Avez-vous regardé l’émission consacrée à Jean Ferrat le vendredi 26 octobre 2018 sur France 3 à 21H ? Si ce n’est pas le cas, vous n’avez pas manqué grand-chose (à part un coup de nostalgie) et si oui, vous avez dû être choqués (mais pas surpris) de voir et entendre que les présentateurs TV se délectent à faire de l’anticommunisme en racontant la vie de Ferrat ! Quelle vergogne ! Plus rien n’arrête décidément ces lamentables hérauts du grand Capital ! Ils tentent carrément de le faire passer pour un crétin ! Il faut dire qu’ils se croient tellement intelligents eux-mêmes qu’ils sont persuadés d’être devenus voix d’Evangile pour le petit peuple qu’ils sont persuadés d’avoir totalement décérébré à force de lui pratiquer un lavage de cerveau journalier… eh bien non !
Nous ne reviendrons pas sur les errances sentimentales de ce documentaire qui a tout mélangé : son enfance tragique, ses amours compliquées, ses engagements assimilés à de l’aveuglement… à force de vouloir tout raconter, ils nous ont pondu un méli-mélo duquel s’exhalent les relents nauséabonds de l’anticommunisme. Nous nous contenterons ici de reprendre un ou deux passages particulièrement tordus. Ainsi, Ferrat en arrivant à Cuba en 1967, n’a vu que ce qu’il bien voulu voir… Il n’a pas vu l’inquiétude dans les yeux, les volets qui se referment et cet enfant qui a faim…il n’a pas su que ceux qui venaient l’applaudir étaient des prisonniers sortis de prison pour la circonstance et même ce pauvre chanteur français venu en touriste a été OBLIGE de chanter pour eux… Quelle horreur ! Et quel aveuglement n’est-ce pas ? Tandis que nos censeurs, quelle chance pour nous, ils voient tout ! Et tels nos historiens officiels, ils guident « de leur main sûre et dévoilent au fil du temps, les omissions ou les simulacres » de ceux dont ils parlent.1
On sait que les journalistes, comme les historiens officiels, sont les transcripteurs zélés des volontés patronales, les fidèles laquais du Capital. Alors même si on ne peut pas comparer Cuba et la France car les conditions ne sont pas et n’ont jamais été les mêmes depuis la révolution cubaine de 1959, nous allons rapidement à notre tour guider d’une main assez sûre non seulement nos lecteurs, mais aussi, au cas où ils jetteraient un œil sur notre site2, ces fâcheux qui se veulent les guides (se dit führer en allemand) des spectateurs français. Rappelons-leur tout d’abord qu’ils ont « omis » (forme courante de censure) de dire que cette toute petite île des Caraïbes qui tentait, comme le disait Ferrat, de ne pas vivre sous la domination de l’argent, est depuis 1962 sous blocus américain ! Et ils pourraient être un tout petit peu sérieux à défaut d’être honnêtes et dire que ceci a rendu bien difficile tout développement à l’égal du nôtre…particulièrement à la date de sa visite en 1967 soit six ans à peine après la tentative avortée de débarquement américain dans la baie de cochons et 5 ans après le début de ce blocus.
Ils ont aussi passé soigneusement sous silence le fait que, malgré cela, c’est le seul pays d’Amérique latine où les enfants mangent précisément à leur faim, à la différence, doit-on le leur rappeler (ou leur apprendre car de toute évidence les écoles de journalisme ne font pas ce travail-là !) de tous ces autres pays tenus sous la férule de l’oligarchie financière et industrielle ! Et c’est pourquoi c’est le seul pays d’Amérique latine et Caraïbes où l’espérance de vie est de 79 ans : soit 5 ans de plus que les autres pays de cette région du monde et la même qu’aux Etats-Unis. Elle a augmenté de 25% en 56 ans ! Avec un taux de mortalité infantile (les enfants de moins de un an) de 4,2 pour mille, Cuba présente le meilleur indicateur du continent américain et du Tiers-Monde. C’est sûr que si les enfants mouraient de faim, le taux de mortalité infantile et l’espérance de vie n’en seraient pas à ce niveau. « Cuba, a déclaré en 2014 Margaret Chan directrice de l’Organisation mondiale de la Santé, est le seul pays qui dispose d’un système de santé étroitement lié à la recherche et au développement en cycle fermé. C’est la voie à suivre, car la santé humaine ne peut s’améliorer que grâce à l’innovation ». Elle a salué « les efforts de la direction de ce pays pour faire de la santé un pilier essentiel de développement ». Certes ce n’était pas encore le cas lors du voyage de Jean Ferrat en 1967, mais peut-on imputer aux révolutionnaires les années dictatoriales du mafieux Fulciengo Batista qui avait fait de la Havane « une ville « transformée en un grand casino et bordel pour les hommes d’affaires américains » selon Arthur Schlesinger, le conseiller de John F. Kennedy ?
Puisque l’émission montre un pauvre enfant pieds nus et en haillons dans une rue cubaine – comme si sa misère était imputable aux castristes3, il faut aussi rappeler à nos zélés délateurs que dès 1959, la révolution a défini comme objectif prioritaire l’éducation pour assurer le développement de l’être humain. Et pour ce faire, le 6 juin 1961 a été adopté la loi de l’enseignement qui abolissait l’éducation privée. Tout le contraire de chez nous aujourd’hui où de plus en plus d’enfants sont illettrés ! Qu’en concluent nos vaillants laudateurs de notre système occidental ?
Il est clair que le blocus des Etats-Unis a limité les moyens de Cuba dans la mise en œuvre de ses objectifs. Le blocus a en effet retreint l’accès aux outils informatiques, ou même aux matériels indispensables que sont les cahiers, les stylos, les livres. Et malgré cela, Cuba a pu atteindre un niveau enviable et remarquable pour l’éducation de sa population.
Vous noterez que nos censeurs n’ont pas jugé bon de nous faire écouter la chanson de Ferrat « Cuba si » (1965) : quel dommage ! On y entend un pauvre noir cubain expliquer toute la différence entre un Cuba pauvre « où l’on vit pour une idée » et des Etats-Unis riches et racistes.
Il dit j’ai vu Harlem il dit j’ai vu New-York
Et noir j’avais si peur devant les chiens à nègres
Que j’aurais préféré la peau rose d’un porc
Collée sur ma poitrine maigreEt maintenant Cubain pauvre comme Cuba
Je suis libre et ma femme a la couleur du sable
S’il n’y a rien à manger on danse la conga
Mais les chiens restent sous la table
et c’est cela la force de Ferrat : c’est d’avoir été le porteur des espoirs de la classe ouvrière, des opprimés, car les
Cent millions de métis
Savent de quel côté
Se trouve la justice
Comme la dignitéEt toutes vos polices
N’y pourront rien changer(les guerilleros 1968)
De cet aspect de sa poésie, il n’en est guère question dans ce documentaire. On a bien entendu au tout début quelques vers de MA France (1969). Picasso, Eluard… Mais les couplets qui chantent tous les espoirs révolutionnaires de la classe ouvrière sont oubliés.
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France
pour Ferrat, les droits de l’homme, la grande Révolution française, contrairement à nos documentaristes politiquement corrects, c’est encore Robespierre. Pour lui la France ce ne sont pas les Versaillais mais les Communards – cette France « dont Mr Thiers a dit qu’on la fusille » en 1871 ! Nos penseurs télévisés omettent encore une fois de nous dire que L’ORTF (la télévision d’une France ô combien démocratique) a interdit durant deux ans Ma France. Pourquoi ? Parce que Ferrat accusait non seulement les gouvernants – ceux qui sont responsables par « vos crimes, vos erreurs… » des « fosses communes » – d’usurper le prestige (révolutionnaire) de la France, modèle de liberté pour le monde, mais aussi les capitalistes qui profitent du monde ouvrier « celle qui construisit de ses mains vos usines »… Et comme les deux sont souvent les mêmes par le phénomène des chaises tournantes (tel président qui devient conseiller financier ou l’inverse…), la chanson a été interdite.
Et aujourd’hui, alors que le Parti Communiste est réduit à une portion congrue sur l’échiquier politique français, il fait tant de bien d’entendre rendre hommage aux militants communistes, vendeurs de l’Huma et colleurs d’affiches :
Du journal que l´on vend le matin d´un dimanche
À l´affiche qu´on colle au mur du lendemain
Ferrat reste à jamais, que cela plaise ou non aux chantres de l’économie libérale celui qui « chante à jamais la France des travailleurs »
Et que cela leur plaise ou non, même s’ils tentent dans un pitoyable effort de montrer celui qui finit sa vie désabusé, ses « espérances effondrées »… même s’ils tentent de le montrer désolidarisé des Communistes, ils sont bien obligés de le laisser dire au moment de sa chanson « Le bilan » en 1980, « si les journalistes comptent sur moi pour faire de l’anticommunisme, ça ne sera pas le cas ». Mais ils ne peuvent s’empêcher de le faire passer pour un c… « une utopie dans laquelle il croit toujours »… L’Idéal à construire devient pour eux une utopie de fait irréalisable…Finalement, disent-ils, à l’instar des autres communistes, « le militant a perdu »…mais allons donc : Ferrat explique clairement d’où vient tout le mal profond : non dans son Idéal, mais bien au contraire « dans la privatisation, dans la marchandisation »… ces mots gardent toute leur actualité… il suffit d’écouter Macron parler de « start-up nation »… il en oublie jusqu’à la langue de la République qu’il bafoue en la prenant pour une simple langue « utile, efficace de communication » et non la langue en tant que vecteur de pensée ! Il en méprise jusqu’à la culture française qu’il dénie ! Sa patrie c’est l’argent ! Le profit ! C’est la marchandisation à tout crin… En ce sens, les propos de Ferrat n’ont rien perdu de leur acuité. Pas plus que les paroles de sa chanson
Ce soir ce soir
Après la roue de la fortune
Un PAF obscène un PAF obscène
Est à la une
Mais il ne faut pas croire « qu’on n’y arrivera pas, c’est trop dur » comme on l’entend dire par un de ses amis ardéchois… si les résistants des FTP-MOI avaient raisonné de cette façon, les nazis gouverneraient en France et si ce ne sont eux ce seraient les fascistes anglo-franco-américains…
Terminer ce documentaire sur le poème d’Aragon « Epilogue » c’est terminer sur une note assez désespérée…et c’est bien ce qui est voulu afin qu’on ne pense guère à perpétuer ce « temps des illusions ».
Pour ma part, je préfère terminer en m’adressant à ces falsificateurs télévisés de ce qu’ils osent appeler « la liberté d’opinion », comme le fit Ferrat en 1968 en s’adressant aux pseudo-révolutionnaires de la Sorbonne (comme Con-bien-dit) :
Vous avez pour vous la presse
La télévision
Vous vous dites la jeunesse
Pauvres petits c…
Vous vous dites la jeunesse
Pauvres petits consFils de bourgeois ordinaires
Fils de Dieu sait qui
Vous mettez les pieds sur terre
Tout vous est acquis
Surtout le droit de vous taire
Pour parler au nom
De la jeunesse ouvrière
Pauvres petits c…
De la jeunesse ouvrière
Pauvres petits cons
En tout cas le futur lui a donné raison :
Fils de bourgeois ordinaires,
Vous voterez comme vos pères
Pauvres petits cons…
1 Comme l’écrit Olivier Wievorka dans le Libération du 13 décembre 2017 évoquant, lors de la sortie aux Editions des Belles lettres des « mémoires d’Yvan Maïski », l’ambassadeur soviétique à Londres entre 1934 et 1943, les explications « sans faille » d’un historien russe.
2 Et depuis le passage de Laurent Brun, on sait que c’est le cas…
3 En 1958, selon l’économiste anglais Dudley Seers, la situation était intolérable car « près d’un tiers de la nation vivait dans la saleté, mangeant du riz, des haricots, des bananes et des légumes (pratiquement jamais de viande, de poisson, d’œufs ou de lait), vivant dans des cases, habituellement sans électricité ni latrines, affligé de maladies parasitaires et ne bénéficiant pas d’un service de santé. On leur refusait l’instruction (leurs enfants suivaient une année d’école, au maximum). »… et le documentaire sur Ferrat laisse clairement entendre que si cet enfant est en haillons c’est la faute du gouvernement de Castro ! Gonflé non ?
Gilda Landini-Guibert