Corée du Nord: qui bascule dans l’indécence ?
Source: Michael Parenti (Investigaction)
Traduit par Jean-Marie Flémal pour Investig’Action.
Les nations qui planifient la voie qu’elles ont définie elles-mêmes, cherchant à utiliser leurs terres, leur main-d’œuvre, leurs ressources naturelles et leurs marchés à leurconvenance, indépendamment de l’étreinte étouffante de l’ordre mondial des sociétés américaines, ne tardent pas à devenir la cible de calomnies fréquentes.
Souvent, leurs dirigeants voient leur santé morale remise en question par les fonctionnaires et les médias américains, comme ce fut le cas pour Castro, Noriega, Ortega, Kadhafi, Aristide, Milosevic, Saddam Hussein, Hugo Chávez et bien d’autres.
Dans ce cas, on ne sera pas surpris si les dirigeants de la République populaire démocratique de Corée (RPDC ou Corée du Nord) ont été systématiquement décrits comme des déséquilibrés mentaux par nos décideurs et gourous politiques. Les hauts fonctionnaires du département de la Défense parlent de la RPDC comme d’un pays « n’appartenant pas à cette planète » et dirigé par des autocrates incompétents. Un responsable du gouvernement, cité dans le New York Times, s’est demandé à haute voix « si, vraiment, ils étaient complètement fous ». Le magazine New Yorker les a traités de « dingues » et David Letterman, animateur d’un talk-show télévisé nocturne, est entré dans la danse en qualifiant Kim Jong-il de « fou maniaque ».
Précisons tout de suite qu’il y a des choses à propos de la RPDC à propos desquelles on pourrait se poser des questions, y compris son système de pouvoir dynastique, son gouvernement hautement dictatorial, à parti unique, et le chaos qui semble installé au cœur de son économie « planifiée ».
Mais, dans ses efforts très médiatisés pour devenir une puissance nucléaire, la Corée du Nord, en fait, fait montre de plus de bon sens qu’on ne le croirait à première vue. La direction de Pyongyang semble connaître un détail de la politique mondiale américaine qui a échappé à nos propres décideurs et gourous politiques. En un mot, les États-Unis n’ont jamais attaqué ni envahi la moindre nation possédant un arsenal nucléaire.
Les pays directement meurtris par des actions militaires américaines au cours des dernières décennies (Grenade, le Panama, l’Irak, la Libye, la Somalie, la Yougoslavie, l’Afghanistan et l’Irak à nouveau), ainsi que de nombreux autres États qui ont été menacés à un moment ou l’autre parce qu’ils étaient « antiaméricains » ou « antioccidentaux » (l’Iran, Cuba, le Yémen du Sud, le Venezuela, la Syrie, la Corée du Nord et d’autres) ont une chose en commun : nul d’entre eux n’a brandi de dissuasion nucléaire – jusqu’à présent, du moins.
Dégageons un peu le contexte. Laissons de côté la totalité de la guerre de Corée (1950-1953), au cours de laquelle la puissance aérienne américaine détruisit la majeure partie des infrastructures de la RPDC et tua des dizaines de milliers de civils. Considérons des événements plus récents. Au cours de la vague de chauvinisme qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, le président George W. Bush a revendiqué le droit de lancer n’importe quelle action militaire contre toute nation, organisation ou personne « terroriste » de son choix. Une telle prétention au pouvoir arbitraire – en violation des législations internationales, de la charte de l’ONU et de la constitution américaine – a transformé le président en une espèce de monarque absolu pouvant exercer le droit de vie et de mort sur n’importe quel coin de la Terre. Inutile de dire que de nombreuses nations, dont la RPDC, ont été considérablement gênées par l’élévation du président des États-Unis au rang de roi de la planète.
Ce n’est qu’en 2008 que le président Bush a finalement retiré la Corée du Nord de la liste des États dont on prétend qu’ils soutiennent le terrorisme. Mais il reste une autre liste plus diaboliquement inquiétante, rappelle Pyongyang. En décembre 2001, trois mois après le 11 septembre, le vice-président Dick Cheney fit froidement allusion à « quarante ou cinquante pays » qui pourraient avoir besoin d’une punition militaire. Un mois plus tard, dans son message de 2002 sur l’État de l’Union, le président Bush réduisit sa liste à trois coupables particulièrement dangereux : l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord qui, déclara-t-il, constituaient un « axe du mal ».
C’était mettre dans le même sac trois nations qui avaient peu de choses en commun. En Irak, le pouvoir était laïc, en Iran, il s’agissait presque d’une théocratie islamique. Et, loin d’être des alliés, les deux pays étaient des ennemis réels. Par ailleurs, la RPDC n’avait de liens historiques, culturels ou géographiques ni avec l’Irak ni avec l’Iran. Mais elle pouvait témoigner de ce qui se passait.
Le premier pays à être frappé fut l’Irak, la nation n° 1 sur la brève liste des pays accusés d’agissements néfastes. Avant la guerre du Golfe de 1990-1991 et la décennie de sanctions qui suivit, l’Irak avait le niveau de vie le plus élevé du Moyen-Orient. Mais des années de guerre, de sanctions et d’occupation plongèrent le pays dans la ruine et la pagaille, ses infrastructures furent mises sens dessus dessous et la majeure partie de sa population fut plongée dans le sang et la misère.
Si l’Irak ne s’était pas révélé une telle aventure ruineuse, il y a longtemps que les États-Unis se seraient tournés contre l’Iran, le n° 2 de la liste de l’axe du mal. Comme nous pouvions nous y attendre, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a été diagnostiqué dans les médias américains comme « dangereusement instable ». Le Pentagone a annoncé que des milliers de sites clés en Iran avaient été répertoriés et ciblés en vue d’attaques aériennes. Toutes sortes de menaces ont été proférées à l’encontre de Téhéran pour avoir poursuivi un programme d’enrichissement de l’uranium – ce que toute nation au monde a le droit de faire. Et, lors d’une récente émission dominicale de télévision, la secrétaire d’État Hillary Clinton a lancé une mise en garde disant que les États-Unis pourraient entreprendre une « première frappe » contre l’Iran afin d’empêcher que le pays développe un programme d’armes nucléaires.
Plutôt que d’attendre passivement son sort en restant dans le collimateur de Washington, la nation n° 3 de l’axe sur la liste américaine essaie de préparer sa dissuasion. La tentative d’autodéfense de la RPDC est qualifiée, dans les cercles officiels et les médias américains, d’agression sauvage. La secrétaire Clinton a lancé une mise en garde : les États-Unis ne « subiront pas le chantage de la Corée du Nord ». Le secrétaire à la Défense, Robert Gates, fulminait : « Nous n’attendrons pas sans rien faire, alors que la Corée du Nord se construit la capacité de semer la destruction sur n’importe quelle cible en Asie – ou chez nous. » Le programme nucléaire de la RPDC, prévient Gates, « annonce un avenir sombre ».
Le président Obama a condamné « le comportement provocateur et belliqueux » de la Corée du Nord en disant qu’il constituait « une grave menace ». En juin 2009, le Conseil de sécurité de l’ONU a fait passer unanimement une résolution soutenue par les États-Unis accroissant les sanctions financières, commerciales et militaires contre la RPDC, une nation déjà durement touchée par ce type de sanctions. En réponse à l’action du Conseil de sécurité, le gouvernement de Kim Jong-il a annoncé qu’il « n’envisagerait même plus de renoncer à ses armes nucléaires » et qu’il allait accroître ses efforts en vue d’en produire encore plus.
Dans son précédent discours du Caire, Obama avait déclaré : « Aucune nation ne devrait décider et choisir les nations pouvant détenir des armes nucléaires. » Mais c’est exactement ce que les États-Unis essaient de faire avec une Corée du Nord plongée dans les ténèbres – et avec l’Iran. Le physicien et écrivain politique Manuel Garcia Jr fait remarquer que la politique de Washington consiste à « encourager d’autres nations à se soumettre aux termes du traité de non-prolifération nucléaire – et à renoncer aux armes nucléaires – tout en en exemptant les États-Unis mêmes ». D’autres doivent désarmer de sorte que Washington puisse plus facilement leurs imposer ses vues, conclut Garcia.
Les dirigeants américains refusent toujours de donner la moindre garantie qu’ils ne tenteront pas de renverser le gouvernement communiste de Pyongyang. Il est question de remettre à nouveau la RPDC sur la liste des États qui soutiennent le terrorisme, bien que la secrétaire Clinton admette que les preuves manquent pour appuyer une telle désignation.
Depuis son perchoir solitaire et précaire, le Nord ne peut s’empêcher de se sentir vulnérable. Considérons la menace militaire intimidante à laquelle il est confronté. L’armée de la RPDC, démodée et mal équipée, ne peut rivaliser avec les forces conventionnelles des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon. Les États-Unis maintiennent une importante base d’attaque en Corée du Sud. Comme nous le rappelle Paul Sack dans un courrier récent adressé au New York Times, une fois par an au moins, l’armée américaine organise des exercices communs avec les forces sud-coréennes, simulant une invasion terrestre de la RPDC. Les forces aériennes américaines maintiennent un « parapluie nucléaire » au-dessus de la Corée du Sud grâce à leurs arsenaux nucléaires à Okinawa, Guam et Hawaii. Le Japon affirme non seulement qu’il est en mesure de produire des bombes nucléaires en moins d’un an, il semble de plus en plus désireux de le faire. Et les dirigeants nouvellement installés de la Corée du Sud se montrent tout sauf amicaux à l’égard de Pyongyang.
L’arsenal nucléaire de la RPDC est une arme à double tranchant. Il peut dissuader une attaque tout comme il peut inviter à l’attaque. Il peut amener les responsables américains à y regarder à deux fois avant de passer un nœud plus serrant autour du Nord ou il peut les pousser à faire route agressivement vers une confrontation que personne ne souhaite réellement.
Après des années d’encerclement et de rebuffades répétées de la part de Washington, des années de menaces, d’isolement et de diabolisation, les dirigeants de Pyongyang sont convaincus que la meilleure façon de résister à l’attaque et à la domination d’une superpuissance consiste à développer un arsenal nucléaire. Cela ne semble réellement pas insensé du tout. Comme on l’a déjà dit, les États-Unis n’envahissent pas les pays armés de missiles nucléaires à longue portée (du moins, pas jusqu’à présent).
Après avoir été poussés si longtemps dans la marge, les Coréens du Nord prennent aujourd’hui un risque en plaçant la barre très haut et en pratiquant une politique de dissuasion présumée « sensée » dans un monde autrement insensé configuré par un empire présomptueux et vorace.