Domenico Moro est un économiste italien reconnu à gauche. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage qui devrait faire date, désormais traduit en français aux éditions Delga, Le Carcan de l’Euro.
Il a très aimablement autorisé Initiative Communiste à traduire pour les francophones une de ses tribunes initialement parue en italien à la fin du mois de février apportant un éclairage transalpin sur la nécessité de la sortie de l’UE et de l’Euro et sur ce que traduit de la nature impérialiste de l’UE le récent traité d’Aix la Chapelle.
Le 6 février 2019, la commissaire européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager, a rejeté la fusion entre Alstom et Siemens dans le secteur ferroviaire. La France et l’Allemagne ont immédiatement annoncé qu’elles entameraient un processus de révision des règles de concurrence. L’attitude des deux États à l’occasion de la fusion entre Fincantieri et Stx France dans le secteur de la construction navale était très différente. Dans ce cas, la France, immédiatement soutenue par l’Allemagne, a demandé à la Commission de la concurrence d’examiner la fusion à la lumière du règlement sur les concentrations. Cet exemple montre que l’Europe est tout sauf un corps unitaire. L’UE, en réalité, est un système intergouvernemental où les États non seulement continuent d’exister, mais agissent, de plus en plus, conformément aux intérêts et stratégies nationaux. Au-delà des nombreux exemples allant dans ce sens au cours des dernières années, notamment après le déclenchement de la crise de la dette publique, le traité d’Aix-la-Chapelle, signé en janvier par les gouvernements français et allemand, sanctionne définitivement la non-existence de l’Europe non seulement en tant que sujet et unité politique, mais même en tant que terrain politique de coordination entre les États.Le choix de la ville a une forte valeur symbolique. En effet, Aix-la-Chapelle était la capitale de l’empire carolingien, qui réunissait la France et l’Allemagne dans un seul et même corps politique. Autour du noyau central composé de ces deux pays, l’empire de Charlemagne réunissait l’actuelle Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche, le centre-nord de l’Italie et la Catalogne, bref ce qui constitue aujourd’hui le noyau dur de la zone euro. Tandis que l’Europe se trouve de plus en plus divisée sur de nombreuses questions et que les divergences économiques se creusent de plus en plus, la France et l’Allemagne, au lieu de travailler, comme le voudrait la rhétorique européiste, à une plus grande intégration européenne se focalisent sur l’intégration franco-allemande avec ses propres objectifs et institutions. En fait, l’art. 20 du chap. V indique que l’objectif de l’intégration est la création d’une « zone économique franco-allemande à règles communes », dont la mise en œuvre est coordonnée par le Conseil économique et financier franco-allemand. En outre, les Conseils des ministres français et allemand se réuniront une fois par an et un membre du gouvernement de l’un des deux États se réunira au moins une fois par trimestre et alternativement au Conseil des ministres de l’autre État.
En vérité, les règles du traité, outre qu’elles établissent une intégration économique et culturelle entre les deux pays, représentent une véritable alliance de politique étrangère et militaire. Tout d’abord, la France et l’Allemagne, comme on l’a dit, sanctionnent, avec leur aspiration à dominer l’UE, l’inexistence de l’UE en tant qu’organe étatique mis sur un pied d’égalité. En fait, les deux contractants établissent (chapitre I, article 2) « de définir des positions communes avant les grands événements européens et de se mettre d’accord sur des déclarations coordonnées des ministres concernés ». De cette manière, le bloc franco-allemand acquiert un pouvoir de conditionnement énorme sur des choix européens prédéterminés.
Le sens politique de l’accord: l’échange entre l’Allemagne et la France
Alors que le point précédent du traité formalise d’une manière ou d’une autre, tout en l’aggravant, une situation de fait déjà existante , l’aspect le plus novateur est peut-être le domaine militaire. À l’article 4 du chapitre II, il est dit: « Elles [la France et l’Allemagne] se prêtent assistance, avec tous les moyens à leur disposition, y compris les forces armées, en cas d’agression armée contre leur territoire ». Cette précision ne semble pas avoir de justification particulière, puisque l’art. 51 du traité sur le fonctionnement de l’UE prévoit déjà une telle assistance, mais sans faire explicitement référence à l’utilisation des forces armées; cette règle semble surtout curieuse, puisque les deux États font partie de l’OTAN, alliance militaire d’assistance mutuelle en cas d’agression et que l’Allemagne abrite plusieurs bases militaires américaines.
Mais cela ne suffit pas:
« les deux États agissent ensemble, chaque fois que possible, conformément à leurs normes nationales respectives, afin de maintenir la paix et la sécurité (…). Ils s’engagent à renforcer encore la coopération entre leurs forces armées afin de créer une culture commune effectuer des déploiements conjoints. Ils intensifient le développement de programmes de défense communs et leur extension aux partenaires « .
À cet égard, l’intégration entre la France et l’Allemagne est à un stade avancé. Les deux pays sont en train de finaliser l’accord pour un nouveau char et surtout pour un nouveau chasseur. Pour cette raison, l’Allemagne, à la demande de la France, a exclu le F-35 américain de la vente aux enchères pour remplacer le Tornado, ce qui agace au plus haut point les États-Unis et fait le bonheur de l’industrie aéronautique française, ce qui représente l’un des rares secteurs encore forts dans la production française. Dans ce cas également, l’accord est sanctionné par une institution ad hoc:
« Les deux États établissent le Conseil franco-allemand de la défense et de la sécurité en tant qu’organe politique chargé de guider ces engagements mutuels » (article 4).
La signification du traité d’Aix-la-Chapelle consiste certes en un accord sur le contrôle des décisions de l’UE, mais également en un véritable échange politique plus global entre les États français et allemand. L’Allemagne soutient la France tant sur le plan économique que sur le plan de sa politique étrangère en Afrique. N’oublions pas que si le spread (l’écart entre les taux souverains constatés sur dix ans à propos des dettes souveraines, n.d.t.) français est inférieur à celui de l’Italie, malgré des fondamentaux qui ne sont certainement pas meilleurs (dette commerciale élevée avec les pays étrangers, alors que l’Italie dégage un excédent substantiel; dette plus élevée pour les ménages et les entreprises et plus élevée Déficit public de l’Italie), c’est aussi parce que l’Allemagne achète des obligations de l’État français. De plus, la France est un pays désindustrialisé dont l’économie est de plus en plus tributaire de l’expansion externe, c’est-à-dire qui repose sur des investissements en capitaux étrangers. Il dépend avant tout d’une politique d’expansion en Afrique, où ses interventions politiques, économiques et militaires se sont intensifiées ces dernières années. Le soutien de l’Allemagne à la politique impérialiste française en Afrique est inscrit dans l’art. 7 du chapitre II, où les deux États prévoient explicitement une intervention militaire conjointe, s’engageant dans « la prévention des conflits, la résolution des crises, y compris le maintien de la paix et la gestion après le conflit ».
En échange du soutien de l’Allemagne, la France, en plus de confirmer son soutien à l’Allemagne dans les décisions européennes, lui permet de sortir de son statut de géant économique et de nain politico-diplomatique et militaire. Après 1945, aucun système militaire n’est crédible sans « dissuasion nucléaire ». Or, avec ce traité, l’Allemagne, qui n’a ni n’est en mesure d’acquérir des armes nucléaires, se place sous le couvert de l’arsenal de la France. L’atteinte du statut diplomatique de grande puissance est tout aussi importante. En tant que puissance vaincue et héritière morale du nazisme, l’Allemagne a été exclue du rôle important de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, comme l’Italie et le Japon, alors qu’elle était membre permanent, comme l’Italie et le Japon, du conseil de la Société des Nations jusqu’en 1933. Son but est d’y rentrer, à tel point qu’il y a quelques mois, le vice-chancelier allemand avait même appelé à la vente du siège permanent de la France à l’UE. Avec le traité, en revanche, la France s’engage à faire de l’Allemagne un membre permanent (article 8).
La signification du Traité d’Aix-la-Chapelle est négative tant pour les États-Unis que pour d’autres pays européens, en particulier pour l’Italie. Le soutien de la France à la candidature allemande au Conseil de sécurité est une gifle pour la stratégie diplomatique italienne qui a toujours essayé d’utiliser la méthode européenne pour accéder au Conseil, luttant pour un siège permanent au sein de l’UE. De plus, l’accord franco-allemand, en plus de dissoudre les illusions italiennes d’une alliance avec la France pour obtenir des modifications des traités, le place dans une position de plus grande faiblesse. Une faiblesse qui se manifeste non seulement au sein de l’Europe, mais également dans le domaine africain, où l’Italie est en conflit permanent avec la France et panse encore les blessures de l’agression française contre la Libye qui était en quelque sorte son « protectorat » économique. Les contrastes de ces derniers mois entre le gouvernement jaune-vert et le gouvernement Macron dissimulent, derrière la controverse sur les immigrés, les gilets verts, le franc FCA et l’appel de l’ambassadeur de France, la concurrence entre les deux États au niveau international et surtout africain.
Le traité et la révélation de la véritable nature de la construction européenne
Pour conclure, ce traité n’est absolument pas en contradiction avec les traités européens ni avec les institutions de l’euro, ce qui démontre ce que j’ai déjà soutenu à plusieurs reprises, par exemple dans « La carcan de l’euro » (éd. fr., Delga, 2018, n.d.t.). L’UE et l’euro n’ont pas éliminé l’État national, car seules certaines de ses fonctions importantes, le budget et la monnaie, ont été aliénées au niveau supranational, tandis que les autres fonctions décisives de l’État – le monopole de la force et de la politique étrangère – restent fermement dans ses mains. Cette contradiction apparente est conforme aux raisons de classe – la défense des intérêts du grand capital international – qui sont à la base de l’intégration européenne: d’une part, par le biais de l’UE et de l’euro, pour contourner le contrôle démocratique des décisions de politique économique, et, d’autre part, à travers l’État national, elle continue à utiliser l’outil de la force et de la politique étrangère pour se développer à l’étranger. Dans leurs fonctions de force et de politique étrangère, les États nationaux français et allemands sont même renforcés, comme le montre clairement le traité d’Aix-la-Chapelle qui, pour dissiper tout doute, ne doit pas être compris comme une mesure préparatoire à l’unification entre la France et l’Allemagne, sur la base duquel une unité politique européenne peut être fondée.
Au contraire, le traité est le mariage d’intérêts entre deux États distincts aux objectifs différents mais convergents. Pour les mêmes raisons, il ne représente pas non plus la base d’un impérialisme européen autonome. Il s’agit plutôt de tenter de renforcer l’impérialisme français et surtout de sanctionner la dangereuse renaissance de l’Allemagne en tant que grande puissance. L’objectif est de contrôler le processus décisionnel européen et de s’appuyer mutuellement à la fois vis-à-vis des autres États européens et des puissances non européennes, à commencer par l’allié des États-Unis, qui, en particulier avec la présidence Trump, n’a pas manqué de reprocher à l’Europe sa faible contribution aux dépenses de l’OTAN et à l’Allemagne son excédent commercial excessif. Il s’agit là de la renaissance d’un conflit néo-impérialiste entre États, aussi à cause d’une crise du système capitaliste qui n’en finit plus, d’une mondialisation de plus en plus importante et d’une concurrence de plus en plus acharnée entre les capitales.
Il est illusoire de continuer à invoquer davantage d’Europe contre des États nationaux, car l’Europe n’existe pas et ne peut pas exister, étant donné qu’une modification des traités ne peut être faite qu’à l’unanimité et que l’intégration européenne a été construite à partir de la base avec certaines caractéristiques, c’est-à-dire en tant que système intergouvernemental et inter-étatique. Sinon, un accord comme le traité d’Aix-la-Chapelle n’aurait pas été concevable. Par-dessus tout, invoquer plus d’Europe est suicidaire. C’est précisément l’Europe qui a réveillé ou accentué la dynamique nationaliste et impérialiste des États. Plus d’Europe, dans les conditions actuelles, signifierait la réalisation d’un super-État dans une dynamique impérialiste. De plus, l’euro, les divergences croissantes entre les différents pays et les marchés intérieurs en contraction, accentuent la volonté de se développer à l’étranger et, par voie de conséquence, la concurrence entre les capitaux et la concurrence entre États. Pour ces raisons, non seulement il ne peut y avoir de politique de croissance de l’emploi et des salaires, mais également une stratégie réaliste de lutte pour la paix et contre l’impérialisme qui n’inclut pas, dans une position centrale, le thème du dépassement de l’euro et des traités.
Traduction de l’italien A Monville pour www.initiative-communiste
Avec l’aimable autorisation de l’auteur.
source : Laboratorio, https://urlsand.esvalabs.com/?u=http%3A%2F%2Fsinistrainrete.info&e=3cfb7ead&h=bf35342e&f=y&p=y )
https://sinistrainrete.info/europa/14451-domenico-moro-il-trattato-di-aquisgrana-e-la-fine-dell-europa-politica.html
[27 février 2019]