Aymeric Monville , Philosophe marxiste et directeur des éditions Delga, fondées en 2004 a accordé un entretien au mensuel Marianne publié le 5 juin 2019 où il revient sur la pensée de Pier Paolo Pasolini, dont il vient de publier un recueil de textes inédits.
Marianne : La pensée de Pasolini fait l’objet d’une vraie redécouverte. Comment l’expliquez-vous ?
Aymeric Monville : Pasolini est davantage lié, dans l’imaginaire français et du fait de la barrière de la langue, à ce que nous en percevons immédiatement : avant tout le cinéaste, aussi génial qu’il fût. En Italie, il incarnait surtout le poète au sens noble du terme, que rend bien le latin « vates », le poète-prophète. Il nous a peut-être fallu du temps pour comprendre que l’artiste était aussi ce poète-voyant dont parle Rimbaud, un témoin incontournable du tournant des sociétés capitalistes après Mai-68. Il a perçu la déshumanisation, la désanthropologisation de nos sociétés en crise, qu’avait encore masqué l’illusion, entretenue longtemps chez certains, de la « fin de l’histoire » du capitalisme triomphant après la fin de l’URSS.
Pasolini a vu aussi comment la gauche pouvait si bien trahir, notamment quand elle se sert du « sociétal » pour diviser les travailleurs entre eux au lieu de faire de certaines nouvelles libertés le nécessaire complément du progrès social. Par une sorte d’envers dialectique de sa pensée, Pasolini a montré aussi fatalement comment la gauche pouvait renaître. Mais pour l’instant peu l’ont encore compris, il suffit de voir le point d’étiage où nous en sommes actuellement… Peut-on mieux décrire la nécrose actuelle que nous vivons autrement qu’avec ses mots, tirés de ces Entretiens : « L’accumulation des crimes des hommes au pouvoir unis dans l’abêtissement de l’idéologie hédoniste du nouveau pouvoir, tend à rendre le pays inerte, incapable de réactions et de réflexes, comme un corps mort ».Lire aussi« Ce qui est premier chez Pasolini, c’est l’amour des gens simples, du monde et de la beauté »
Pasolini est bien moins théorique que les penseurs que vous publiez d’habitude, en commençant par Michel Clouscard et György Lukacs. Pourquoi ce choix ?
J’ai
souvent l’habitude de dire que Clouscard a analysé par le concept ce
que Pasolini a vu avec le regard du poète : l’alliance réactionnaire du
libéral et du libertaire. Mais plus je relis Clouscard, que j’ai eu la
chance de fréquenter à la fin de sa vie, plus je vois qu’il avait
parfois la patte balzacienne d’un romancier de race, surtout dans Le Capitalisme de la séduction mais aussi dans son opus magnum, L’Être et le Code.
Et en publiant ces nombreux entretiens de Pasolini, je vois combien
celui-ci n’avait pas seulement des intuitions mais une pensée
extrêmement
articulée et cohérente. « Qui a pensé le plus profond aime le plus vivant », dit Hölderlin à propos de Socrate et de son amour pour Alcibiade.
Il y a donc une conscience du passé chez Pasolini, et, même un baudelairisme qui « du passé lumineux recueille tout vestige », non pour tout absoudre, mais pour retisser les fils, retrouver, les voies de traverse qui n’ont pas été frayées.
L’inverse est vrai aussi. Il n’y a pas de grand poète qui ne soit également un immense penseur. « La peinture est chose mentale », disait Da Vinci, mais on peut dire cela de tout art authentique. Je pense que c’était aussi, à sa manière, cette fusion renaissantiste que Lukacs, le grand penseur de l’esthétique marxiste que vous avez la bonne idée d’évoquer, a su exprimer. Et certes, ce n’est pas un mince motif de fierté, pour la petite maison d’édition que nous animons, de montrer cette profonde cohérence.
Pasolini se définit comme communiste et marxiste. Pourtant, contrairement aux autres marxistes, il ne croit pas au progrès et possède des penchants « conservateurs ». Comment le classer idéologiquement ?
Un des poèmes les plus célèbres de Pasolini et qu’il a mis dans la bouche d’Orson Welles, alors qu’il le dirigeait sur le tournage de La Ricotta, dit ceci : « Je suis une force du passé. Seule à la tradition va mon amour. » Étrange profession de foi qu’on concevrait davantage dans la bouche d’un royaliste que d’un marxiste. Mais ce paradoxe apparent s’explique aisément par la leçon essentielle de Gramsci, si important pour Pasolini : la libération des travailleurs ne peut se réaliser qu’en accomplissant les potentialités de tout un pays, en assumant une sorte de destinée nationale.
Pour l’Italie, marquée par le poids de ce qu’on a appelé la sainte Trinité réactionnaire (mafia, fascisme, Vatican), il fallait accomplir selon Gramsci, la révolution d’Octobre mais aussi la Révolution française et avant cela la Réforme elle-même. Pasolini écrira d’ailleurs des « lettres luthériennes » et, confiant dans le Parti de Gramsci, verra en lui « un pays propre dans un pays sale », le lieu même d’une reconquête. Il y a donc une conscience du passé chez Pasolini, et, même un baudelairisme qui « du passé lumineux recueille tout vestige », non pour tout absoudre, mais pour retisser les fils, retrouver, les voies de traverse qui n’ont pas été frayées.
Par ailleurs, le mot clef de la dialectique hégélienne, base du marxisme, est l’Aufhebung, qu’on traduit faute de mieux par le « supprimer-conserver », une synthèse qui recueille l’essence de l’épaisseur historique et de ses contradictions. Pour prendre un exemple, pour un marxiste conséquent, la religion n’est pas seulement « l’opium du peuple », mais aussi, comme le dit Marx, « le cœur d’un monde sans cœur », la forme même, bien que vide, de l’attente.
On comprend mieux, en lisant ces Entretiens, que le christianisme de Pasolini n’a pas grand-chose à voir avec la croyance, encore moins avec la foi du charbonnier (c’est un athée résolu qui filme pourtant L’Évangile selon saint Matthieu) mais tente de retrouver un humanisme plénier, celui qui n’a pas de gêne à reconnaître que le christianisme fait partie, entre autres, de notre héritage civilisationnel et même mental, comme peut l’être, par exemple, le confucianisme en extrême-Orient.
Pasolini évoque sa « haine » des bourgeois qu’il traite de « vampires ». A l’inverse, il ne cesse de clamer son amour du lumpenproletariat (« sous-prolétariat ») et du prolétariat. N’essentialise-t-il pas trop les classes ?
La
vision de classes de l’histoire des sociétés, dont Marx reconnaît
lui-même, qu’elle avait été découverte non par lui mais par les
historiens bourgeois comme François Guizot, Augustin Thierry, ou John
Wade, est ce qui permet, par de grandes moyennes sociologiques, d’éviter
de donner à la psychologie une importance qui excèderait les
contradictions de tel ou tel individu. Mais reconnaissons que la
métaphore
du vampire, qui nous vient du folklore d’Europe orientale, a ceci de
très marxiste qu’elle évoque irrésistiblement l’extorsion de la
plus-value qui, elle, n’a rien de fantasmatique.Lire aussiPasolini contre la dictature hédoniste
Certes, Marx, lui, savait reconnaître les mérites de la bourgeoisie dans sa phase révolutionnaire et voir, a contrario, en quoi le lumpenproletariat, en 1848 par exemple, servait de pègre dans l’appareil de répression de la bourgeoisie. Mais précisément, les choses ont changé depuis lors et Pasolini, qui connaissait par cœur tout cela en cette époque beaucoup plus savante en marxisme qu’aujourd’hui, nous montre surtout qu’aujourd’hui la bourgeoisie est devenue avant tout décadente et « compradore ».
En lisant ces Entretiens, on voit aussi que son intérêt pour le lumpen italien participe d’un refus de l’abandon de la réalité nationale et de la conscience historique de son pays, ce qui témoigne d’un marxisme, certes hérétique comme il aimait à le décrire, mais en réalité très approfondi. Ce marxiste qui s’éloignait de l’orthodoxie, précisément parce que le marxisme n’a rien à voir avec toute « doxa », était bien plus proche de la réalité que ces contemporains. Et même si conscient de son temps qu’il pouvait en prévoir l’évolution en germes. Ce n’est sans doute qu’aujourd’hui que nous percevons la justesse de ses analyses.
Une certaine extrême droite tente de récupérer Pasolini autant que Clouscard.
Comme Clouscard, Pasolini a dénoncé les étudiants de Mai 68, pourfend la « libération sexuelle » et explique que « le capitalisme contemporain fonctionne désormais beaucoup plus grâce à la séduction qu’à la répression ». Où se rejoignent-ils et où se séparent-ils ?
Dans la séquence qui fait passer en très peu de temps Pasolini de l’exaltation sexuelle de la Trilogie de la vie à la mise en garde antihédoniste de Sal’o, j’ai du mal à ne pas lire l’analyse mordante que Clouscard a faite de ce qu’il appelle, dans un de ses livres de la même époque : Néofascisme et idéologie du désir. Le paradoxe étant, que Clouscard, je peux en témoigner personnellement, n’était guère frotté de l’art de Pasolini. On peut parler en ce sens d’une découverte concomitante, comme Leibniz et Newton se partagent la paternité du calcul infinitésimal.
Oui, je ne vois guère de différences entre eux, si ce n’est que l’un est un bourgeois déclassé dans les « borgate » romaines, l’autre est un fils de prolétaires de Carmaux ayant refusé les complicités idéologiques avec les nouvelles couches moyennes soixante-huitardes. Aussi dissemblables sur ce point, tous deux ont comme point commun de n’être ni puritains ni réactionnaires, de rester partisans du socialisme, de la libération des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, mais d’avoir parfaitement comprisque le « capitalisme de la séduction » et son « libéralisme libertaire » est la marque d’un nouveau type de répression qu’on peut qualifier à bon droit de néofasciste.
Pasolini dit dans ces Entretiens que le cœur de son esthétique, la fidélité au néoréalisme, était là « pour représenter symboliquement ma fidélité fondamentale, qui me suivra toute ma vie, aux valeurs de la Résistance ». Clouscard, toute sa vie, a témoigné d’une même fidélité tenace, celle à la « vieille France » dévastée, selon lui, par le plan Marshall.
En jouant précisément sur le fait que « la vieille France » a pour d’autres des connotations différentes, une certaine extrême droite tente de récupérer Pasolini autant que Clouscard en faisant semblant de ne pas comprendre que l’évocation du passé n’est pas forcément ce « tour du propriétaire » des je ne sais combien de rois qui ont fait la France. Nos révoltes populaires sont elles aussi pluri-centenaires et ont forgé nos consciences.
Le complot, surtout, nous fait délirer. Il nous libère de tout le poids de nous confronter tout seuls avec la vérité.Pasolini
On comprendra tout cela aisément en lisant ces entretiens, dont la forme libre, permet au poète italien de nuancer certaines provocations restées célèbres et distordues opportunément par l’extrême droite actuelle (le soutien à la police, composée de prolétaires contre les étudiants, bourgeois). C’est limpide, Pasolini se servait là habilement d’une boutade pour rappeler ce qui, d’un point de vue marxiste compte pour lui : garder la lutte des classes et non transformer celle-ci en guerre civile, en règlement de compte interne à la bourgeoisie, en affrontement entre le père sévère et le fils prodigue, pour reprendre les catégories chères à Michel Clouscard.
Heureusement Clouscard et Pasolini sont très lus à gauche et parfois aussi… compris. On peut dire que Jean-Claude Michéa, sans doute, s’est montré un continuateur original de ces deux grands esprits, même si le passage du communisme de Pasolini et Clouscard à la pensée anarchiste que redécouvre Michéa ne peut pas se faire sans distorsions.Lire aussiJean-Claude Michéa : le visionnaire inclassable
Pasolini critique dans plusieurs textes la télévision. Les héritiers du marxisme contemporain doivent-ils prolonger cette critique ? L’étendre à d’autres nouveaux phénomènes culturels ?
La critique de la télévision chez Pasolini, comme celle, concomitante, de l’éducation secondaire, s’inscrivait dans un refus de la demi-culture, à laquelle il opposait l’authenticité populaire d’un côté, la grande culture humaniste de l’autre, « honnête dans un monde malhonnête, propre dans un monde corrompu, humaniste dans un monde consumériste ». Démarche qui rappelle un peu l’anti-bourgeoisisme d’un Flaubert se moquant de Bouvard et Pécuchet, cynisme mordant non dénué d’aristocratisme qu’atténue tout de même chez le penseur italien l’espérance marxiste dans les facultés de libération humaine des forces productives.
Aujourd’hui la verve critique de Pasolini s’exercerait sans doute à pleines dents contre la superficialité de ce qu’on peut glaner sur internet, cette culture des vidéos prétendant remplacer la lecture approfondie, ce qui participe de ce que Régis Debray appelle le remplacement de la graphosphère par la vidéosphère. Au commencement était le verbe, non l’image. Et à la fin également, le verbe retrouvera ses droits. Car comme le dit de nouveau Hölderlin : les poètes fondent ce qui demeure.
J’ai même glané dans ces Entretiens une réfutation ante litteram des théories du complot : « Le complot, surtout, nous fait délirer. Il nous libère de tout le poids de nous confronter tout seuls avec la vérité. » A une demi-vérité parcellaire, qu’est l’obsession qui voit des complots partout ou celle, spéculaire, qui se vante de n’en voir nulle part, il faut opposer le réalisme profond des grands artistes-voyants.