Cet hiver, tandis que le mouvement des gilets jaunes ouvrait un nouveau front dans la lutte des classes en France, la Hongrie du « populiste » Orbán était à son tour agitée par une contestation sans précédent depuis son arrivée au pouvoir avec le parti Fidesz en 2010. En cause, une loi votée en décembre pour complaire aux industries allemandes venues s’implanter pour profiter du bas coût de la main-d’œuvre – y compris par rapport à des pays comparables tels que la Pologne ou la République Tchèque -, de son droit du travail particulièrement peu protecteur des salariés et de la faiblesse structurelle des syndicats depuis le changement de système.
La loi, aussitôt surnommée « loi esclavagiste » (rabszolgatörvény), augmentait le plafond annuel d’heures supplémentaires à 400 heures, payables après 3 ans, avec perte de droits en cas de démission. Si la précédente décision, plus tôt dans l’année, de provoquer le départ de l’Université d’Europe centrale avait mobilisé l’opposition libérale (largement discréditée), cela correspondait à la rhétorique gouvernementale pseudo-souverainiste dénonçant le contrôle et le financement supposé par George Soros de l’opposition ainsi que de la crise migratoire de 2015[1].
Par contraste, la loi esclavagiste, introduite pour faire la cour aux industries allemandes, montrait avec éclat au pays, derrière les rodomontades nationalistes et xénophobes, son statut de vassalité économique assumée et sa place semi-périphérique dans la division internationale du travail.
manifestation du 16 décembre 2018, en direction du siège de la télévision hongroise
Après une manifestation syndicale d’ampleur (fait rare dans un pays, répétons-le, où le rôle des syndicats reste tout à fait marginal, nombre d’entreprises interdisant la création de syndicats sous peine de licenciement immédiat), le vote de la loi le 12 décembre provoqua une série de manifestations quotidiennes devant le Parlement hongrois. Parmi la foule de citoyens, s’y côtoyaient les bannières de toute l’opposition, des libéraux (DK, MSzP[2], Momentum) au Jobbik (extrême-droite en voie de normalisation) en passant par le LMP, d’inspiration écologiste.
La France et ses sursauts révolutionnaires ont historiquement inspiré le reste de l’Europe, et la Hongrie ne fait pas exception : en témoignent l’épisode des Jacobins hongrois, la révolution de 1848, ou le célèbre poème de János Batsányi, qui annonçait aux magnats en 1792 :
Et vous, bourreaux de serfs, vous dont la raison d’être
Est de faire couler le sang dans vos pays
Ouvrez plutôt les yeux, vous verrez apparaître
Le destin que pour vous on écrit à Paris
Les deux derniers vers, connus de tous les Hongrois, ont été repris sur certains gilets jaunes également portés par beaucoup dans les manifestations.
Au-delà du fond social favorable aux mouvements sociaux, la situation politique est cependant bien différente en Hongrie :
- L’opposition institutionnelle est bien intégrée au mouvement et a pu l’accompagner, que ce soit en s’efforçant de bloquer le vote de la loi au Parlement ou en tentant de faire lire par la télévision d’Etat certaines revendications[1].
- L’opinion publique, mais surtout les grands médias, dominés par le gouvernement pour la plupart, sont violemment polarisés entre propagande gouvernementale et critique d’opposition. Ces deux réalités, pratiquement étanches, ne dialoguent pas, la disqualification l’emportant sur l’argumentation. La réponse policière a cependant été modérée, se limitant à l’emploi sporadique de gazeuses à main.
- Il n’existe hélas pas, à ce jour, de force politique organisée représentant une gauche non-libérale, même réformiste. Toutefois, certains intellectuels comme le philosophe Gáspár Miklós Tamás tentent de faire tomber le tabou du communisme, et l’idée d’un nouveau parti fait son chemin.
grévistes réunis dans la cour de l’usine Audi Hungaria Zrt. de Győr, le 29 janvier 2019
Une grande manifestation en janvier a été suivie d’appels à la grève, un mode d’action encore mal accepté et rarissime dans le pays : après une semaine de lutte, les ouvriers de l’usine Audi de Győr, dans l’ouest de la Hongrie, viennent d’obtenir gain de cause sur presque toutes les revendications, dont une augmentation salariale de près de 20%.
Trop longtemps, les travailleurs hongrois ont baissé la tête, traînant l’image du socialisme « où l’on ne savait pas travailler » et persuadés de pouvoir atteindre le niveau de vie allemand par leur seule abnégation. Souhaitons que cette victoire ne soit que la première sur la route de leur émancipation.
Gabriel Sfolster
[1] L’un des points culminants du mouvement a été une immense marche nocturne jusqu’au siège de la télévision d’Etat, en banlieue de Buda. Près de dix mille citoyens ont marché des heures durant, par des températures avoisinant les -10°, certains tentant de forcer l’entrée du bâtiment pour protester contre la mainmise gouvernementale sur l’information.
[1] Il est vrai que l’université privée avait été fondée par ledit milliardaire, devenu entretemps le punching-ball du Fidesz, dans une campagne flattant adroitement le fond antisémite d’une partie de la population. Et qu’importe si Viktor Orbán a lui-même bénéficié, en 1989, d’une bourse de Soros pour étudier à Oxford.
[2] Parti socialiste hongrois, héritier de l’ancien parti unique – et dans un état de dégénérescence comparable à notre PS.