Stéphane Sirot, historien et spécialiste reconnu du syndicalisme et du mouvement social a accepté de répondre aux questions d’Initiative Communiste, à propos du 52e congrès de la CGT qui vient de s’achever à Dijon.
Initiative Communiste ) Quel lien établir entre la radicalité des gilets jaunes et la montée en puissance d’une « fronde » rouge au sein de la Cgt telle que l’a révélée son récent congrès ?
Stéphane Sirot : Soulignons d’abord que les Gilets jaunes sont les grands absents du document d’orientation présenté par la direction de la CGT au 52e congrès. Ce qui n’a rien d’étonnant, tant l’appareil confédéral est passé à côté de ce mouvement social. En revanche, l’onde de choc a traversé certaines fédérations et, surtout, les structures territoriales de la CGT, les Unions départementales (UD) et les Unions locales (UL). A cet égard, il faut se féliciter du fait que la proposition de Philippe Martinez et de sa direction de renforcer l’échelon régional ne soit pas parvenue à passer l’obstacle du congrès, pour être renvoyée au prochain.
Outre que la dynamisation de cet échelon aurait nourri l’institutionnalisation de l’organisation, l’une des forces de la CGT aujourd’hui est notamment de parvenir encore à irriguer les territoires jusqu’à leur plus petit atome. Ses quelque 800 UL constituent un vivier qui, plutôt que de l’abandonner ou de le laisser s’étioler, est au contraire à renforcer.
C’est d’ailleurs grâce au travail fourni par des UL et des UD que la CGT est parfois parvenue, localement, à tisser des liens avec des Gilets jaunes ou, en tout cas, à ne pas regarder passer cette mobilisation sans rien faire ni rien comprendre. Le fédéralisme est de ce point de vue une force pour la CGT.
Dans une situation où l’analyse de la direction confédérale est erronée, l’autonomie laissée aux organisations peut leur permettre de développer des approches plus pertinentes et de lancer leurs propres initiatives.
Ainsi, si Toulouse a été l’une des capitales des mobilisations du samedi, ce n’est pas sans rapport avec le travail fourni par une UD qui, plus tôt que le siège de la confédération, a pris la mesure de la critique sociale portée par une frange des Gilets jaunes. Ce qui lui a permis, dans un contexte pourtant compliqué pour le champ syndical, d’établir des rapprochements et de rédiger des appels communs à la mobilisation. Et il s’agit là d’un exemple concret parmi d’autres.
A Dijon, si l’appareil dirigeant s’est employé à éviter une discussion nourrie sur le sujet, l’onde de choc Gilets jaunes a tout de même traversé le congrès. Des prises de parole critiques ont en particulier émaillé ses débuts. Par ailleurs, les interpellations récurrentes de la salle réclamant davantage de place pour les débats ou exigeant que le congrès et ses délégués soient en tout décisionnaires reflètent le déficit de démocratie syndicale pointé par plusieurs interventions. La présidentialisation de la CGT et la verticalité qui l’accompagne, renforcées au temps des mandats de Bernard Thibault, pose manifestement problème à une part croissante de la base militante. Il est possible d’y voir à la fois un reflet et un état d’esprit en correspondance avec ce qu’a fait ressortir le mouvement des Gilets jaunes.
La désarticulation de la relation gouvernants/gouvernés à l’œuvre dans nos démocraties libérales trouve d’une certaine manière sa réplique au sein d’une organisation qui, comme la CGT, a prétendu au long de son histoire faire vivre une approche spécifique en la matière, ses dirigeants cherchant en permanence à puiser leur légitimité au contact des travailleurs, dans des assemblées générales de grève notamment. Or, le congrès de Dijon a plutôt montré un élargissement du fossé entre le sommet et la base. Une partie de cette dernière paraît disposée à arrêter ses points de vue moins en fonction d’injonctions venues d’en haut que de débats entre militants. Dès lors, un travail de conviction étayé peut permettre de faire bouger les lignes, comme l’a illustré le vote de la motion réclamant que la CGT travaille non seulement avec la CES et la CSI, mais aussi avec la FSM.
Initiative Communiste : Qu’est ce qui manque encore à cette fronde pour se muer en alternative syndicale ?
Stéphane Sirot : Le congrès de Dijon montre que la critique à l’égard des orientations imprimées par la direction confédérale dispose d’un socle solide, voire renforcé. Le quitus étriqué accordé au rapport d’activité le démontre. De même, en dépit de pourcentages qui peuvent sembler élevés, il n’en reste pas moins que la direction qui sort de ce congrès a été validée avec des scores historiquement bas.
Pour autant, l’heure n’est pas au renversement des tables. De multiples éléments l’expliquent. D’abord, les oppositions à l’orientation confédérale sont plurielles. Si la critique la plus entendue, la plus visible est portée par ceux qui réclament un positionnement dirigeant assumant plus fermement le principe de la lutte des classes et le déclinant dans les pratiques, il existe également au sein de la CGT une frange qui, au contraire, estime que Philippe Martinez et ceux qui l’entourent sont trop dans l’opposition et pas suffisamment dans la proposition et la négociation.
Ensuite, le légitimisme n’a certainement pas disparu : l’argument selon lequel une mise en cause trop appuyée de sa direction affaiblit toute la CGT n’est pas sans nulle portée. Enfin, un travail politique consistant à permettre aux militants qui ressentent les insuffisances de la démarche nationale de formaliser, d’étayer voire de conceptualiser leurs critiques est indispensable. A cet égard, il est possible de penser que nombreux sont les esprits ouverts et disponibles. Un renouvellement générationnel est à saisir.
82 % des délégués au congrès de Dijon étaient des néo-congressistes. Cette donnée participe sans doute d’ailleurs des raisons pour lesquelles des amendements rejetés par les commissions ont tout de même été validés par les militants. Autrement dit, la génération formatée à l’ère du syndicalisme rassemblé, une expression au demeurant reprise par l’actuelle direction, est appelée à progressivement laisser la place à des cadres nouvellement élus. Si une démarche de reproduction idéologique existe, il n’en reste pas moins que cela ouvre quelques perspectives que le contexte pourrait renforcer. En effet, la prise de conscience d’une CGT sans orchestration confédérale efficiente, qui plus est concurrencée sur le terrain du mouvement social par des mobilisations hors champ syndical contribue à nourrir les doutes, mais aussi le besoin d’une réorientation et d’une réflexion sur les pratiques. Sans cela, et certains en sont conscients, les syndicats, à commencer par la CGT, sont menacés de se transformer en outils résiduels, en armée mexicaine de généraux sans troupes, survivant au travers d’appareils et d’élus destinés à accompagner le « dialogue social », mais avec une prise de plus en plus ténue sur la réalité sociale. Ce qui, tel un cercle vicieux, nourrirait en outre le procès en institutionnalisation auquel renvoie, en partie à juste titre, le mouvement des Gilets jaunes.
Initiative Communiste : La CES est de plus en plus vivement mise en cause mais l’anticapitalisme semble encore hésiter à contester la « construction européenne » comme le faisait jadis la CGT. Comment l’expliquer ?
Stéphane Sirot : Tant la direction de la CGT que la plupart des organisations politiques de gauche qui ont pignon sur rue restent campées sur la revendication d’« une autre Europe », réorientée, en substance, dans un sens plus social, favorisant un « travail décent », pour reprendre une revendication de la CES dont le contenu est tellement flou et ouvert à toutes les interprétations qu’il ne risque pas de mobiliser grand monde. Ces modalités d’expression dominante de la critique de l’UE oublient qu’un rassemblement d’Etats disparates fondé sur des traités dont la pierre angulaire est la concurrence libre et non faussée n’a aucune chance d’ériger les questions sociales en priorité. Mais ceux qui l’affirment au sein du champ syndical et politique se heurtent non seulement à la puissance d’un univers médiatique affolé par l’antilibéralisme montant, mais aussi à la force d’inertie non négligeable des appareils syndicaux et politiques. Dans une telle situation, aller à contre-courant est évidemment une tâche ardue et de longue haleine.
Néanmoins, la montée de l’anticapitalisme est réelle. Elle se cache de moins en moins derrière des formules creuses. Le 52e congrès de la CGT l’a d’ailleurs quelquefois montré. Ainsi, lors des débats, un amendement a réclamé l’emploi de l’expression franche de « services publics nationalisés », plutôt que celle de « maîtrise publique ». La même matinée, un autre délégué a demandé que le document d’orientation remplace « opposition de classe » par « lutte des classes ». Un autre encore s’est prononcé pour l’ajout de la « sortie du capitalisme » et du « syndicalisme de classe et de masse ». Le tout sous des applaudissements nourris.
D’autre part, la critique de la CES s’est révélée souvent cinglante, parce qu’elle est perçue comme une structure non combative et participant, au fond, des institutions de l’UE, elle-même tancée pour son libéralisme. Bref, les ferments d’une contestation de la construction européenne sont présents au sein de la CGT qui, en dépit de ses faiblesses et autres insuffisances, demeure l’organisation progressiste la plus puissante et la mieux structurée de notre pays.
Autrement dit et plus globalement, une disponibilité des esprits en faveur d’une opposition à l’UE paraît exister. La critique sociale renforcée que le mouvement des Gilets jaunes a imposée dans le débat public peut en outre participer de cette dynamique, en renforçant les positions des militants les plus fermement détracteurs de la construction européenne.
Initiative Communiste : Étant donné que les milieux dirigeants de la CGT ne semblent pas prêts à changer de cap et que par ailleurs des forces extérieures à la CGT (Fsu, FO, sans parler de Sud) reparlent de syndicalisme de classe, est-ce principalement dans la CGT ou bien à l’intersyndical que se joueront les évolutions prochaines ?
Stéphane Sirot : Les deux niveaux se complètent et peuvent s’articuler. A condition qu’ils ne demeurent pas cloisonnés. Des espaces de rencontre sont à favoriser entre les militants soucieux d’imposer un rapport de force au capitalisme, de désinstitutionnaliser et de repolitiser la démarche syndicale, de redonner au syndicalisme la dimension transgressive qui a toujours présidé aux grandes conquêtes sociales dans notre pays.
Pour autant, l’éventuelle conquête des appareils dirigeants est une tâche ardue, tant elle suppose un désaveu massif au niveau de la base, sans quoi les puissants instruments de pérennisation des oligarchies dont disposent les organisations parviennent à s’opposer à tout renouvellement. Cette forme de résistance peut, à terme, poser la question d’un rassemblement des militants qui se reconnaissent dans la lutte des classes au sein d’une maison commune.
La question peut être posée plus différemment et plus franchement : une ou des scissions sont-elles possibles, sinon souhaitables ? Il est bien entendu de la responsabilité des acteurs de répondre à cette question.
Néanmoins, l’observateur peut constater que le cours des événements se trouve parfois précipité par un contexte d’urgence, lorsque le corps social se trouve dans un tel état de brutalisation qu’il se dote de réactions de survie, parmi lesquelles le rassemblement sur des bases de luttes des classes sont une voie possible. Ou que les crispations au sein d’organisations peuvent devenir telles que leurs différentes structures ne parviennent plus à travailler ensemble, d’autant plus lorsque cette situation est couplée avec une disjonction base/sommet croissante. Sans oublier toutefois qu’un émiettement supplémentaire est une perspective délicate, dans une société qui n’a jamais compté autant de syndicats avec aussi peu de syndiqués.
L’interview en vidéo accordée par Stéphane Sirot à la NVO, le journal de la CGT
Stéphane Sirot est historie, c’est l’un des spécialistes les plus reconnus de l’histoire et de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales. Il enseigne l’histoire politique et sociale du XXe siècle à l’université de Cergy-Pontoise et l’histoire et la sociologie du syndicalisme et des relations sociales à l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Nantes.
Il est notamment l’auteur de :
Électriciens et gaziers en France : une histoire sociale, XIXe-XXIe siècles, Arbre bleu éditions, coll. « Le corps social », 2017, 269 p. (ISBN 979-10-90129-20-7)
1884 : des syndicats pour la République, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « 3e culture », 2014, 114 p. (ISBN 978-2-3568-7304-0)
Le syndicalisme, la politique et la grève : France et Europe : XIXe – XXIe siècles, Nancy, Arbre bleu éditions, coll. « Le corps social », 2011, 360 p. (ISBN 979-10-90129-00-9)
Les syndicats sont-ils conservateurs ?, Éditions Larousse, coll. « À dire vrai », 2008, 126 p. (ISBN 978-2-03-583971-8)
La grève en France : une histoire sociale, XIXe – XXe siècles, Éditions Odile Jacob, coll. « Histoire », 2002, 306 p. (ISBN 978-2-7381-1172-2)
Maurice Thorez, Presses de Sciences Po, coll. « Facettes », 2000, 301 p. (ISBN 978-2-7246-0796-3)
Histoire sociale de l'Europe : industrialisation et société en Europe occidentale, 1880-1970 (codirection avec François Guedj), Éditions Seli Arslan, coll. « Histoire, cultures et sociétés », 1998, 411 p. (ISBN 978-2-8427-6014-4)
Le syndicalisme, la politique et la grève : France et Europe : XIXe-XXIe siècles, Nancy : Arbre bleu éditions, 2011,
Dans la suite du non au référendum du 29/05/2005 à l’Ueuiropéiste, l’abstention est totalement légitime, à l’encontre du vote du congrés de 2009 initié par Sarkozy pour l’approbation du traité de Lisbonne reprenant quasi mot à mot et totalement dans l’esprit, le texte rejeté par les français en 2005 !
Nous avons dit non en 2005 à 55 %, qui serait probablement 90 % maintenant, à cette Ueuropéiste, et c’est toujours non !