En ce mois de juillet 2018, l’attention médiatique fut attirée par le centenaire de la naissance de Nelson Mandela, symbole de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud et premier président de l’histoire démocratique du pays. L’occasion pour nous de revenir sur l’histoire de l’Afrique du Sud, et plus particulièrement du rôle qu’y jouèrent les communistes. Bonne lecture.
Le Parti communiste en Afrique du Sud.
Une société divisée
Au début du XXe siècle, l’Afrique du Sud est un dominion britannique, plurinational et multiracial.
Le mouvement socialiste qui s’y développe est alors presque exclusivement blanc. Les barrières de couleur et de race affectent profondément sa nature et ses comportements. Dans la société sud-africaine, la « hiérarchie » est la suivante : au sommet de la pyramide se trouvent les Européens blancs d’origine britannique. Suivent les « pauvres blancs » afrikaners. Au milieu les coloured (population métisse d’origines diverses) puis les Indiens et enfin, les Africains noirs. Un ouvrier qualifié blanc gagne entre 3 et 10 fois plus qu’un manœuvre noir. Les gouvernements successifs ne cessent de jouer sur le racisme pour diviser le prolétariat d’Afrique du Sud.
Travaillisme et mouvement ouvrier : une lente évolution
Après la Première Guerre mondiale, le Parti travailliste, purgé de son aile gauche, peine à s’imposer face au Parti nationaliste (l’organisation des fermiers boers) et au South African party (qui représente le capitalisme minier lié à la Grande-Bretagne). De plus sur la question de la race, ce même Parti travailliste prône la ségrégation ! De concert avec les syndicats, il soutient la colour bar dans l’accès à l’emploi, c’est-à-dire la préférence et la priorité accordées aux Blancs.
L’année 1922 connaît un événement d’importance dans l’histoire sociale sud-africaine : la grande grève du Rand, que l’on a appelé également « The Rand revolution ». Les communistes y jouent un rôle actif. Les travailleurs des mines sont victimes d’affrontements armés qui font 250 morts. La répression est féroce.
Mais cette lutte était pour le moins ambiguë. Un de ses slogans était en effet « Travailleurs de l’univers, unissez-vous pour une Afrique du Sud blanche ! ». En effet, à l’origine du conflit, les grévistes refusaient l’embauche de travailleurs noirs !
En 1923 est même conclu un pacte d’alliance entre le Labour et les Nationalistes, véritable front des Blancs contre les « Indigènes »… Le Labour, qui décline à partir de 1929, finit par participer à un cabinet d’union lors de la Seconde Guerre mondiale ; les Nationalistes avaient en effet refusé l’entrée en guerre au côté de l’Angleterre. En 1941 ils amorcent une politique nouvelle à l’égard des Noirs. Deux exemples : en 1945, les Trade unions (syndicats, liés au Parti travailliste) reconnaissent l’existence des syndicats africains. Un an plus tard, l’égalité de toutes les races au sein de l’Union sud-africaine est proclamée par le congrès du Labour, qui désormais lutte contre l’apartheid.
Les premières années du Parti communiste
Nous l’avons déjà dit plus haut, depuis 1915 la gauche travailliste a quitté le parti. Elle a fondé l’International socialist league (ISL) qui s’oppose à la guerre impérialiste et à la colour bar. Au milieu d’une vive agitation sociale, l’ISL et d’autres petits groupes de gauche décident d’adhérer au Komintern en 1921. C’est alors la formation du Parti Communiste d’Afrique du Sud, avec William Andrews (1870-1950), un ajusteur d’origine anglaise, à sa tête.
Après sa participation à la grève du Rand, il végète. Ses demandes d’adhésion au Labour essuient des refus successifs. La jeune formation perd progressivement son influence dans les syndicats blancs et échoue (1926-1927) à prendre la tête du syndicalisme noir, alors en plein essor.
S’ouvre alors la période d’africanisation du parti. En 1929, une résolution de l’Internationale communiste prône une République noire d’Afrique du Sud. Beaucoup de sympathisants et de militants éprouvés s’éloignent alors du Parti communiste.. L’« incapacité du mouvement communiste à définir un modèle de socialisme adapté à une société multiraciale, condamne le PC à un effacement à peu près total pour plusieurs années1 ». Suit alors une période sectaire de purges et de conflits, qui ne s’arrêtera qu’en 1936.
Renaissance communiste et réorientation stratégique
Cette année, dans la dynamique de la stratégie internationale de Fronts populaires antifascistes, le PC d’Afrique du Sud commence à renaître de ses cendres. Il trouve des alliés chez les syndicalistes et dans la gauche avancée. Il reprend « son rôle traditionnel d’aiguillon progressiste2 » en s’adressant aussi bien aux Afrikaners qu’aux anglophones blancs et aux Noirs. Pourtant il ne compte que mille membres en 1939. Mais il connaît un certain essor à partir de 1941, jusqu’à sa mise hors-la-loi proclamée en 1950. Suite à la victoire électorale des Nationalistes afrikaners en 1948, une loi baptisée Suppresion of Communism Act interdit en effet le Communist Party of South Africa. Trois ans plus tard naît le South African Communist Party (SACP, Parti communiste sud-africain) qui continue le combat dans la clandestinité.
L’originalité essentielle du Parti communiste – et ce qui effraie ses ennemis – c’est d’avoir tenté une politique d’ouverture vers le prolétariat noir. Dès 1916 il y eu des contacts entre l’ISL et l’African national congress (ANC), organisation nationaliste noire fondée en 1912. Le PC a été le seul parti sud-africain à admettre sur un pied d’égalité absolue Européens et non-Européens, non seulement dans les textes mais aussi dans les faits. Par exemple en 1947, le Bureau politique du PC était composé de 10 Européens, 3 Indiens, 3 Africains, 1 coloured. Le secrétaire général, Moses Kotane, était lui-même Africain.
Dès les années 1950 donc, la répression favorise le rapprochement entre l’ANC et le PC. Celui-ci oriente principalement son action sur la lutte anti-apartheid et influence le glissement à gauche de l’ANC, tant est si bien qu’en 1969, les communistes forment la majorité de la direction de l’ANC. En effet, PC et ANC forment alors un front, et les cadres des deux organisations collaborent étroitement dans les mêmes organismes. L’objectif de ce front est de mettre un terme au régime d’apartheid, et d’ouvrir la voie à une véritable indépendance du pays, à un régime démocratique où les travailleurs peuvent avancer vers la voie de leur émancipation. C’est la « révolution nationale démocratique » promue alors par les communistes [nos lectrices et lecteurs trouveront ci-dessous des extraits d’un important texte du PC sud-africain traitant notamment de la problématique des fronts dans le combat de classe].
Passage à la lutte armée
Le 21 mars 1960, le massacre de Sharpeville, où 70 manifestants pacifiques furent assassinés par la police, fait basculer l’ANC qui, face à l’obstination meurtrière du pouvoir raciste, décide du passage à la lutte armée. Nelson Mandela mène le débat sur cette tactique avec les communistes qui, réticents au départ, finissent par s’y rallier totalement. Est alors fondé Umkhonto we Sizwe , que l’on peut traduire par « Fer de lance de la Nation », abrégé « MK », la branche armée du front de libération.
« Madiba » est condamné à la prison à perpétuité en 1964 pour actes de sabotage. Il n’en sortira qu’en 1990, après une immense campagne internationale dans laquelle les communistes et les pays socialistes prendront une grande part.
Le soulèvement de Soweto en 1976 et sa répression brutale vont conduire beaucoup de jeunes à partir en Angola, récemment indépendant de la tutelle portugaise, dans les camps d’entraînement de MK.
Parmi les nombreux cadres et dirigeants communistes, qui traversent cette période d’exil, de clandestinité, de lutte à mort et de souffrances infinies, citons Moses Kotane, Secrétaire général du Parti communiste de 1939 à 1978. élève de l’École léniniste internationale, et dirigeant de l’ANC. Pensons à Joe Slovo, Secrétaire général du PC en 1986 ou 1984 et chef d’État-major du Fer de lance. Slovo fut le premier Blanc à faire partie de la direction nationale de l’ANC, en 1985. Il vécut 27 ans en exil. Sa femme mourut suite à l’envoie d’un colis piégé qui lui été destiné. Il fut Ministre du logement du gouvernement Mandela. Rappelons-nous de Chris Hani, commandant en second du Fer de lance, qui prendra la tête du PC à la suite de Slovo en 1991. Il fut assassiné en 1993 par un militant d’extrême-droite. Nelson Mandela prononça son oraison funèbre devant des dizaines de milliers de Sud-africains.
La lutte contre le mouvement démocratique anti-apartheid par le gouvernement nationaliste se double d’une politique d’intervention agressive et armée à l’encontre des mouvements progressistes de décolonisation dans les pays voisins. L’Afrique du Sud raciste va en effet intervenir en Angola, au Mozambique, en Rhodésie du Sud (Zimbabwe, indépendant en 1980) et dans le Sud-Ouest africain (Namibie, indépendante en 1990). Elle se heurtera notamment aux troupes cubaines envoyées pour défendre les peuples africains en lutte. Sa défaite à la bataille de Cuito Cuanavale, en Angola, en 1988, sera ressentie par tous les combattants sud-africains comme un signe éclatant que la victoire est possible.
De plus en plus isolé sur le plan international, faisant face à des difficultés économiques et à une contestation intérieure grandissante, le gouvernement du Cap finit par entamer un long et complexe processus de négociations avec ses adversaires. La fin de l’Union Soviétique est également, sans doute, entrée en ligne de compte pour les deux camps. Mais ceci est une autre histoire, sur laquelle nous reviendrons.
L’histoire des communistes d’Afrique du Sud, que nous n’avons ici qu’effleurée, est riche d’enseignements. Elle soulève bon nombre de questions, débats et réflexions. Par exemple sur la difficulté du combat de classe en situation coloniale ; sur la nécessité de l’organisation d’alliances et de fronts ; sur l’antiracisme ; le passage à la lutte armée et sa fin, et bien d’autres.
Sans prétendre « conclure », rendons simplement ici, en quelques lignes, hommage à ces femmes et à ces hommes, Blancs et Noirs, métis, et Indiens, originaires de tous les coins du monde, qui sacrifièrent leur jeunesse, leur énergie, leur temps et bien souvent hélas leur vie, pour libérer la « nation arc-en-ciel » du fléau du racisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Taki pour www.initiative-communiste.fr
1Lire « L’Afrique du Sud : le socialisme, la couleur et la classe. » dans DROZ, Jacques, Histoire générale du socialisme, Tome 3 : 1918-1945, Quadrige, 1997, p. 533.
2Ibid.
« La classe ouvrière sud-africaine et la révolution nationale démocratique. »
Joe Slovo, 1988.
« Le Parti communiste sud-africain, dans sa constitution de 1984, déclare que son but est de guider la classe ouvrière vers l’objectif stratégique d’établissement d’une république socialiste « et vers l’objectif immédiat qui est d’atteindre les buts de la révolution démocratique nationale, qui en est inséparable ». La constitution décrit le principal contenu de la révolution nationale démocratique comme : « la libération nationale du peuple africain en particulier, et du peuple noir en général, la destruction du pouvoir politique et économique de la classe dirigeante raciste, et l’établissement d’un état uni de pouvoir populaire dans lequel la classe ouvrière sera la force dominante et qui avancera de manière ininterrompu vers l’émancipation sociale et la totale abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. »
La révolution nationale démocratique – l’étape actuelle du combat dans notre pays, est une révolution de l’ensemble du peuple opprimé. Cela ne veut pas dire que le « peuple » opprimé soit une entité unique ou homogène. […] Il est vrai que notre révolution nationale démocratique exprime les intérêts objectifs larges non seulement de la classe ouvrière, mais aussi d’autres classes au sein de la majorité dominée nationalement, incluant la petite bourgeoisie noire et des strates significatives de la bourgeoisie noire émergente. […]
Le leader vietnamien Le Duan [secrétaire général du Parti communiste vietnamien de 1960 à sa mort en 1986], décrivait une alliance comme une « unité de contraires ». Les classes et couches sociales qui se rejoignent dans un front de combat ont en général des intérêts de longs termes différents et, souvent, des attentes contradictoires dans la phase immédiate. La recherche d’un accord conduit généralement à une plate-forme minimum d’où sont exclues certaines des positions des classes ou couches sociales participantes. […]
Mais quand un front est créé la classe ouvrière ne doit pas simplement se mêler à lui. Elle ne doit pas abandonner ses objectifs de classe ou son organisation de classe indépendante. Au contraire, le renforcement de structures de masse et d’avant-garde des travailleurs est presque plus impératif dans les périodes qui demandent des relations organisées avec d’autres classes sociales. […]
L’organe principal du combat démocratique légal et illégal est l’ANC qui se place à la tête de l’alliance de libération. […] Mais, malgré le fait que l’ANC soit favorable aux classes populaires, il n’adopte pas, et clairement ne devrait pas adopter, une plate-forme socialiste que la soi-disante Marxist Workers’ Tendency (exclue de l’ANC) souhaitait. Si l’ANC avait adopté une telle plate-forme, il aurait détruit son caractère de premier représentant de toutes les classes au sein de la majorité noire opprimée.
En même temps, […] son nationalisme révolutionaire contient […] un aspect social qui donne à nos aspirations spécifiques de libération nationale un contenu qui facilitera finalement la transformation socialiste, sans que ce nationalisme révolutionnaire ne soit fondé sur cela. La participation ouvrière dans l’ANC est l’une des voies importantes à travers lesquelles la classe ouvrière joue son rôle dans la révolution démocratique. Mais, par dessus tout, l’alliance tripartite, forgée dans la clandestinité révolutionnaire, entre l’ANC, le Congrès des syndicats sud-africains (SACTU), et notre SACP, représente le cadre qui exprime les intérêts politiques de notre classe ouvrière dans le large front de combat. […]
Les dirigeants politiques ouvriers doivent représenter la classe ouvrière non seulement dans les combats économiques contre les patrons, mais, bien davantage, dans sa relation avec les autres classes de la société et avec l’État, en tant que force organisée. Nous insistons encore une fois sur le fait qu’un syndicat ne peut pas remplir ce rôle. Seule une avant-garde politique de la classe ouvrière peut le faire.
Un parti d’avant-garde, représentant les aspirations historiques de la classe ouvrière, ne peut pas (à l’inverse d’un syndicat) avoir un caractère de masse. Il doit attirer les éléments les plus avancés de la classe ouvrière ; principalement des révolutionnaires professionnels avec une compréhension de la théorie et de la pratique marxistes, un dévouement inconditionnel à la cause des travailleurs, et la préparation, si nécessaire, à sacrifier leurs vies pour la cause de la liberté et du socialisme. Notre SACP est un tel parti.
Nous avons offert une contribution unique au renforcement idéologique et organisationnel du mouvement national. Aujourd’hui notre parti est décrit comme l’un des deux piliers principaux de l’alliance de libération conduite par l’ANC. Comme parti indépendant, nous avons mis toutes nos énergies à renforcer les organisations de travailleurs, à répandre la conscience socialiste et à fournir une direction politique à la classe ouvrière. »
ANC = African National Congress (Congrès national africain)
MWT = Marxist Workers’ Tendency (Tendance ouvrière marxiste, groupe d’inspiration trotskyste exclu de l’ANC entre les années 1970 et 1980)
SACP = South African Communist Party (Parti communiste sud-africain)
SACTU = South African Congress of Trade Unions (Congrès des syndicats sud-africains)