Ce n’est pas tous les jours que celui que la presse bien-pensante qualifie de « grand capitaine d’industrie » s’exprime comme un défenseur appliqué de l’environnement, un promoteur pertinent de la planification énergétique dans le cadre de la nation et de son indépendance et son développement.
Henri PROGLIO est un ex pdg d’EDF et un ex pdg de Véolia. Il énonce, notamment, 5 vérités redoutables :
1. la financiarisation du secteur de l’énergie.
2. l ‘escroquerie des énergies dites renouvelables et le bradage de nos atouts industriels.
3. L’archétype surréaliste du mensonge qu’est l’Allemagne.
4. L’absurdité du solaire à Maubeuge.
5. L’idéologie irrationnelle des verts.
Cette intervention d’Henri Proglio, par-delà le jugement qu’on peut porter sur la trajectoire de l’homme et sur ses œuvres passées, doit nous permettre, à partir de l’analyse qui y est déclinée, d’informer sur la réalité vécue par un professionnel et de débattre sur le contenu d’une véritable politique énergétique encore à construire, voire à reconstruire ! Une reconstruction qui ne peut passer que par la rupture avec les diktats de l’Union Européenne, pour renationaliser et recréer notre grand pole public de l’énergie.
Évidemment, il faut aller bien au delà de ce coup de gueule d’un patron qui a lui même contribué avec zèle à détruire EDF et qui s’est mis au service de la privatisation de l’eau. On lira avec intéret les explications et propositions en matière d’énergie du PRCF, ainsi que le dossier spécial électricité d’Initiative Communiste.
Reconquérir l’autonomie de décision dans l’intérêt du consommateur particulier et industriel. Le sens de l’intérêt général et l’utilité d’une vision à long terme.
Intervention d’Henri Proglio, ancien Président-directeur général d’EDF, lors du colloque « Défis énergétiques et politique européenne » du mardi 18 juin 2019, publiée par la Fondation ResPublica, proche de Jean Pierre Chevènement
Je crois, Monsieur le ministre, qu’il y a un croisement de
politiques qui non seulement ne sont pas cohérentes mais se
contredisent. On ne peut pas dire qu’on en sorte pleinement convaincu.
Je n’ai pas pour habitude de tenir des discours très diplomatiques. Vous me pardonnerez d’être parfois un peu brutal.
Des politiques nationales de l’énergie, il en a existé, notamment en France.
Il y a soixante-dix ans le constat avait été fait que la France,
ne bénéficiant pas de ressources énergétiques, était totalement
dépendante de ses importations et qu’il était nécessaire de construire
son indépendance énergétique, d’assurer la qualité des services et
l’accès permanent de tous à l’énergie à un prix compétitif. C’est ce qui
a guidé la France dans ses choix énergétiques de l’époque.
Ces choix ont été initialement marqués par l’hydraulique qui
représente encore 12,5 % de la production d’électricité en France. Ce
fut ensuite la grande aventure nucléaire qui a donné à ce pays un outil
(le parc nucléaire français : cinquante-huit réacteurs, plusieurs en «
construction éternelle ») et, à travers un opérateur initié et construit
pour cela (EDF), l’électricité la plus compétitive d’Europe qui arrive
au même prix dans tous les foyers, quelle que soit leur situation
géographique, y compris dans les DOM-TOM. La France avait conquis son
indépendance énergétique, un atout dont ne disposait aucun autre pays
industriel, a fortiori européen.
Il y avait alors une politique, il y avait même un ministre de
l’Energie. Aujourd’hui, il n’y a plus de politique énergétique mais une
politique de la « transition ». On mute, on transite, on essaye de
détruire ce qui existe pour aller vers… quelque chose dont ni l’objectif
ni même les grandes caractéristiques n’ont été définis. On a donc
confié la « transition » à des ministres qui ne sont pas chargés de
l’énergie.
Dans le même temps, un pays voisin qui, bien que n’ayant pas eu
cette consistance, avait réussi sa politique industrielle, donc sa
compétitivité mondiale à travers son industrie, a identifié un grand
risque : son énergie électrique coûtait à peu près deux fois plus cher
que l’énergie française. Or, dans la compétitivité des territoires,
l’énergie allait jouer un rôle déterminant. Par conséquent, à défaut de
résoudre son problème, il lui fallait a minima détruire la compétitivité
du voisin. J’avais rencontré Mme Merkel en 2011 au moment de la
décision sur l’Energiewende et de
l’arrêt du nucléaire. Elle avait eu ces paroles dont je me souviendrai
toute ma vie : « Allemande de l’Est, je suis totalement convaincue par
le nucléaire. Mais j’ai besoin des Verts pour gagner les élections
régionales et demain les élections nationales. Je sacrifie les
industriels de l’énergie allemande à l’intérêt supérieur du Reich qui
est d’avoir la CDU à la tête du pays ». On pouvait comprendre et j’ai
parfaitement intégré la variable de la politique allemande.
Malheureusement, il n’y avait pas de politique française en face !
Pourtant, de temps en temps, on ajoute une disposition qui permet de
continuer à détruire ce qui existe… « Oblige-t-on EDF à vendre son
énergie à ses concurrents ? », demandiez-vous, Monsieur le ministre.
Oui, bien sûr. Chaque jour on promeut un fournisseur d’énergie (Engie ou
autre) qui vend de l’énergie 10 % moins cher présentée comme « verte » !
En réalité, ces fournisseurs vendent avec bénéfice l’énergie qu’ils
achètent à EDF, en prétendant qu’elle est « verte » ! Il s’agit donc
d’une subvention à la concurrence. En effet, le seul principe qui guide
l’Europe : la concurrence fait le bonheur des peuples, balaie l’argument
selon lequel nous avons un système qui est peut-être monopolistique
mais qui est efficace !
Les barrages eux-mêmes doivent être mis en concurrence. Or les
barrages ne servent pas à produire mais à stocker. Ils sont un élément
d’optimisation du système électrique, une grande pile à combustible.
L’énergie stockée est utilisée quand on en a besoin, quand les centrales
nucléaires sont à l’arrêt, lors des pointes de consommation etc.
Pourtant, l’Europe imposant la concurrence, nous sommes sommés de mettre
les barrages en appel d’offres. J’ai résisté pendant cinq ans…
Désormais soumis à concurrence les barrages vont nous être achetés pour
la valeur de production et non pour la valeur d’utilité qui serait
incommensurablement plus importante. On va donc désoptimiser le système
électrique, augmenter le coût de revient… au détriment du consommateur
qui, in fine, va payer.
Mais ce n’est pas tout. Parce que le monde regorge de liquidités,
une surenchère folle sur les infrastructures aboutit à des taux
d’intérêt négatifs. D’énormes liquidités ne savent pas où s’investir
parce que les placements bancaires traditionnels ne sont pas rémunérés.
Or ces liquidités appartiennent à des actionnaires qu’il faut rémunérer.
Quoi de mieux que de les investir dans des infrastructures vitales qui
s’amortissent sur des durées très longues et permettent des
investissements massifs ? Les réseaux durent très longtemps, ils sont
utilisables, comme les barrages, pendant cent ans. À condition de bien
l’entretenir, un réseau peut s’amortir sur une durée très longue.
Formidable opportunité de placement des fonds mondiaux d’infrastructures
qui appartiennent à la finance mondiale, à des liquidités, à des
trésoreries qui fluctuent etc. On va vendre des réseaux !
En vendant les réseaux, on coupe la production du consommateur et
on désoptimise une nouvelle fois le système. Avec la vente aux
concurrents des barrages, des réseaux, on est en train de détruire ce
qu’on a construit pendant soixante-dix ans.
Je n’ai jamais rencontré de politique européenne. Je l’ai
vainement cherchée dans les tiroirs, à Bruxelles et un peu partout en
Europe.
Les Espagnols ont une politique, les Italiens ont la leur.
Les Polonais, qui ont du charbon, qui veulent du gaz – et surtout
éviter les Russes honnis – sont tombés dans les bras des Américains,
lesquels rêvaient d’établir leur domination sur un pays européen. La
Pologne est devenue américaine. Des terminaux GNL de gaz de schiste
américain sont construits en Pologne. Vive l’environnement ! (J’ai passé
ma vie dans l’environnement avant de venir à EDF [1]).
On a déjà parlé des Allemands.
Les Belges font ce qu’ils peuvent. Leurs sociétés, Électrabel [2]
et Tractebel [3], ont été rachetées par Engie, qui n’existe pas. Les
Belges sont donc au milieu de nulle part. Leurs deux centrales
nucléaires étant fréquemment arrêtées ils se demandent à qui ils vont
acheter une électricité qu’ils ne sont plus capables de produire.
La France faisait donc figure de havre de paix et surtout de
réservoir électrique européen. Tous les pays européens comptaient, en
cas de « trou noir », avoir accès à l’électricité française à un coût
compétitif. Cela a été – et sera – le cas de l’Allemagne.
Que sera l’électricité française demain ? Je ne le sais pas.
De quoi parle-t-on quand on parle de politique énergétique ?
Je rappellerai quelques principes :
L’énergie est un secteur très différent des autres secteurs
industriels parce qu’il est d’une nécessité vitale qui touche à la
sécurité nationale. Plus capitalistique que n’importe quel autre secteur
industriel, il nécessite un horizon à très long terme. Une centrale
nucléaire dure soixante ans, un réseau ou un barrage cent ans. Les
investissements, très massifs et à très long terme, doivent être
réalisés en amont de la production et a fortiori de la distribution.
Toute politique énergétique doit donc avoir une vision longue, avec une
politique claire et sur le long terme. Or aujourd’hui, en raison de la
financiarisation du monde et de la mondialisation, le long terme c’est
trois à cinq ans ! Pour une société cotée, la dictature c’est le
trimestre, le moyen terme trois ans, le long terme cinq ans. Il se
trouve que cela correspond aux mandats politiques. Quel politique
réfléchit à horizon de cent, cinquante ou même trente ans ? Lorsqu’on
nous annonce des mesures à trente ans, nous comprenons qu’il s’agit de
reporter les échéances pour ne pas les réaliser. C’est regrettable parce
que dans l’énergie la vision longue devrait être le cas de figure
normal.
Ce fut le cas en France pendant des décennies. Aujourd’hui, au
plan national et plus encore au plan européen, le long terme est battu
en brèche par la dictature de l’orthodoxie budgétaire à court terme et
des contingences court-termistes.
L’énergie est aussi l’objet d’assauts de démagogie et d’injonctions contradictoires en termes de priorités.
La priorité d’aujourd’hui porte sur les gaz à effet de serre et le
climat. Or la France est exemplaire en matière d’émission de CO2 grâce à
l’électricité d’origine nucléaire et hydraulique. C’est ce qui fait que
la France se démarque des autres pays européens. On s’empresse donc de
revenir aussi là-dessus ! Au plan européen il n’existe pas de volonté de
promotion d’un modèle politique et les stratégies diffèrent d’un pays à
l’autre. Aucune vision européenne.
À propos d’injonctions contradictoires, il nous faut constater
qu’au plan national, faute de vision politique, de décisions politiques
claires, nous ne sommes pas dans un débat rationnel. Quelles sont les
priorités ? Le climat ? La sécurité d’approvisionnement ? La
compétitivité industrielle ? Le coût pour le consommateur ?
Aujourd’hui on parle beaucoup de CO2 mais sans aller au bout de
cette logique. En effet le marché du CO2 fonctionne très mal et, compte
tenu de notre exemplarité en matière de CO2, il faudrait surtout
préserver ce qui existe.
De même, en matière d’indépendance énergétique, Olivier Appert a
parlé des incertitudes et des tensions géopolitiques sur l’énergie. Il a
très bien résumé la situation : elle est aujourd’hui beaucoup plus
explosive qu’elle ne l’a jamais été.
Le seul pays qui ait une politique énergétique est la Chine. Parce
qu’elle n’a pas de ressources, elle se retrouve, à son échelle, dans la
situation qui était celle de la France vers 1950. Et, comme le fit
alors la France, la Chine choisit de faire du nucléaire (neuf réacteurs
chaque année), de l’hydraulique (le barrage des Trois-Gorges est la
première centrale hydraulique du monde) … et un peu de renouvelables,
autant que faire se peut. C’est certainement le plus grand chantier
renouvelable du monde mais il est totalement marginal par rapport à la
production chinoise qui est encore essentiellement charbonnière. La
politique chinoise consiste à tendre la main à son voisin russe.
L’énorme contrat gazier signé entre la Chine et la Russie n’est que la
traduction de cette volonté politique chinoise. Accessoirement, la Chine
vient grappiller les infrastructures existantes en Europe (au Portugal,
en Grèce…), non pas pour s’intégrer dans le système mais pour en
prendre le contrôle. En effet, prendre le contrôle des réseaux, c’est
prendre le contrôle du système énergétique. C’est ce qui a été fait il y
a trois ou quatre ans en Grèce sans que personne n’y voie rien à
redire.
Le débat énergétique est par ailleurs biaisé par de fausses
affirmations quotidiennes. J’ai cité l’Allemagne, archétype surréaliste
du mensonge ! En effet, avec son Energiewende
et sa volonté affichée de développer les EnR, l’Allemagne a doublé ses
émissions de CO2 tandis que la France est restée exemplaire à cet égard.
Avec 85 GW de solaire et d’éolien, l’Allemagne produit 120 TWh
d’énergie électrique intermittente là où le parc nucléaire français en
produit 400. On voit les divergences et l’énorme différentiel entre la
France et l’Allemagne en matière de politique énergétique. D’où les
remises en cause. Depuis 2012, l’Allemagne a mis en route chaque année
l’équivalent d’un Fessenheim en énergies renouvelables pour un résultat
ruineux qui ne lui sert pas à grand-chose et peu d’efficacité.
Aujourd’hui elle ne sait comment faire face aux besoins sans importer
massivement une énergie française évidemment nucléaire.
On oublie – ou on occulte – beaucoup de choses.
On oublie d’abord que les énergies renouvelables sont
intermittentes, sauf l’hydro-électricité, mais que les besoins sont
essentiellement des besoins de base.
On oublie assez facilement les spécificités géographiques. Il est
absurde de construire du solaire en Scandinavie où il fait nuit six mois
par an. Les pointes de consommation, dans les pays européens, ont lieu
l’hiver et la nuit… le solaire est très utile mais c’est une réponse
assez limitée. En France on a trouvé la réponse, on donne des
subventions beaucoup plus importantes au kW, au GW ou au TW produit là
où il n’y a pas de soleil pour compenser le manque de soleil. Selon
cette logique sidérante, il vaut mieux faire du solaire à Maubeuge qu’à
Nice, c’est plus rentable !
On oublie aussi le coût et les problèmes du stockage. Les énergies
renouvelables auront toute leur force dès lors qu’on saura stocker
l’énergie. Mais on est très loin de la compétitivité du stockage. On a
fait beaucoup de progrès mais, d’après les chercheurs du secteur
électrique et notamment d’EDF, il faudra encore trente ans pour
envisager la possibilité de stocker l’énergie de manière compétitive.
Aujourd’hui, la batterie représente le tiers du coût d’une Tesla. Ce qui
peut être accessible en coût pour un véhicule automobile ne l’est
absolument pas pour la commodité qu’est le besoin électrique du citoyen
pour sa consommation quotidienne.
Quelles priorités ? Sécurité énergétique, coût pour le
consommateur, qualité environnementale, compétitivité industrielle,
climat ? Si on prend ces priorités, on répond nucléaire ou hydraulique, à
l’évidence… Encore une fois, j’ai passé ma vie dans l’environnement et
je n’ai rejoint EDF que tard dans ma vie professionnelle. Je n’étais pas
a priori fanatique de telle ou
telle énergie mais je reconnais la puissance et l’efficacité du
nucléaire. Nous avions la meilleure filière industrielle nucléaire du
monde qui faisait de la France l’exemple à suivre. C’est du passé.
À la question des défis que nous devons remporter, j’ai presque
envie de répondre que nous avions remporté tous les défis. Il eût suffi
de continuer ce que nous faisions, de le faire un peu mieux : améliorer
l’efficacité des réseaux, mettre la valeur ajoutée par les nouvelles
technologies au service de l’optimisation énergétique, exporter notre
savoir-faire et développer la science française dans le monde. Bref,
aller à la conquête du monde entier qui a besoin d’énergie.
On n’a pas parlé du continent africain et de ses 1,2 milliard
d’habitants qui seront 2,5 milliards dans trente ans. Aujourd’hui 16 %
des Africains ont accès à l’électricité (70 % ont un téléphone
portable). Comment peuvent-ils vivre sur ce continent sans eau et sans
électricité, y compris dans des villes multimillionnaires en habitants ?
L’enjeu du monde, la bombe à retardement du monde, c’est l’Afrique ! On
peut s’attendre à un déferlement migratoire. En effet, ce continent ne
peut pas satisfaire les besoins de ses 1,2 milliard d’habitants actuels.
Comment pourrait-il en accueillir 1,3 milliard de plus sans faire des
investissements massifs en matière d’accès à ces sujets vitaux que sont
notamment l’énergie et l’eau ? Cela nécessiterait des investissements en
milliers de milliards de dollars, ne serait-ce que sur les
infrastructures essentielles que sont les réseaux. Je ne parle même pas
de la production. S’il y avait un défi énergétique je dirais que
celui-là est prioritaire sur tout ce dont on parle en permanence mais
qui n’est pas important. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on l’oublie.
Nous Français avons conçu, construit, à l’échelle d’un pays de
taille moyenne mais très évolué, un outil remarquable qui a certes
quelques défauts mineurs (un peu d’inertie, des problèmes de surcoûts en
matière de frais de structures…). Pourquoi ne tirons-nous pas de cette
compétence une certaine fierté ? Pourquoi ne ressentons-nous pas la
nécessité de défendre ces acquis ? Si on raisonnait à l’échelle
européenne et si possible mondiale de la même manière qu’a raisonné la
France de 1950, le défi qui est devant nous serait en voie d’être
remporté. Mais je crains que, pour des raisons souvent
incompréhensibles, nous nous soyons éparpillés et que nous prenions
beaucoup de retard par rapport à ces enjeux.
Je constate qu’au cours des dix dernières années on a régressé de
manière considérable en matière de politique énergétique sur le
continent européen.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le président.
Si on se place du point de vue du gouvernement, faudrait-il
relancer un nouveau programme électronucléaire après que Flamanville
aura fait ses preuves (ce qui n’est pas encore tout à fait le cas) ? Un
nouveau programme nucléaire ne sera-t-il pas rendu nécessaire par le
fait que nos centrales, mises en service de 1977 à 1999, arriveront à
péremption dans les années 2040 si on les prolonge à soixante ans ? Il y
a donc un effet falaise. L’atout nucléaire qui existe depuis les années
1970-1980 va brusquement disparaître. Comme vous l’avez dit il faut
savoir raisonner à long terme. 2040, c’est dans à peine vingt ans.
Faut-il prendre cette décision de principe de relancer un
programme électronucléaire en France ? Si c’est le cas, quand
faudrait-il la prendre pour qu’elle soit opératoire ?
Henri Proglio
Oui, il faut le faire. En termes économiques, industriels,
l’optimum serait de prolonger la durée de vie des centrales. C’est par
ailleurs nécessaire, pour la raison qu’on a beaucoup perdu en compétence
nucléaire au cours des quinze dernières années. Les conséquences de
cette évaporation de compétence et des pertes gigantesques de ce qu’a
été Areva sont dramatiques pour l’industrie française. Je me suis fait
couvrir d’injures pour avoir dit il y a quinze ans qu’Areva allait dans
le mur. Les résultats sont là… Il se trouve que le mur n’a pas bougé et
qu’on s’est fracassé. De la troisième filière industrielle du pays après
l’aéronautique et l’automobile il ne reste que les traces.
Il faut reconstruire cette filière nucléaire. Nous n’avons pas
aujourd’hui de réacteur compétitif à mettre en route (je ne reviendrai
pas sur le sujet de l’EPR), nous devons donc concevoir un nouveau
réacteur compétitif qui puisse rivaliser avec les Chinois et les Russes.
Or, en supposant que l’on prenne la décision aujourd’hui, il faudrait
quinze ans pour concevoir et construire un nouveau réacteur. J’avais
initialement prévu ou proposé que l’on construise une coopération avec
les deux nucléaristes puissants que sont aujourd’hui les Chinois et les
Russes de manière à passer cette période de transition avec un système
de partenariat industriel qui nous permettrait de concevoir et de
construire un nouveau modèle français. J’ai été suivi de très loin… et
ensuite contredit de très près. Rien n’a été fait. Et chaque année,
chaque mois, chaque jour nous fait perdre du temps. L’intérêt de la
France est de reconstruire son potentiel nucléaire à terme. Par ailleurs
son intérêt serait de participer au développement du nucléaire mondial.
Or aujourd’hui, malgré le déficit de notoriété du nucléaire – avec
notamment l’accident de Fukushima et les conséquences qui s’en sont
suivies – on constate un retour vers le nucléaire de beaucoup de pays, à
commencer par la Suède qui, la semaine dernière, a fait savoir que le
nucléaire était une industrie d’avenir. C’est le cas de nombreux pays,
notamment les pays les plus peuplés à forte intensité de besoins
énergétiques, la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Égypte et tous les pays
pétroliers qui craignent de voir leur rente pétrolière s’évanouir.
L’Arabie saoudite, il y a encore cinq ans, autoconsommait pour ses
besoins en électricité 26 % de sa production de pétrole. Et quand on
extrapolait les besoins de l’Arabie saoudite sur les trente ans qui
suivaient, on prévoyait qu’elle en viendrait à importer du pétrole. Ce
qui signifiait retourner au sable pour ce pays qui ne peut pas survivre
sans son pétrole. D’où l’urgence des programmes énergétiques de ces
pays, à commencer par les Émirats qui ont construit quatre réacteurs
nucléaires, conscients de la nécessité qu’il y a à prendre le relais du
pétrole par une autre énergie, pour leurs propres besoins et pour
réserver leur outil pétrolier à la géopolitique dont parlait Olivier
Appert.
Oui, la réponse logique d’une France lucide devrait être celle-là.
Mais – conséquence ou hasard ? – nous n’avons plus de ministère de
l’Industrie ni de ministère de l’Energie. Donc le problème n’existe pas.
Jean-Pierre Chevènement
Mais nous avions un ministère du Temps libre !
Je m’inquiète – et vos propos ne m’ont pas rassuré – sur le fait
qu’il faut au moins quinze ans pour élaborer un nouveau réacteur. Cela
demande en effet des études très compliquées. Nous disposons d’un EPR
qui n’est pas au point par rapport à un certain nombre d’exigences, qui
peut-être le sera d’ici quelques années. En 2040 se produira
l’effet-falaise que j’ai décrit tout à l’heure, c’est-à-dire la chute
brutale de la production du nucléaire qui en l’espace de quelques années
va passer de 50 % à 30 % puis à 20 % de notre production d’électricité.
Cela me paraît gravissime. Aucun homme politique ne s’est exprimé sur
ce sujet. Un projet de loi relatif à l’énergie et au climat, qui va être
voté en procédure accélérée à la fin du mois de juin, programme la
fermeture de quatorze tranches nucléaires. Où est le sens de l’avenir ?
Peut-on espérer un réveil de l’esprit de service public, d’un réflexe
patriotique élémentaire ? C’est d’autant plus urgent que ces décisions
se prennent longtemps à l’avance.
À l’arrière-plan de tout ce qui s’est dit, nous sommes confrontés à
l’effet massif de l’idéologie irrationnelle des Verts. Je préfère
parler d’« idéologie des Verts » que d’ « écologie » parce qu’il existe
sûrement une bonne manière de traiter les problèmes écologiques. Je ne
suis pas du tout hostile aux exigences de l’environnement, pas plus que
M. Proglio qui a été longtemps à la tête de Véolia. Selon un effet
idéologique consécutif à la Deuxième Guerre mondiale, à l’horizon de
l’histoire humaine le progrès a été remplacé par la catastrophe. Cet
effet a beaucoup à voir avec les camps d’extermination et avec les
bombardements d’Hiroshima et Nagasaki. La psyché collective fait que peu
à peu cette psychologie s’est emparée de l’opinion à travers les médias
et que, sous la pression médiatique, nous avançons vers le vide, un peu
comme, dans le conte transcrit par les frères Grimm, les rats sont
entraînés vers la Weser par le joueur de flûte de la ville de Hamelin.
Nous sommes dans cette situation pour des raisons profondément
idéologiques et accessoirement politiciennes. On a tiré du résultat des
dernières élections européennes des conséquences indues. En effet, un
certain nombre de gens ont voté pour les Verts parce qu’ils ne voulaient
plus voter pour la gauche, pour des raisons que l’on peut comprendre.
Mais ceci ne justifie pas cela.
Le problème des verrous technologiques se pose quand même. Nous
sommes confrontés au problème massif de l’intermittence des énergies
renouvelables qui ne pourra être surmonté que s’il est possible de
stocker l’électricité. Il y a sans doute beaucoup d’autres verrous
technologiques à faire sauter. Je fais confiance à Pierre Papon, éminent
expert de la question, pour nous les décrire.
—–
[1] M. Proglio a longtemps dirigé Veolia Environnement.
[2] Électrabel est une société anonyme de droit belge fondée
statutairement en 1905. Son nom actuel date de 1990, à l’issue de la
fusion des sociétés Intercom, Ebes et Unerg. L’entreprise fait partie de
Engie – actionnaire à 100 %. Electrabel est active au Benelux où elle
domine le marché.
[3] Tractebel est une société internationale, d’origine belge,
ayant une activité dans l’ingénierie, l’énergie, l’industrie et les
infrastructures. Fondée en 1986, Tractebel appartient au groupe Engie.
Le cahier imprimé du colloque « Défis énergétiques et politique européenne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
Fondation Res Publica I Mercredi 9 Octobre 2019 I | Lu 5067 fois