ÁNGELES MAESTRO– RED ROJA-13/12/2019
Deux processus qui s’opposent, mais de la même origine, secouent la convulsive Amérique latine, le coup d’état en Bolivie et la révolte massive des peuples contre la version la plus sauvage du capitalisme.
L’origine en est la même : l’approfondissement de la crise générale qui secoue le centre de l’impérialisme et intensifie sa nature prédatrice, ignorant, comme toujours, les masques de la démocratie avec lesquelles il se couvre en période de prospérité relative.
La victoire électorale d’Hugo Chávez en 1998 a marqué le début d’un processus au cours duquel arrivent aux gouvernements d’importants pays d’Amérique latine des forces politiques qui renversent les représentants des bourgeoisies alliées à l’impérialisme et favorisent, à des divers degrés, des mesures visant à améliorer le niveau de vie des classes populaires et la nationalisation des entreprises et des ressources.
Depuis quelque temps déjà, les porte-parole de la Maison-Blanche, après avoir constaté leurs difficultés économiques et militaires dans d’autres parties du monde, ont annoncé qu’ils remettaient la cible en vue dans leur arrière-cour. Dans la présentation du document qui résume la stratégie pour la période 2017-2027 du Commandement Sud (USSOUTHCOM par ses initiales en ingĺés) intitulé « Theater Strategy« , son chef a signalé la priorité que l’Amérique latine et ses énormes ressources naturelles ont à nouveau pour les Etats-Unis [1].
L’intensification du paramilitarisme en Colombie, aujourd’huí sans l’endiguement des FARC, les tentatives de déstabilisation au Venezuela et au Nicaragua avec l’objectif évident de déclencher un coup d’État, ou le coup d’État qui semble avoir été consommé en Bolivie quand j’écris ces lignes, répondent au même programme réédité pour la énième fois dans la toujours pillée Amérique latine.
Le scénario et la mise en scène sont signés par les États-Unis avec un rôle de plus en plus important d’Israël dans l’industrie de la répression [2]. L’exécution directe a eu lieu (comme toujours) par les brutales oligarchies locales, pleines de haine et de racisme à l’égard de la classe ouvrière et des peuples autochtones, à l’image de ceux qui, au nom de la croix et de l’empire espagnol, ont lancé le pillage de l’Amérique latine.
Il convient de noter qu’à l’exception du Venezuela (en particulier après la tentative de coup d’État de 2002), les différents gouvernements progressistes n’ont pas procédé à l’épuration des appareils de l’État. À la tête du pouvoir judiciaire (comme on a pu le constater au Paraguay ou au Brésil), de l’armée et de la police, sont restés les représentants des mêmes classes sociales qui avaient été temporairement éloignées des gouvernements et qui systématiquement recourent à l’impérialisme étasunien pour récupérer leurs privilèges
Il est particulièrement significatif que, malgré l’intensification de la pénétration militaire américaine dans la région (il y a 75 bases militaires américaines dans différents pays[3], la Colombie a formalisé son entrée dans l’OTAN en 2018, que depuis 2008 la IVe Flotte a été réactivée et les manœuvres militaires » Unitas » sont de plus en plus fréquentes, avec la participation de nombreux pays de la région[4]), des pays comme l’Equateur de Correa ou la Bolivie d’Evo Morales n’aient pas rompu dans leurs pays la chaîne du contrôle impérial de leurs armées et leurs forces de sécurité.
Mais cette main de l’impérialisme américain ne doit pas nous cacher les intérêts européens et surtout ceux des multinationales espagnoles (aussi impérialistes que celles de Washington) qui très probablement ont été derrière le coup d’État en Bolivie, comme lors du coup d’État raté contre Chavez en 2002.
Il est pratiquement impossible qu’un mouvement de l’envergure du coup d’État en Bolivie n’ait pas été connu par la très importante représentation d’entreprises espagnoles dans ce pays et dans l’ensemble de l’Amérique latine.
Il ne faut pas oublier que l’Espagne est le deuxième pays investisseur de la région (après les États-Unis) et que cette situation, qui a commencé dans les années 1990, est étroitement liée à la récente construction du capitalisme espagnol. Après le démantèlement du secteur industriel dans les années 80 et 90 (le PIB est passé de 34% du total à 15% [5]), mené par l’entrée de l’Espagne dans la CEE (1986) et dénommé euphémiquement «reconversión industrial », le gouvernement du PSOE puis celui du PP, ont privatisé en temps record le monopole public des entreprises stratégiques dans les hydrocarbures, la téléphonie, les transports, la banque, les communications, l’électricité, etc. Les nouvelles entreprises privatisées à un prix d’aubaine, qui amassent rapidement des fortunes considérables (moyennant une clientèle captive et les portes tournantes), se sont organisées en un trust créé à la demande du gouvernement de Felipe González et sous sa direction. L’objectif était de réaliser, à travers des pressions et des pots-de-vin, la vente, également à des prix ridicules, des ressources naturelles et d’entreprises publiques des différents pays d’Amérique latine. Le succès a été énorme.
Dans un article récent intitulé Le régime de transition et le capitale espagnol dans le pillage de l’Amérique latine [6], j’ai analysé ce processus.
En voici quelques données des privatisations concernant la Bolivie:
• REPSOL a acheté IPBF en 1995 et contrôle, à ce jour, 45% des réserves de gaz et 39% des réserves de pétrole.
• Red Eléctrica Española (privatisée malgré un nom aussi patriotique) a acheté la société publique de distribution d’électricité bolivienne ENDE en 1995.
• Depuis 1997, BBVA contrôle deux fonds de pension privatisés qui représentent le 53% du total.
• Les autres sociétés ayant des activités importantes dans le pays sont IBERDROLA, Unión Española de Explosivos, Editorial Santillana, Abertis, etc.
L’Espagne est le deuxième investisseur en importance en Bolivie, derrière seulement les États-Unis. Beaucoup de ces multinationales espagnoles et européennes, en particulier de l’Allemagne, étaient en conflit avec le gouvernement d’Evo Morales, qui avait l’intention d’assumer, même si c’était en partie, son contrôle.
Quelques semaines avant le début du coup d’Etat, le gouvernement d’Evo Morales avait annulé un projet d’association pour l’exploitation du lithium entre la société publique Yacimientos de Litio et la multinationale allemande ACI Systems[7]. Un an auparavant, le gouvernement de La Paz avait confié à une entreprise chinoise l’exploitation d’une usine de lithium, abandonnant les projets présentés par des entreprises espagnoles : Asociación Accidental TSK SEP Electrónica Electricidad, un groupe d’entreprises présidé par Sabino García, riche homme d’affaires de Gijón, INTECSA Industrial (filiale de l’ACS de Florentino Pérez) et l’association accidentelle AFK ACI Group[8],.
Le coup d’État en Bolivie a eu le même résultat que d’autres coups d’État contre des gouvernements progressistes en Amérique latine, à commencer par le coup d’État le plus emblématique et le plus terrible, celui du Chili de 1973 contre l’Unité Populaire du pays. L’Église catholique et d’autres sectes religieuses y ont joué un rôle important, comme dans d’autres renversements de gouvernements populaires dans la région. « La Bible retourne au palais du gouvernement« , tel était le slogan des putschistes boliviens.
Diverses publications[9] ont documenté le rôle des ONG dans le financement du coup d’Etat, sous prétexte d’aide humanitaire, et leur pénétration dans les médias. On sait depuis longtemps que l’USAID a développé des projets d' »autonomie régionale », c’est-à-dire des projets déstabilisateurs des oligarchies locales de l’Est de la Bolivie, dans les régions les plus riches. Les incendies de forêt d’août dernier, à la veille des élections, visaient à dépeindre Evo Morales comme un agresseur de l’environnement. Quelque chose de semblable à ce qui a été fait à Saddam Hussein avec la fabrication du » éco-terroriste » ou le cormoran inondé de pétrole, qui a servi à justifier les bombardements contre l’Irak en 1991. Le journal espagnol El País soulignait l’objectif avec clarté : » Tout au long de sa gestion, Morales a soutenu que désormais, dans aucun domaine, le pays n’a besoin de “demander l’aumône” aux puissances mondiales. Ce discours rend difficile pour lui d’approuver une déclaration de « catastrophe nationale », ce qui, selon la législation nationale, impliquerait d’accepter que l’État n’a pas la capacité de faire face à la tragédie. Des dizaines d’institutions environnementales et civiles, dont l’Église catholique, ainsi que des manifestations spontanées dans les trois principales villes boliviennes (La Paz, Santa Cruz et Cochabamba), lui ont demandé de faire cette déclaration [10].
Les uns préparent le scénario du coup d’État et d’autres, comme Pedro Sánchez et l’UE, fidèles aux multinationales qu’ils représentent et retranchés derrière l’équidistance «contre la violence»[11], justifient les putschistes. Ils partagent même l’outrageant décret du gouvernement putschiste qui autorise les forces répressives à tuer et « prévoit l’exonération de responsabilité pénale, sous certaines conditions, pour le personnel des forces armées participant aux opérations de rétablissement de l’ordre interne ». Le comble de la complicité dans le crime est l’envoi d’instructeurs de la police espagnole pour former les carabiniers chiliens. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de troisième voie.
Attilio Borón, au cœur de la résistance désarmée du peuple bolivien et après la démission d’Evo Morales, écrivait: «Les ‘forces de sécurité’ entrent en scène. Nous parlons ici d’institutions contrôlées par de nombreuses agences, militaires et civiles, du gouvernement des États-Unis. Elles les entraînent, les arment, font des exercices conjoints et les éduquent politiquement. J’ai eu l’occasion de le constater lorsque, à l’invitation d’Evo, j’ai ouvert un cours sur l’anti-impérialisme à l’intention des officiers supérieurs des trois armes. À cette occasion, j’ai été bouleversé par le degré de pénétration des slogans les plus réactionnaires des États-Unis hérités de la Guerre froide et par l’irritation indicible causée par le fait qu’un autochtone était président de son pays. Ce que ces forces de sécurité ont fait, c’est se retirer de la scène et laisser le champ libre à l’action incontrôlée des hordes fascistes, comme celles qui ont agi en Ukraine, en Libye, en Irak, en Syrie pour renverser, ou essayer de le faire dans ce dernier cas, des dirigeants ennuyeux pour l’empire- et ainsi intimider la population, le militantisme et les figures mêmes du gouvernement. C’est-à-dire une nouvelle figure sociopolitique : le putschisme militaire par omission”, laissant que les bandes réactionnaires, recrutées et financées par la droite, imposent leur loi. Une fois que la terreur règne et que le gouvernement est sans défense, le dénouement était inévitable»[12].
Les peuples de l’État espagnol ont une responsabilité particulière à l’égard des peuples latino-américains et les raisons en sont accablantes :
· •Il est plus que probable que les intérêts des entreprises espagnoles soient complices du coup d’État en Bolivie
· Nous avons devant nous les mêmes capitalistes exploiteurs qui, sous l’un ou l’autre sigle de l’extrême-droite, alimentent l’affrontement des couches les plus désespérées de la population avec les immigrés. Personne ne parle des travailleurs qui fuient le pillage de leur pays par les multinationales d’ici. Le but est de nous diviser, de nous empêcher de regarder en haut et de voir la main des mêmes puissants manier les leviers de la tragédie.
Il est essentiel que la classe ouvrière et le peuple, comme le font les Vénézuéliens et les Cubains, tirent du sang versé les enseignements que l’histoire nous montre avec insistance. Le capitalisme et l’impérialisme, c’est indifférent qu’ils soient américains ou européens, ne s’arrêtent ni aux considérations démocratiques, ni au massacre des populations non armées. C’est pourquoi, lorsqu’un peuple décide de récupérer (ne serait-ce qu’en partie) les ressources qui lui appartiennent souverainement et la richesse construite avec son effort, il doit se préparer à les défendre avec ses propres armes.
Nous nous manifesterons à Madrid le samedi 21 décembre, à 18 heures, de Glorieta de Atocha au ministère des Affaires étrangères, contre le coup d’État impérialiste et en solidarité avec la lutte des peuples latino-américains.
NOTES
[1] Navarro Santiago (2018) La nueva estrategia del Comando Sur de los Estados Unidos en Latinoamérica. http://rcci.net/globalizacion/2019/fg3932.htm
[2] Dans cet article «Israël y su larga data en América Latina» Yadira Cruz Valera analise l’implication d’Israël dans des divers coups d’État en Amérique Latine.
https://www.prensa-latina.cu/index.php?o=rn&id=308864&SEO=israel-y-su-larga-data-en-america-latina .
Ici on fait référence aux nombreuses allégations d’utilisation d’armes
et de techniques militaires israéliennes dans la répression des mobilisations populaires contre Piñera au Chili http://piensachile.com/2019/11/chile-e-israel-una-alianza-asesina/
[3] http://www.institutodeestrategia.com/articulo/americas/estados-unidos-otan/20171030175356007625.html
[4] Les pays d’Amérique latine participant aux manœuvres
militaires Unitas 2018, avec les États-Unis, étaient l’Argentine, le
Brésil, le Costa Rica, l’Équateur, le Honduras, le Mexique, le Panama,
le Honduras, le Royaume-Uni et la République dominicaine.
[5] https://www.asturbulla.org/index.php/temas/economia/32685-el-impacto-de-la-ue-en-la-industria-espan-ola
[6] Maestro Martín, Ángeles (2018) «El Régimen de la Transición y el capital español en el saqueo de América Latina». http://redroja.net/index.php/autores/angeles-maestro/4862-el-regimen-de-la-transicion1-y-el-capital-espanol-en-el-saqueo-de-america-latina#sdfootnote16sym
[7] https://www.pv-magazine-latam.com/2019/11/04/bolivia-cancela-la-joint-venture-para-explotar-el-litio-con-una-empresa-alemana/
[8] http://www.finanzas.com/noticias/empresas/20180518/consorcio-chino-adjudica-millones-3843525.html [9]https://www.tercerainformacion.es/articulo/internacional/2019/12/06/demuestran-implicacion-de-eeuu-en-golpe-de-estado-en-bolivia
[10]https://elpais.com/internacional/2019/08/27/america/1566924897_335190.html
[11] https://www.tercerainformacion.es/articulo/actualidad/2019/11/12/el-gobierno-espanol-condena-la-intervencion-del-ejercito-para-forzar-la-dimision-de-evo-morales-pero-elude-hablar-de-golpe-de-estado
[12] http://atilioboron.com.ar/el-golpe-en-bolivia-cinco-lecciones/
source: https://blogs.publico.es/otrasmiradas/26666/las-venas-de-america-latina-vuelven-a-sangrar/
traduction depuis l’espagnol Red Roja