S’il est une expression polémique dans le mouvement communiste, c’est bien celle de dictature du prolétariat ; celle dont Lénine disait que la bourgeoisie ne pouvait pas l’accepter au contraire de la notion de lutte de classes ; ce concept que le PCF a abandonné en 1976.
Rappelons que le terme « dictature » nous vient de l’époque romaine. Il s’agissait d’un pouvoir d’exception donné au Consul pour rétablir l’ordre et sauvegarder la démocratie de ces dangers. On doit noter que si certains ont utilisé la dictature pour restaurer le pouvoir de l’aristocratie romaine, d’autres ont voulu l’exercer au contraire pour remettre un peu d’égalité dans les relations des classes au sein de la cité romaine, comme les frères Gracques qui en ont perdu la vie. Ce sens va perdurer longtemps après, notamment durant la Révolution française (on voit Marat appeler à l’instauration d’une dictature pour sauver la Révolution avec Danton ou Robespierre à sa tête ; on voit aussi le Comité de salut public instaurer une sorte de dictature à la romaine afin de sauver la Patrie des dangers qui la menacent).
Revenons à la dictature du prolétariat : à quoi correspond-elle ?
D’abord, le prolétariat ne correspond pas à la seule classe ouvrière (qui en est simplement la partie la plus avancée), mais représente tous ceux qui n’ont d’autre chose à vendre que leur force de travail car ils n’ont pas la maîtrise de ce qu’ils produisent. Autant le dire tout de suite, le prolétariat, qui n’est donc pas seulement composé de la classe ouvrière mais aussi d’une large couche des employés et paysans, constitue la majorité de la population. La dictature qu’exerce ce prolétariat correspond à la dictature de la majorité contre la minorité bourgeoise (pour reprendre un terme, certes particulièrement inexacte, mais permettant facilement de se représenter les choses : ce sont les 99% contre les 1% les plus riches). D’ailleurs on oppose en fait la dictature du prolétariat à la dictature de la bourgeoisie. Celle-ci n’en est pas moins impitoyable. Que l’on pense à l’utilisation de la police comme une armée privatisée pour « calmer » les grèves ou les manifestations sociales, le pouvoir que l’on voudrait absolu pour baisser les salaires et augmenter les heures de travail, le financement du fascisme, l’appel à la guerre pour financer l’industrie des armes même s’il faut détruire un pays pour ça, les famines causées par les blocus, etc. On aurait de multiples exemples.
L’idée derrière la dictature du prolétariat, c’est de détruire cette dictature de la bourgeoisie exploiteuse en utilisant tous les moyens, financier et économique (voire en la privant de droit de vote). Cette dictature du prolétariat, certes très dure, signifie avant tout la démocratie pour le plus grand nombre, sauf pour les exploiteurs.
Il faut signaler que cette dictature n’est que temporaire. En effet, elle est la phase préalable à la disparition des classes (et de l’État avec), car elle détruit l’ancien monde et sa division en classes sociales, en matant le plus énergiquement les exploiteurs et leurs servants.
À terme, grâce à la nécessaire dictature du prolétariat, tout le monde pourra gouverner, aussi bien l’ouvrier que la femme de chambre.
Enfin, pour donner une idée plus concrète de ce que peut représenter la dictature du prolétariat, pour Engels et Lénine, la Commune de Paris en était un parfait exemple.
Vous trouverez dans ce dossier la fameuse lettre à Weydemeyer de Marx, puis un extrait du livre de Nikolaï Boukharine, écrit en 1919-1920, en pleine période de « communisme de guerre », L’ABC du communisme, sur la dictature du prolétariat et dont l’avantage est sa définition relativement compréhensible de la dictature du prolétariat. Enfin, vous trouverez un extrait de la brochure Démocratie et Socialisme de notre défunt camarade René Lefort.
D’autre part, l’un des meilleurs ouvrages sur la dictature du prolétariat reste L’État et la révolution de Lénine, que nous vous invitons à lire.
Lettre à J. Weydemeyer
5 mars 1852
Londres, le 5 mars 1852.
28, Dean Street, Soho.
Cher Weywy,
Je crains que quelque confusion ne se soit produite, parce que having misunderstood thy last letter (ayant mal compris ta dernière lettre), j’ai adressé mes deux derniers envois à » Office of the Revolution, 7 Chambers’ Street, Box 1817″. C’est ce maudit « Box 1817 » qui a provoqué la confusion, car tu m’as écrit d’ajouter cet appendice à « l’ancienne adresse », sans faire la différence entre la première adresse et la seconde. Mais j’espère que la chose se sera arrangée avant que cette lettre n’arrive, d’autant plus que la lettre de vendredi dernier contient le chapitre V, très détaillé, de mon article [1]. Je n’ai pu terminer cette semaine le nº 6 qui en constitue la conclusion [2]. Si ton journal a reparu, ce retard ne saurait être un obstacle, puisque tu es largement pourvu de copie.
Ton article contre Heinzen, qu’Engels m’a malheureusement envoyé trop tard, est très bon, à la fois grossier et subtil, et ce mélange s’impose pour une polémique digne de ce nom. J’ai communiqué cet article à [Ernest] Jones et tu trouveras ci-joint une lettre de lui destinée à être publiée [3]. Comme Jones écrit très mal, use d’abréviations, et que je suppose que tu n’es pas encore un out-and-out [véritable] Anglais, je t’envoie en même temps que l’original une copie de la main de ma femme et la traduction allemande; tu dois imprimer les deux côte à côte, l’original et la traduction. Après la lettre de Jones tu peux encore ajouter ceci: en ce qui concerne George Julian Harney, dont Monsieur Heinzen invoque également l’autorité, il a publié notre Manifeste communiste en anglais dans son Red Republican, indiquant dans une note marginale que c’était « the most revolutionary document ever given to the world « , « le document le plus révolutionnaire qui ait jamais été donné au monde » et dans sa Democratic Review [4] il a traduit les sages propos « exécutés » par Heinzen, c’est-à-dire mes articles sur la Révolution française parus dans la Revue der N[euen] Rh[einischen] Z[eitung] [Nouvelle Gazette rhénane] et dans un article sur Louis Blanc, il renvoie ses lecteurs à ces articles comme étant la « vraie critique » de la situation en France [5]. D’ailleurs en Angleterre, on n’a pas besoin de se référer seulement aux « extrémistes « . Lorsqu’un membre du Parlement devient ministre en Angleterre, il doit se faire réélire. Ainsi Disraeli, le nouveau ministre des Finances, Lord of the Exchequer [de l’Echiquier], écrit à ses électeurs à la date du 1er mars :
« We shall endeavour to terminate that strife of classes which, of late years, has exercised so pernicious an influence over the welfare of this kingdom ». « Nous nous efforcerons de mettre fin à une lutte des classes qui a exercé une influence aussi néfaste sur le bien-être du royaume au cours des dernières années ».
À ce propos, le Times du 2 mars remarque :
« If anything would ever divide classes in this country beyond reconciliation, and leave no chance of a just and honourable peace, it would be a tax on foreign corn. » » Si quelque chose pouvait diviser les classes de ce pays à un point tel qu’aucune réconciliation ne serait plus possible, ce serait un impôt sur le grain étranger « . [6]
Et pour qu’un « homme de caractère », ignorant comme Heinzen, n’aille pas s’imaginer que les aristocrates sont pour, et les bourgeois contre les lois sur les grains, parce que ceux-là veulent le « monopole », ceux-ci la « liberté » – les braves gens ne connaissent d’autres antagonismes que ceux qui existent sous cette forme idéologique – il suffit de remarquer qu’au XVIIIème siècle les aristocrates anglais étaient pour la « liberté » (du commerce) et les bourgeois pour le *monopole », position identique à celle que nous trouvons actuellement en « Prusse » de la part de ces deux classes s’agissant des lois sur le blé. La Neue Pr[eussische] Z[eitung] [Nouvelle Gazette prussienne] est le partisan du Freetrade [libre-échange] le plus acharné qui soit.
Enfin, si j’étais toi, je ferais remarquer à MM. les démocrates en général qu’ils feraient mieux de se familiariser eux-mêmes avec la littérature bourgeoise avant de se permettre d’aboyer contre ce qui en est le contraire. Ces messieurs devraient par exemple étudier les œuvres de Thierry [7] , Guizot, John Wade [8] , etc., et acquérir quelques lumières sur « l’histoire des classes » dans le passé. Ils devraient se familiariser avec les rudiments de l’économie politique, avant de prétendre se livrer à la critique de l’économie politique. Il suffit, par exemple, d’ouvrir le grand ouvrage de Ricardo [9] pour, à la première page, tomber sur les lignes par lesquelles commence l’avant‑propos :
« The produce of the earth‑all that is derived from its surface by the united application of labour, machinery and capital, is divided among three classes of the community; namely, the proprietor of the land, the owner of the stock or capital necessary for its cultivation and the labourers by whose industry it is cultivated. »
[Le produit de la terre , tout le profit que l’on peut tirer de sa surface par l’application conjuguée du travail, des machines et du capital se répartit entre trois classes de la société, à savoir : le propriétaire du sol, le possesseur des capitaux qu’exige sa culture et les travailleurs qui, par leur industrie, cultivent ce sol.]
A quel point la société bourgeoise aux Etats-unis manque encore de la maturité nécessaire pour rendre la lutte des classes sensible et compréhensible, c’est ce que démontre de la plus éclatante façon C. H. Carey [10] (de Philadelphie), le seul économiste important de l’Amérique du Nord. Il attaque Ricardo – le représentant (interprète) [11] classique de la bourgeoisie et l’adversaire le plus stoïque du prolétariat ‑ comme un homme dont les œuvres serviraient d’arsenal aux anarchistes, aux socialistes, et à tous les ennemis de l’ordre bourgeois. Ce n’est pas seulement à lui, mais encore à Malthus, Mill, Say, Torrens, Wakefield, Mac Culloch, Senior, Whately, R. Jones [12] , etc., tous ces chefs de file de la science économique en Europe, qu’il reproche de déchirer la société et de préparer la guerre civile en démontrant que les bases économiques des différentes classes sociales ne peuvent que susciter entre elles un antagonisme nécessaire et sans cesse croissant. Il tente de les réfuter, non certes comme cet imbécile d’Heinzen [13] , en rattachant l’existence des classes à l’existence de privilèges politiques et de monopoles, mais en voulant exposer que les conditions économiques : rente (propriété foncière), profit (capital) et salaire (travail salarié), loin d’être des conditions de la lutte et de l’antagonisme, sont bien plutôt des conditions de l’association et de l’harmonie. Naturellement, il réussit seulement à prouver que les rapports « encore incomplètement développés » des États‑Unis représentent à ses yeux des « rapports normaux ».
Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est :
- de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
- que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
- que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.
Des sots ignorants, comme Heinzen, qui ne nient pas seulement la lutte des classes, mais l’existence même de celles‑ci, montrent seulement qu’en dépit de toute leur bave sanglante, de leurs glapissements qui veulent se faire passer pour des déclarations humanistes, ils tiennent les conditions sociales dans lesquelles la bourgeoisie assure sa domination, pour le résultat ultime, pour le nec plus ultra de l’histoire ; ils prouvent qu’ils ne sont que des valets de la bourgeoisie, servitude d’autant plus répugnante que ces crétins comprennent moins la grandeur et la nécessité passagère de ce régime bourgeois lui-même.
Prends dans les commentaires ci-dessus, ce qui te paraît bon. A part cela, Heinzen nous a emprunté la » centralisation » à la place de sa « république fédérative » [14], etc. Quand les points de vue sur les classes sociales que nous répandons actuellement auront été vulgarisés et seront devenus des éléments du » sens commun », ce butor les proclamera à grand bruit comme étant le dernier produit de sa « propre sagacité » et aboiera contre nos développements qui auront alors dépassé ce stade. C’est ainsi que sa « propre sagacité » l’a fait aboyer contre la philosophie hégélienne, aussi longtemps qu’elle était progressiste. Maintenant il se nourrit de ses reliefs fades que Ruge a recrachés avant de les avoir digérés.
Tu trouveras ci-joint la fin de la correspondance hongroise. Tu dois d’autant plus essayer d’en publier un extrait – si ton journal existe – que Szemere, l’ancien président du Conseil de Hongrie, m’a promis de Paris de rédiger pour toi un article détaillé signé de son propre nom.
Si ton journal a vu le jour, envoie-moi davantage d’exemplaires afin qu’on puisse mieux le diffuser.
Ton
K. MARX.
Mes meilleurs souvenirs à toi et ta femme de la part de tous les amis d’ici et de ma femme en particulier.
A propos. Je te fais parvenir les Notes [15] et quelques exemplaires de mon discours aux Assises [16] (ces derniers pour Cluss, à qui je les ai promis) par l’ex-montagnard Hochstuhl (Alsacien). Rien à tirer de ce bougre.
Ci-joint les statuts [17] : je te conseille de les ordonner de façon plus logique. Londres a été désigné comme centre directeur pour les Etats-Unis. Jusqu’à présent nous ne pouvions qu’exercer nos pouvoirs in partibus [18].
Si ce n’est pas encore fait, ne publie pas la déclaration de Hirsch. Ce n’est pas un type propre, bien qu’il ait raison contre Schapper et Willich.
Notes
Texte surligné : en français dans le texte.
[1] Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, chap. 5.
[2] Apparemment, Marx a modifié son plan primitif durant la rédaction de la conclusion du 18 Brumaire. L’ouvrage ne comprend pas 6 mais 7 chapitres. Marx envoya le septième et dernier chapitre à New York le 25 mars 1852.
[3] L’article de Weydemeyer contre Heinzen fut publié le 29 janvier 1852 dans le New-Yorker Demokrat. Dans la lettre évoquée ici par Marx, envoyée le 3 mars à Weydemeyer pour Die Revolution, Jones éclairait la situation des diverses classes de la société anglaise et donnait en même temps une caractéristique du développement de la lutte des classes en Angleterre. Cette lettre fut publiée dans la presse démocratique d’Amérique.
[4] The Democratic Review of British and foreign Politics, History and Literature [Revue démocratique de politique, d’histoire et de littérature anglaises et étrangères] : revue mensuelle chartiste, éditée de juin 1849 à septembre 1850 par G. J. Harney. Marx cite la phrase de Harney en anglais en la faisant suivre de la traduction allemande.
[5] Le journal des Chartistes, The Red Republican, publia en novembre 1850 la première traduction anglaise du Manifeste du Parti communiste. Dans la note de la rédaction qui le précédait et qui fut rédigée par Harney, rédacteur de cette revue, Marx et Engels sont nommés pour la première fois comme les auteurs du Manifeste. Dans le magazine publié par Harney, The Democratic Review, furent présentés aux lecteurs des extraits de l’ouvrage de MARX : Les Luttes de classes en France de 1848 à 1850. Les commentaires de Harney mentionnés ci-dessus sont contenus dans sa critique du livre de Louis BLANC : « Historic pages from the French Revolution of february 1848 » [Pages d’histoire de la révolution de février 1848], qui fut publiée dans The Democratic Review de mai 1850.
[6] Comme plus haut, Marx donne la citation en anglais et la fait suivre d’une traduction en allemand.
[7] Augustin Thierry : historien français (1795‑1856).
[8] John Wade : économiste et publiciste anglais contemporain de Marx (1788‑1875).
[9] David Ricardo : On the Principles of Political Economy and Taxation. [Des principes de l’Economie politique et de l’Impôt.] Londres 1821.
[10] H. C. Carey : économiste américain, théoricien de l’harmonie entre les classes, souvent cité et critiqué dans Le Capital (1793‑1879). Marx a interverti l’ordre des prénoms. Il se réfère à l’ouvrage Essay on the rate of wages [Essai sur le taux des salaires], Philadelphie, 1835.
[11] Marx a écrit « interprète » au-dessus du mot « représentant ».
[12] À part Jean‑Baptiste Say (qui est français), économistes et publicistes anglais dont les noms reviennent souvent dans Le Capital.
[13] Karl Heinzen fut en 1842‑1843 collaborateur de la Gazette rhénane. Fixé en Amérique à partir de 1849. Violent adversaire de Marx et d’Engels (1809‑1880).
[14] Allusion à la polémique de Marx et Engels contre Heinzen qui a pris position dans la Deutsch-Brüsseler-Zeitung [Gazette allemande de Bruxelles], en 1847, contre le combat mené par les communistes pour l’unification démocratique de l’Allemagne (voir aussi l’article d’ENGELS : « Die Kommunisten und Karl Heinzen » [Les Communistes et Karl Heinzen], et celui de MARX : « Die moralisierende Kritik und die kritisierende Moral » [La Critique moralisante et la morale critique].
[15] Notes to the People.
[16] Brochure éditée en 1849 à Cologne sous le titre « Deux procès politiques »; elle contenait les plaidoiries de Marx et d’Engels lors du premier procès contre la Neue Rheinische Zeitungle 7 février 1849 et le procès contre le Comité rhénan des démocrates du 8 février 1849.
[17] Les statuts de la Ligue des Communistes élaborés par la Nouvelle Autorité centrale de Cologne en décembre 1950.
[18] Littéralement in partibus (infidelium) : dans les pays occupés par les infidèles. Se dit de l’évêque d’un diocèse non catholique où il ne réside pas et dont le titre est purement honorifique. Se dit par ironie d’un ministre, d’un fonctionnaire sans pouvoirs.
L’ABC du communisme
N.I. Boukharine
23 : La dictature du prolétariat
Pour réaliser le régime communiste, il faut que le prolétariat ait en mains tout le pouvoir, toute la puissance. Il ne pourra renverser le vieux monde tant qu’il ne possédera pas cette puissance, tant qu’il ne sera pas devenu, pour un temps, la classe dominante. Il va de soi que la bourgeoisie ne cédera pas ses positions sans lutte. Car le communisme signifie pour elle la perte de son ancienne prédominance, la perte de sa « liberté » de soutirer à l’ouvrier sa sueur et son sang, la perte de son droit au profit, à l’intérêt, à la rente, etc. La révolution communiste du prolétariat, la transformation communiste de la société se heurtent par conséquent à la résistance la plus furieuse des exploiteurs. La tâche du pouvoir ouvrier est donc de réprimer impitoyablement cette résistance. Et comme cette résistance sera inévitablement très forte, il faudra que le pouvoir du prolétariat soit une dictature ouvrière. « Dictature » signifie un gouvernement particulièrement sévère et beaucoup de décision dans la répression des ennemis. Naturellement, dans un tel état de choses, il ne saurait être question de « liberté » pour tous les hommes. La dictature du prolétariat est inconciliable avec la liberté de la bourgeoisie. Elle est nécessaire précisément pour priver la bourgeoisie de sa liberté, pour lui lier les pieds et les mains et lui enlever toute possibilité de combattre le prolétariat révolutionnaire. Plus la résistance de la bourgeoisie est grande, plus ses efforts sont désespérés, dangereux, et plus la dictature prolétarienne devra être dure et impitoyable et aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à la terreur.
C’est seulement après la répression complète des exploiteurs, une fois leur résistance brisée, une fois la bourgeoisie mise hors d’état de nuire à la classe ouvrière, que la dictature du prolétariat s’adoucira; cependant, l’ancienne bourgeoisie se confondra petit à petit avec le prolétariat, l’Etat ouvrier s’éteindra graduellement, et toute la société se transformera en une société communiste sans classes.
Sous la dictature du prolétariat, qui n’est qu’une institution temporaire, les moyens de production appartiennent, non à toute la société sans exception, mais uniquement au prolétariat, à son organisation d’État. C’est la classe ouvrière, c’est-à-dire la majorité de la population, qui monopolise temporairement tous les moyens de production. C’est pourquoi les rapports de production ne sont pas complètement communistes. Il existe encore une division de la société en classes; il y a encore une classe dominante : le prolétariat; une monopolisation, par cette nouvelle classe, de tous les moyens de production; un pouvoir d’Etat (le pouvoir du prolétariat) qui soumet ses ennemis. Mais à mesure qu’est brisée la résistance des anciens capitalistes, propriétaires, bourgeois, généraux et évêques, le régime de la dictature prolétarienne devient, sans révolution aucune, le communisme.
La dictature prolétarienne est non seulement une arme pour la répression de l’ennemi, mais aussi le levier de la transformation économique. Il faut, par cette transformation, substituer à la propriété privée des moyens de production la propriété sociale; il faut enlever à la bourgeoisie (« exproprier ») les moyens de production et de circulation. Qui donc le fera et qui est tenu de le faire ? Evidemment, ce ne sont pas des individus, même d’origine prolétarienne. Si cela était fait par des individus ou même par de petits groupes séparés, ce serait, dans le meilleur cas, un partage, et, dans le pire, un simple brigandage. Il est donc clair que l’expropriation de la bourgeoisie doit s’accomplir par la force organisée du prolétariat. Et cette force est précisément l’Etat dictatorial prolétarien.
De toutes parts s’élèvent des objections à la dictature du prolétariat. Il y a d’abord les anarchistes. Ils disent qu’ils luttent contre tout pouvoir, contre tout Etat, tandis que les bolchevikscommunistes sont pour le pouvoir des Soviets. Or, tout pouvoir est violence, limitation de la liberté. Aussi faut-il renverser les bolcheviks, le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat. Plus de dictature, plus d’Etat! Ainsi parlent les anarchistes, avec l’illusion de se croire révolutionnaires. En réalité, ils ne sont plus à la gauche, mais à la droite des communistes. Pourquoi la dictature ? Pour donner le dernier coup à la domination de la bourgeoisie, pour soumettre par la violence (nous le disons ouvertement) les ennemis du prolétariat. La dictature du prolétariat, c’est une hache aux mains du prolétariat. Celui qui n’en veut pas, qui a peur des actions décisives et craint de faire du tort à la bourgeoisie, celui-là n’est pas révolutionnaire. Lorsque la bourgeoisie sera complètement vaincue, nous n’aurons plus besoin de la dictature du prolétariat. Mais tant qu’il s’agit d’un combat mortel, le devoir sacré de la classe ouvrière consiste dans la répression absolue de ses ennemis. Entre le Communisme et le Capitalisme, il faut une période de dictature du prolétariat.
Contre la dictature se dressent aussi les social-démocrates, en particulier les mencheviks. Ces messieurs ont complètement oublié leurs propres écrits d’autrefois. Dans notre ancien programme, élaboré en commun avec les mencheviks [1], il est dit textuellement : « La condition indispensable de la révolution sociale est la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la conquête par le prolétariat du pouvoir politique qui lui permettra de briser toute résistance des exploiteurs. » Cette thèse a été souscrite en parole par les mencheviks. Mais lorsqu’il s’agit de passer à l’action, ils se mettent à crier contre la violation des libertés de la bourgeoisie, contre l’interdiction des journaux bourgeois, contre la « terreur des bolcheviks », etc. Cependant, Plékhanov luimême approuvait jadis complètement les mesures les plus impitoyables contre la bourgeoisie; il disait que nous pouvions la priver du droit de vote, etc. Actuellement, tout cela est oublié par les mencheviks, qui sont passés dans le camp de la bourgeoisie.
Beaucoup de gens nous font enfin des objections d’ordre moral. On dit que nous raisonnons comme des Hottentots. Le Hottentot dit : « Quand je vole la femme de mon voisin, c’est bien; quand c’est lui qui me vole la mienne, c’est mal. » Et les bolcheviks, dit-on, ne se distinguent en rien de ces sauvages, car ne disent-ils pas : « Quand la bourgeoisie violente le prolétariat, c’est mal; quand le prolétariat violente la bourgeoisie, c’est bien. »
Ceux qui parlent ainsi ne comprennent pas du tout ce dont il s’agit. Chez les Hottentots, il y a deux hommes égaux qui, pour la même raison, se volent leurs femmes. Mais le prolétariat et la bourgeoisie ne sont pas égaux. Le prolétariat est une classe formidable, la bourgeoisie n’est qu’une poignée d’individus. Le prolétariat lutte pour l’affranchissement de toute l’humanité, la bourgeoisie pour le maintien de l’oppression, de l’exploitation, des guerres; le prolétariat lutte pour le communisme, la bourgeoisie pour maintenir le capitalisme. Si le capitalisme et le communisme étaient une seule et même chose, la bourgeoisie et le prolétariat ressembleraient aux Hottentots. Mais, seul, le prolétariat lutte pour le monde nouveau : tout ce qui se met au travers du combat est nuisible.
(1) En 1903, avant la séparation entre social-démocrates bolcheviks et social-démocrates menchéviks. (Note de l’Ed.)
Démocratie et Dictature du prolétariat
René Lefort
Il revenait donc à la nouvelle classe en voie de formation dans le cadre du développement du système capitaliste, le prolétariat, totalement exclu de fait de la vie politique, de reprendre à son compte le flambeau de la démocratie. Il pouvait sembler qu’une application conséquente de celle-ci, à conquérir par la voie révolutionnaire, devrait nécessairement correspondre à l’avènement au pouvoir du prolétariat, en tant que seule classe révolutionnaire jusqu’au bout, portant en elle les aspirations de l’immense majorité du peuple.
F. Engels exprime cette idée dans les termes suivants :
« Dans tous les pays civilisés, la conséquence nécessaire de la démocratie est la domination politique du prolétariat » (1)
« la révolution à venir avant tout… établira une constitution démocratique et par là, directement ou indirectement, la démocratie politique du prolétariat » (2)
Le « Manifeste du Parti Communiste » de K. Marx et F. Engels énonce très clairement que :
« La première étape de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie »
Quarante trois ans plus tard, dans sa critique du programme d’Erfurt (juin 1891), F. Engels écrit :
« Une chose est absolument certaine, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent accéder au pouvoir que sous la forme de république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat. »
Domination de classe du prolétariat, démocratie, ces deux termes apparaissent dès lors inséparablement et légitimement associés. L’appropriation de la notion de « démocratie » par le mouvement communiste à ses débuts lui donne un nouveau contenu de classe, dépourvu de toute ambiguïté. Cette notion se confond entièrement avec l’exercice du pouvoir politique de la classe sociale qui, même lorsqu’elle n’est pas majoritaire (ce qui est le cas à l’époque en France et en Allemagne), représente les intérêts et l’avenir historique de l’ensemble des couches populaires : le prolétariat.
Contrairement à ceux qui, capitulant devant l’idéologie dominante, opposent aujourd’hui dictature du prolétariat et démocratie, nous pouvons affirmer que pour les marxistes ces deux termes constituent une unité indissociable et sont pratiquement synonymes. La démocratie, (au sens le plus véritable du mot) ne peut exister qu’en tant qu’exercice du pouvoir politique par la seule classe capable en même temps de s’opposer avec la plus grande fermeté (et d’associer à cette opposition l’immense majorité du peuple) à toutes les tentatives des anciennes classes oppresseuses et exploiteuses de rétablir l’ancien ordre des choses, précisément fort peu démocratique. Ce qui est précisément la mission historique de la dictature du prolétariat.
Lénine, sur cette question, a donné à son tour des indications très claires :
« … Le socialisme ne peut être réalisé autrement qu’à travers la dictature du prolétariat, qui associe la violence contre la bourgeoisie, c’est-à-dire contre la minorité de la population, au développement intégral de la démocratie, c’est-à-dire à la participation réellement égale et réellement universelle de toute la masse de la population à toutes les affaires de l’Etat et à toutes les questions complexes de la liquidation du capitalisme… » (3)
Dans tous ces discours et écrits, Lénine n’a jamais manqué d’associer dans le concept de dictature du prolétariat l’existence d’un pouvoir d’Etat capable de briser la résistance des capitalistes, de réprimer par la force toute tentative des anciennes classes dirigeantes de nuire à la marche en avant vers le socialisme et en même temps l’instauration d’une « démocratie pour l’immense majorité du peuple », « un élargissement considérable de la démocratie devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple, et non pas démocratie pour les riches » (4).
- Article de F. Engels dans la « Deutsche Brüsseler Zeitung » du 07-10-1847
- F. Engels « Principes du communisme », Novembre 1847
- Lenine « Réponse à P. Kievski », tome 23 – p.24
- « L’Etat et la Révolution », Editions Sociales – p.81