Deux des plus fins politistes de la place parisienne actuelle, MM. Jérôme Fourquet et Jérôme Sainte-Marie, s’affrontent discrètement par livres récents interposés à propos des mouvements tectoniques qui malaxent en profondeur la vie politique française.
« Archipel français »…
Non sans raisons, Jérôme Fourquet observe que ce qu’il nomme L’Archipel français est écartelé par de puissantes forces répulsives qui déchiquètent les repères fondamentaux de nos concitoyens, qu’il s’agisse du patriotisme républicain traditionnel, de la conscience de classe ouvrière ou de l’ancrage catholique jadis majoritaire de la population française. Comment s’en étonner ? Les militants du progrès social constatent chaque jour à leurs dépens combien il est ardu de construire ce tous ensemble en même temps anticapitaliste que contrarient en permanence les corporatismes étroits, les régionalismes nostalgiques, les particularismes et les communautarismes les plus divers (le premier d’entre eux étant ce rassemblement bleu marine qui substitue sa xénophobie recuite au patriotisme universaliste hérité de 1789 !).
… ou « bloc contre bloc » macrono-lepéniste ?
De son côté, Jérôme Sainte-Marie constate que, sous l’apparence d’une fragmentation à l’infini, la scène sociopolitique française se fige et se polarise sous la forme d’un bloc contre bloc menaçant : d’un côté, le « bloc élitaire » personnifié par Emmanuel Macron ; de l’autre, le bloc populiste, sinon populaire, dont la nébuleuse lepéniste cherche à s’accaparer la représentation politique. Socialement, culturellement et territorialement, ces deux blocs tendent à se heurter frontalement, le « bloc élitaire » n’hésitant pas à réprimer violemment les diverses composantes du mouvement social : Gilets jaunes, mais aussi syndicalistes combatifs, comme on l’avait déjà vu au printemps 2016 quand MM. Hollande, Valls et Cazeneuve dirigeaient les « forces de l’ordre ». Fait nouveau, une part croissante du bloc populaire incarné par les Gilets jaunes, mais aussi par des syndicalistes désabusés du pseudo-« dialogue social » actuel, réplique « coup pour coup », cherche à bloquer l’économie capitaliste et nargue les dominants en tentant d’occuper les « lieux de pouvoir ».
Dialectique de l’euro-fragmentation et de la national-polarisation
Euro–broyage du peuple français ou écartèlement communautariste à l’américaine ? Les points de vue pertinents, quoique passablement symétriques de MM. Fourquet et Sainte-Marie, doivent être dialectisés : sans cela, impossible de combattre efficacement à la fois l’euro-américanisation définitive de notre pays (c’est ce qui attend logiquement une France « archipélisée » où s’affiche l’arrogant tout-globish des élites et où, symboliquement, note M. Fourquet, les nouveau-nés reçoivent massivement des prénoms de séries américaines…) et le triomphe annoncé du parti lepéniste mettant un point final déshonorant à l’histoire du pays de Louise Michel, Jean Moulin et Missak Manouchian. Face à la catastrophe imminente qui menace la dignité et l’existence même de la nation française, est-il d’autre parade progressiste concevable que l’émergence urgente d’une alternative rouge et tricolore ? Et pour porter cette rupture tendanciellement révolutionnaire, quel autre regroupement sociopolitique construire qu’un Front de Résistance Antifasciste, Patriotique, Progressiste et Ecologiste (F.R.A.P.P.E.) défiant à la fois la fascisation xénophobe et la dynamique euro-atlantique et policière, si ce n’est libéral-fascisante, du macronisme rallié par Juppé ?
En effet, c’est bien sur la base d’une fragmentation à l’américaine de l’« archipel français » (euro-privatisation générale du secteur public, montées en miroir du racisme et des replis communautaires, désindustrialisation continue de la France agrémentée de fusions capitalistes transatlantiques, dé-protection sociale galopante, précarisation-ubérisation parrainée par Macron, tout-anglais envahissant jusqu’au « services publics », CETA et marche vers ce que le MEDEF appelle l’ « Union transatlantique ») que s’opère aujourd’hui la polarisation dévastatrice qui profite à la fois au « bloc élitaire » en marche et au camp euro-nationaliste dont les trois têtes de la dynastie lepéniste, de Jean-Marie à Marion en passant par Marine, se disputent le pilotage. Car lorsqu’un partage des eaux s’opère entre des milliers de torrents ruisselant au hasard sur les flancs d’un mont copieusement arrosé, les fleuves dominants qui s’y forment finissent par dévaler respectivement les pentes opposées du massif ; du moins s’il n’existe rien pour les canaliser et si aucune force consciente n’a dessiné à temps le plan d’un château d’eau en entreprenant, si possible, d’en jeter les fondations… Dans un pays aussi radical que l’est historiquement la France, où les crises de régime se sont toujours soldées par de violentes secousses institutionnelles, ce bloc à bloc politique qui est aussi sécession sociale pourrait mener à une guerre civile aussi sanglante que dénuée d’enjeu humaniste : car c’est peu dire que ni l’oligarque méprisant Macron, ni les haineux dirigeants revanchards du Rassemblement « national », ne portent un authentique projet national-populaire (au sens de Gramsci) de démocratie sociale, de coopération internationale, de fraternité civique et de rupture révolutionnaire avec le destructif capitalisme globalisé !
« Bloc contre bloc » et/ou resserrement d’un même étau politique ?
Nul ne niera certes que le partiprésidentiel (LaReM : La Loi des Riches Et de Maastricht) et que le parti lepéniste ne soient voués à se heurter durement. Mais s’affrontent-ils vraiment comme le feraient deux classes antagoniques ? C’est ce que laisse entendre M. Sainte-Marie qui confond quelque peu selon nous l’aiguisement inéluctable de l’antagonisme objectif entre grand capital et peuple travailleur avec la forme dévoyée de cet affrontement que dessine le bloc à bloc ravageur opposant Macron aux lepénistes. Avec mes camarades du PRCF, j’ai dès longtemps montré que ces blocs symétriques qui, tous deux, acceptent le capitalisme (pardon, la « libre entreprise »), l’OTAN et la monnaie unique, « ripent » plutôt l’un sur l’autre comme feraient les deux mâchoires du même étau systémique : une « tenaille » politique à l’entière disposition des dominants et qui, à tout moment, leur sert à prévenir, à dévoyer et à paralyser une véritable résistance populaire ancrée sur le combat social anticapitaliste et assumant la perspective révolutionnaire d’un Frexit progressiste, à la fois patriotique, antiraciste et internationaliste.
Pour vérifier l’existence de cette tenaille systémique, observons de plus près le comportement réel du duo/duel Macron-Le Pen :
- Les dirigeants macronistes et lepénistes sont objectivement, voire subjectivement compères, chacun rabattant vers l’autre pour se poser en recours unique de son propre camp (ils se présentent l’un et l’autre comme un moindre mal face au « pire » que figurerait l’autre bord) et pour ainsi forclore l’émergence d’une alternative antifasciste, anticapitaliste et radicalement euro-critique ;
- le duopole Macron/Le Pen ne cesse de croiser et de « trianguler » ses thématiques : pendant que Marine Le Pen rallie piteusement la monnaie unique européenne (plus question désormais au RN, comme en atteste le départ tonitruant de Florian Philippot, ne serait-ce que d’évoquer un possible Frexit, fût-il de droite et « à l’anglaise »!), l’« internationaliste » Macron choisit Valeurs actuelles pour claironner sa « courageuse » décision de priver les migrants de soins médicaux gratuits ! Du reste, ce qui emboite fondamentalement l’une à l’autre les mâchoires de l’étau macro-lepéniste, c’est l’antisoviétisme revanchard et l’anticommunisme recuit de leurs plus hauts dirigeants : on vient de le voir avec la résolution néo-maccarthyste sur la « mémoire européenne » votée le 19 septembre 2019 par le parlement de Strasbourg avec le plein soutien de Jordan Bardella (RN) et de Valérie Loiseau (LREM), rejoints par Yannick Jadot (Europe Écologie les Verts) et par le social-atlantiste flamboyant Glucksmann Fils. Car au niveau européen, qui est depuis toujours celui des convergences anticommunistes et libéral-fascisantes les plus décomplexées, il n’est aucunement question de « front républicain » prétendant hypocritement isoler l’extrême droite frontiste, et encore moins de barrages antifascistes actifs et effectifs (comme ceux que portèrent jadis victorieusement le Front populaire français, la Résistance à Hitler, le CNR ou… la bataille décisive de Stalingrad !) ; émerge au contraire un analogue bleu-brun du vieux front anti-Komintern qui fédérait jadis tous les réactionnaires d’Europe, de Franco au Comité des Forges « français » en passant par les gouvernements munichois d’Edouard Daladier et de Neville Chamberlain. En réalité, comme dans les années 1930, la nouvelle grande Europe allemande née de l’annexion de la RDA et de l’arrimage à l’OTAN des ex-pays socialistes marche bel et bien sur ses deux jambes – bloc élitaire fédéraliste et ultra-droites xénophobes : toutes tendances confondues, ces « bons Européens » néo-versaillais s’entendent à merveille pour harceler les communistes (que l’on prétendait disparus…) et les syndicats de classe, matraquer la gauche alternative et humilier les pays faibles (la Grèce et autres PIGS). Avec un bel ensemble, ces euro-maccarthystes soi-disant « antitotalitaires » appellent même à mots même pas couverts à débaptiser les lieux publics honorant des communistes et à proscrire sur tout le continent les symboles rappelant l’URSS. Quelle terrifiante revanche posthume pour Hitler et pour l’esprit de guerre froide et de chasse aux sorcières !
Pas d’analyse politique pleinement objective sans adoption consciente du « point de vue de la pratique ».
Car dans la mesure où elle se veut « impartiale » et « non engagée », en un mot, coupée du point de vue de la pratique dans la théorie que le marxisme militant associe au point de vue complémentaire de la théorie éclairant la pratique, la politologie contemporaine la plus subtile ne peut que buter sur d’invisibles limites épistémologiques de classe. Certes, le fin Jérôme Sainte-Marie évoque Gramsci, manie pragmatiquement le concept de classe et cite même avec à propos le 18 Brumaire de Louis Bonaparte d’un certain Karl Marx… Mais c’est aussitôt pour condamner le léninisme et pour fustiger les « dictatures » et les « partis prétendument d’avant-garde » qui s’en réclament. Pourtant, c’est bien le bloc historique mondial dessiné par la Révolution d’Octobre, puis cimenté et élargi par la victoire de l’Armée rouge sur Hitler (et aussi, pays par pays, par la victoire de Fronts patriotiques et populaires intégrant les communistes) qui, après avoir balayé la première grande Europe allemande, a tenu tête au grand capital et au nouveau prédateur mondial : l’Oncle Sam. Ce même bloc historique, qui reposait sur une hégémonie culturelle incluant l’antifascisme et dévaluant l’anticommunisme et le grand patronat collabo, a su soutenir et orienter toutes les luttes sociales, patriotiques, antifascistes et anticoloniales du XXème siècle. Preuve a contrario du caractère ultraréactionnaire de la défaite subie en 1989/1991 par le camp socialiste et par le Mouvement communiste international : c’est bien la destruction systématique, voire l’autodissolution sous influence du mouvement socioculturel planétaire surgi d’Octobre 1917, puis du bloc antifasciste mondial issu de Stalingrad, qui nous conduit aujourd’hui – et pas seulement en France ! – au navrant bloc à blocdéboussolant que décrit J. Sainte-Marie… Si l’on doute du sérieux de cette analyse, que l’on se reporte à l’édito « historique » rédigé par Denis Kessler pour le numéro de novembre 2007 de Challenges. Ce grand patron, alors mentor idéologique du MEDEF, y appelait Sarkozy à « défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance », ce triste résultat à ses yeux d’un « compromis entre gaullistes et communistes » à une époque : la Libération ! – où le PCF bordurait 30% des voix, où la CGT comptait cinq millions d’adhérents et où, ajoute Kessler avec un frisson rétrospectif, « les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général De Gaulle »…
Sciences politiques et… « patience du négatif »
Car, le point de vue de la praxis dans la théorie politique ne peut se contenter de pratiquer le matérialisme historique en détectant les liens de classes qui enracinent les forces politiques dans le mode de production capitaliste : ce que, convenons-en, M. Sainte-Marie fait mieux que certains de ses confrères qui, cultivant le mythe idéaliste d’une autonomie absolue du politique, se moquent des évolutions syndicales et dédaignent les affrontements de classes affichés ou larvés qui se redéployent sans cesse en amont du politique conçu stricto sensu. En réalité, parce qu’il traite les contradictions sociales comme autant de points d’appui structurants pour l’action, le point de vue de la praxis s’identifie à la dialectique matérialiste qui privilégie ce que Hegel nommait la « patience du négatif » et qu’avant lui, Kant avait déjà pointé dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative. Car n’en déplaise au positivisme plat qui tétanise les sciences sociales occidentales, il existe objectivement des faits, voire des processus négatifs, au sens algébrique de ce mot ; et comme tels, ces processus souterrains, qui agissent de l’autre côté du miroir, demeurent invisibles à l’observateur « désengagé » désirant s’abstraire de l’action de, mais aussi de l’action sur ces contradictions objectives. C’est déjà d’un tel phénomène ontologiquement négatif (que Jacques Derrida nommera plus tard hantise) que partait déjà le fameux incipit du Manifeste du Parti communiste de 1848 : « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme ». Sur ce plan proprement méthodologique, on peut aussi parler des efforts de Freud pour détecter l’action paradoxale, en creux, de l’inconscient psychique, ou de l’approche cosmo-physique contemporaine de l’énergie du vide quantique et de ses éventuels effets sur l’expansion cosmique ; pour en revenir au champ sociopolitique, on peut aussi évoquer la troublante mise à jour par le socio-démographe Emmanuel Todd de l’influence politique souterraine exercée en France par les restes du « catholicisme zombie » qui agissent sur le paysage politique hexagonal actuel à la manière des photons et autres neutrinos qui continuent de frapper la Terre alors que l’étoile lointaine qui les a émis s’est éteinte depuis des milliers d’années.
Dé-communisation du PCF et dénationalisation de la France
Aujourd’hui, la négativité d’une invisible taupe sociopolitique réactionnaire poursuit, et même approfondit et accentue son action, aux échelles géopolitique, européenne et hexagonale. A l’échelle mondiale, il s’agit de la contre-révolution signalée ci-dessus qui, en détruisant le camp socialiste et en disloquant son allié de toujours, le front anti-impérialiste des pays dominés, a provisoirement rendu l’initiative historique au capitalisme-impérialisme en renvoyant provisoirement dans les cordes le camp des luttes prolétariennes, des peuples dominés et du front mondial pour les lumières (cf. la remontada planétaire des fondamentalismes religieux). En France même, l’entreprise patronale de désindustrialisation méthodique du pays, les campagnes médiatiques anticommunistes incessantes, et surtout l’irréversible arrimage idéologico-électoral du PCF au PS, à la « Gauche européenne » et à l’eurocommunisme, ont irréversiblement dénaturé et déprolétarisé le ci-devant Parti communiste français. Pour reprendre un terme dont les Russes flétrissent l’accablant bilan de Mikhaïl Gorbatchev, la mini-catastroïka à la française qu’a constituée la mutation-dénaturation du PCF, suivie des dérives « euro-constructives » analogues de l’état-major CGT, impacte sourdement depuis des décennies la vie politico-syndicale nationale à la manière d’une inavouable pulsion de mortsociopolitique ; en pratique, elle a privé le monde du travail des outils qu’il s’était historiquement forgés depuis le Congrès de Tours (1920) pour « faire sujet » collectivement, assurer sa défense syndicale, construire son hégémonie culturelle (dont s’approchait en 1945 le parti d’Aragon, Picasso et autre Langevin) et pour pouvoir, in fine, conquérir le pouvoir politique et bâtir un mode de production nouveau, le socialisme-communisme. Amplifiée par la capitulation idéologique des appareils prolétariens euro-recadrés, cette interminable maladie auto-immune du mouvement ouvrier a suivi, accompagné et facilité la casse méthodique de l’industrie française, l’euro-privatisation des services publics, la maltraitance austéritaire au long des agents des services publics, le démembrement de l’agriculture familiale et l’américanisation galopante de cette l’intelligentsia hexagonale, tous secteurs socioculturels dont la somme composait la « France des travailleurs » chantée par Jean Ferrat. Car le PCF, jadis premier parti de France, a longtemps su comme nul autre mettre « le monde du travail au centre de la vie nationale », unir le drapeau rouge au drapeau tricolore, souder l’héritage d’Octobre 1917 à celui de 1793 pour lier efficacement le patriotisme républicain au combat de classe international pour le socialisme…
La reconstruction du sujet politique : une exigence objective
Or, souligner ce double processus négatif de dé-communisation et de dénationalisation de la France – un processus bidimensionnel que minimisent les politistes prisonniers de la division capitaliste du travail scientifique -, c’est refuser du même coup la posture d’accompagnement du mourant français que prône subtilement la politologie française « désengagée » ; mais c’est aussi dessiner en pointillés ce qu’il faut désormais faire à marche forcée pour reconstruire d’urgence le sujet politique communiste et républicain. Et aussi pour tacler l’ultra-droite qui, prenant sa revanche sur 1945 à l’instar de M. Denis Kessler, « hante » à son tour l’Europe en usurpant la place des ex-avant-gardes prolétariennes en proie à l’auto-flagellation. Le constat de plus en plus patent du bilan humainement catastrophique de la contre-révolution mondiale devrait donc conduire à remettre en cause ce que le philosophe italien Domenico Losurdo appelait l’ « auto-phobie communiste ». Cette dernière a en effet mené nombre de partis communistes à déserter les usines et les secteurs précarisés du monde du travail, à substituer au tranchant du marxisme-léninisme « ringard » un « marxisme novateur » totalement décaféiné ; et pour compenser et contrebalancer ce piteux oubli de soi, ils ont rallié dans son principe la « construction » européenne en s’enchaînant au très rosâtre Parti de la Gauche Européenne. Ces partis irréversiblement décommunisés, et si j’ose dire quelque peu « dé-salinisés » (c’est-à-dire passés à l’édulcorant) mais qui occupent toujours en apparence l’espace du communisme médiatiquement identifié, ont abandonné la classe ouvrière ancienne et nouvelle ; ils ont – en vain d’ailleurs ! – privilégié les thématiques petite-bourgeoises chères aux cadres métropolitains. Ce faisant, ils ont favorisé les dérives néolibérales de la social-démocratie, désormais délestée de contrepoids prolétarien sur sa gauche et ils ont abandonné les couches populaires, soit à l’extrême droite usurpant le drapeau national, soit aux communautaristes récupérant et exploitant les souffrances des travailleurs issus de l’immigration. A la condition qu’il sache prendre du recul par rapport au clinquant du bougisme à la mode en se souvenant du mot d’Arthur Rimbaud, « il faut être résolument moderne : tenir le pas gagné », chaque militant progressiste mesure d’ailleurs chaque jour ce qui manque objectivement et subjectivement à notre peuple, pourtant incurablement frondeur comme l’a rappelé le mouvement des Gilets jaunes, pour résister efficacement et pour engager une nouvelle Révolution française sans laquelle notre pays se déchirera et implosera. Car ce qui fait défaut aux forces populaires d’aujourd’hui pour l’emporter, c’est moins la combativité sociale (qui se mue parfois en rage autodestructive faute de perspective politique cohérente) qu’un parti ouvrier combatif analysant le monde d’aujourd’hui, dénonçant la nature intrinsèquement réactionnaire de l’UE, osant enfin prôner un Frexit progressiste (démocratie populaire nouvelle, nationalisations démocratiques, reconstruction du produire en France, réduction drastique des inégalités, rebond de la protection sociale et des services publics, politique internationale progressiste et non alignée, transition écologique, égalité des sexes…), associant la Marseillaise des Gilets jaunes à l’Internationale des cortèges CGT et soutenant offensivement un nouveau syndicalisme de classe ; bref, un parti orientant de manière organisée la lutte commune des militants ouvriers et des intellectuels progressistes pour une nouvelle hégémonie culturelle liant le combat social aux combats « sociétaux » de manière à dessiner un socialisme-communisme de nouvelle génération. Sans cette recomposition des avant-gardes politique, sociale et culturelle, que dénie le fatalisme structurel de la politologie « apolitique », impossible de fédérer durablement sous l’autorité du mouvement populaire les chantiers « archipélisés » de l’alternative révolutionnaire : banlieues en révolte, périphéries en gilet jaune, jeunesse étudiante en mal d’idéal, couches moyennes en voie de déclassement rapide !
Germes objectifs et orientations pratiques pour la renaissance du sujet politique progressiste
Cette renaissance politique ne relève pas du vœu pieux. Certes, la France insoumise a fortement régressé ces deux dernières années, quantitativement et qualitativement ; certes, elle s’est scindée en deux courants, l’un boboïsant et euro-compatible que symbolise Manon Aubry, et l’autre, souverainiste, emmené par Djordje Kuzmanovic, lequel récuse haut et fort la référence à la gauche. Peut-on pour autant oublier ce fait politique majeur : Jean-Luc Mélenchon a obtenu en 2017 près de 20% des suffrages sur une ligne à la fois progressiste, anti-oligarchique, patriotique et partiellement euro-critique (« l’UE, on la change ou on la quitte » disait-il encore en 2017) ? L’éventualité d’une alternative à la fois progressiste et « indépendantiste », comme disait alors « JLM », n’est donc en rien une pure construction mentale d’intellectuels coupés de la Realpolitik. Il faut plutôt se demander pourquoi la France insoumise (FI) n’est pas devenue une France Franchement Insoumise à l’UE (FFI), comme y appelait le PRCF qui invitait alors tous les communistes non euro-alignés à se détacher de Pierre Laurent (incurablement européiste, le président du PCF lorgnait du côté de Benoît Hamon) pour tirer la FI, mais aussi les syndicats de classe et avant tout, la masse des ouvriers, dans la direction conjointe de la résistance sociale, du « tous ensemble » anticapitaliste et du Frexit internationaliste. Car le potentiel éminemment progressiste d’une Gauche populaire et patriotique relançant l’alliance rouge-tricolore jadis portée par le PCF ne s’est pas évanoui en France, et elle pourrait rassembler bien au-delà de l’électorat populaire traditionnel de la gauche si, par l’intervention conjointe d’avant-garde des communistes vraiment révolutionnaires, le travail méthodique entrepris par le PRCF pour unir le drapeau rouge au drapeau tricolore contre le RN lepéniste et contre l’UE supranationale était mené par tous les communistes fidèles aux idéaux révolutionnaires, par tous les syndicalistes conscients de l’extrême toxicité sociale de l’UE, par tous les patriotes franchement antiracistes et par tous les internationalistes résolument hostiles à la belliqueuse OTAN.
Par ailleurs, le sursaut réellement populaire et effectivement progressiste est moins affaire d’attente messianique ou de contemplation « impartiale » résignée que de travail militant organisé : réélaboration théorique, programme concret accompagnant le futur Frexit progressiste, lutte idéologique contre l’anticommunisme, le racisme et l’européisme, remaillage organisationnel au plus près de la classe ouvrière des entreprises, des services publics et des quartiers populaires, etc. Déjà, au cours d’une longue marche invisible qui finira par aboutir si la répression ne détruit pas avant-terme ses colonnes en voie de rajeunissement, des militants franchement communistes refusant l’auto-sabordage « mutant » du PCF se réorganisent depuis des décennies en unissant le combat social, l’engagement patriotique et la défense anti-impérialiste de la paix. Parallèlement à cela, des bases syndicales rouges de plus en plus nombreuses dénoncent la direction jaunâtre de la CFDT, s’affilient à la Fédération syndicale mondiale et appellent aux convergences avec les gilets jaunes et avec les militants politiques de progrès pour chasser Macron, bloquer les contre-réformes maastrichtiennes et construire la contre-offensive populaire. Qui refuse de partir de ces résistances sociales et ouvrières (RATP, SNCF, raffineries, travailleurs précaires des ronds-points…) de moins en moins sourdes, qui refuse de voir venir – parce sa pratique purement institutionnelle de la science la lui rend structurellement opaque – l’insurrection prolétarienne/populaire qui lève sourdement dans le pays, qui traite en quantités négligeables les militants censurés de la renaissance communiste et de la recomposition patriotico-populaire, qui refuse, en un mot, de saisir que, comme le disait Bourdieu, les sciences sociales sont un « sport de combat » et que l’objectivité n’est pas l’objectivisme plat (début 68, l’édito du Monde déclarait que La France s’ennuie !), ne « verra » jamais qu’une des faces de la situation hexagonale et ne propagera jamais à son insu que fatalisme et résignation : positionnement inconsciemment militant qui valide « scientifiquement » ce que M. Sainte-Marie appelle l’alternative interdite ! Surtout, il faut cesser d’isoler la scène politique française dont il convient de rattacher la forte sismicité à l’explosive situation sociale mondiale que suscitent les affrontements de plus en plus foisonnants, fussent-ils contradictoires et croisés, entre travail et capital, entre peuples insurgés et empires continentaux, entre jeunesse éprise de vie et course mondiale vers ce tout-profit qui mène l’humanité à l’écocide ou à l’auto-extermination militaro-nucléaire.
Changer pour « voir », comprendre pour changer
Ce n’est donc pas seulement parce que l’éthique militante interdit de capituler devant le broyeur systémique de l’euro-dissolution et du nationalisme réactionnaire qu’il faut redoubler d’efforts pour reconstruire le parti communiste de combat et la gauche patriotique et populaire. Car sans eux, le peuple de France finira par ressembler à cette plèbe romaine déchue que se disputaient jadis les Optimates de Pompée et les Populares de César. Pour conjurer cette « mauvaise fin » de l’histoire… de France, il faut redessiner un sujet scientifique consciemment actif et politiquement intervenant : sans cela, la science académique ne percevra jamais que d’irrésistibles trous noirs politiques sans prendre en compte cette énorme, et potentiellement positive énergie sombre qu’est le déficit réellement existant d’une avant-garde impulsant une large alliance rouge-tricolore ciblant à la fois Macron, le RN et l’UE atlantique. A la manière d’un psychanalyste reconstituant par l’écoute le « chapitre censuré de mon histoire », il faut donc prêter l’oreille et faire droit au désir d’avant-garde politico-culturelle qui sourd à des degrés divers du monde du travail, des couches moyennes déclassées, de la jeunesse en mal d’idéal et d’une partie des intellectuels en quête de sens.
Comprendre pour transformer : la réciproque vaut !
Le point de vue pseudo-objectif de la « contemplation impartiale » doit alors céder la place à celui, non pas moins mais plus objectif in fine, de la transformation sociale : car à l’instar de la microphysique contemporaine, le « Prince moderne » qu’évoquait Gramsci ne saurait renoncer, par préjugé spéculatif, à agir sur le réel pour comprendre le monde. Or, de cette dialectique matérialiste fusionnant pratique et théorie pour détecter et libérer les possibles révolutionnaires, le léninisme est historiquement le nom. Car que servirait-il au final de déplorer l’archipélisation de la France et/ou le consternant bloc contre bloc décrit par J. Sainte-Marie si cela ne sert qu’à démotiver les résistants sociaux au lieu de les aider à reconstruire à temps une avant-garde politique digne de ce nom, un syndicalisme de classe gagnant et une Gauche antifasciste, populaire et patriotique cimentant le front anti-oligarchique large de la classe ouvrière et des couches moyennes ? Sans cela, impossible de rouvrir à notre peuple la voie révolutionnaire vers une société socialiste qu’a toujours eu pour fonction de forclore la « construction » euro-atlantique du grand capital…
Georges Gastaud – 25 novembre 2019
Ce texte très intéressant me laisse un goût de trop peu car n’apparaît pas clairement la finalité du combat communiste : la destruction du capitalisme et son remplacement par un état socialiste qui s’éteindra progressivement pour laisser la place à la société communiste.