires. Or, il me semble que ce danger doit plus que jamais être identifié sous un angle à la fois politique, disciplinaire et pédagogique (comme ce fût le cas en 79, alors que la réforme Haby menaçait). Le risque serait néanmoins d’opposer une logique défensive strictement disciplinaire, corporatiste et finalement réformiste (visant à réformer la réforme Blanquer pour « sauver » la philo…) à une logique exclusivement pédagogique , innovante et finalement adaptationniste (à trop vouloir adapter la philosophie à l’école et l’école à la société, c’est-à-dire au marché… comme l’avait bien vu Jacques Muglioni, pour citer un autre spectre légendaire qui hante encore l’univers de nos représentations). Or, il faut tenir les 2 bouts, afin de rendre la philosophie POPULAIRE (ce qui suppose la médiation de la pédagogie) sans renoncer à rendre populaire la PHILOSOPHIE (ce qui suppose de défendre une école qui rende possible son enseignement). Et cette école n’existe pas hors-sol, ce qui nous ramène au volet politique.
Aussi, dans un article du Monde Diplomatique intitulé « les lycéens et le grand marché », Muglioni (qui fut doyen de l’inspection générale de philosophie de 1971 à 1983) nous livrait en décembre 1990, une analyse qui reste d’une cruelle actualité. En voici un extrait : « Alors pourquoi ces projets répétitifs de réformes ayant pour seul effet de démolir l’école : dispersion des horaires, épuisement des programmes, neutralisation des examens, baisse délibérée du niveau scientifique dans la formation des maîtres ? C’est peut-être ainsi que la France va enfin pouvoir être un modèle acceptable pour l’Europe. ». La réforme Blanquer semble l’avoir pris au mot, en accouchant d’un lycée totalement euro-compatible (argument particulièrement absent de sa communication et pour cause…).
Initiative Communiste : le bac philo approche. Dans quelles conditions sera-t-il corrigé alors que le nombre de copies par correcteur explose ?
JF Dejours : la correction du bac va donc encore une fois se dérouler dans des conditions dangereuses pour la santé des correcteurs et pour la qualité des corrections. Le SNES a demandé lors d’un CHSCT ministériel (à l’automne 2017) d’avancer la date des épreuves pour alléger le travail de correction (et revenir à un quota plus raisonnable de 10 à 12 copies par jour). Hélas, il manque au moins 3 jours de correction pour atteindre cet objectif, alors que les candidats au bac 2018 sont encore plus nombreux qu’en 2017 et que le vivier des correcteurs est bas (faute de créations de postes), avec une part grandissante de précaires, qui n’en seront pas moins réquisitionnés pour l’occasion (y compris les plus fragiles, faute de formation).
« la correction du bac va donc encore une fois se dérouler dans des conditions dangereuses »
Suite à un préavis de grève déposé par le SNES sur la période précédant le 6 juillet (date nationale de la proclamation des résultats), certains rectorats ont pris la sage précaution de reculer la date académique de saisie des notes. Certains correcteurs subissaient en effet une double peine, en se voyant inutilement obligés de rentrer leurs notes dès le samedi 30 juin à 10h… Un recul stratégique au 3 juillet en fin d’après-midi commence à se dessiner dans le paysage, alors que les académies les plus combatives comme Lille, auront jusqu’au 4 juillet 9h. C’est une petite victoire pour le SNES, bien que le problème majeur reste intact. Et la réforme Blanquer n’arrangera rien, avec son épreuve universelle de philosophie en juin, ses économies de postes et des effectifs côté candidats qui ne baisseront guère d’ici… 2030.
C’est dire que la mobilisation de la profession ne fait que commencer !