Comme l’écrit Ariane Bavelier dans « Le Figaro » : Fabienne Verdier « assure faire résonner le cosmos dans son geste de peintre ». Diplômée tant de l’école des Beaux-Arts de Toulouse que de l’Institut des beaux-arts du Sichuan ; cette artiste recherche le geste commun aux calligraphes chinois et aux peintres flamands. Une telle quête peut-elle aujourd’hui redonner du sens à la peinture ? Va-t-elle au-delà de la recherche d’une identité nombriliste ? Deux militants du Pôle ont vu l’exposition de ses œuvres. Leur point de vue est pour le moins partagé….
Sortie en pleine peinture
Lors d’une promenade automnale et matinale , je m’émerveillais à haute voix de la vibration du rouge laqué du cynorhodon avec ses feuilles encore vertes. Ma vieille amie qui en avait vu d’autres moqua -vertement- ma puérile niaiserie d’un impitoyable “tu as jamais vu un gratte cul?”. Bien loin d’en rougir – de honte – je savourai doublement cette incidence éphémère du rayon de soleil sur le fruit ce matin là, et avec l’éternel retour de cet étonnement, la joie même d’être étonnée, encore.
À deux battements d’aile du marché du temple de la nativité sur un Cours Mirabeau grouillant de chalands captés par les illuminations “LED” si bien nommées, le musée Granet prolonge jusqu’au 5 janvier l’exposition “Sur les traces de Cézanne”. Allez savoir pourquoi, je fus peu à peu habitée de la même sensation d’être traversée par ces lumineuses particules que lors de ma balade de fructidor.
Fabienne Verdier m’était totalement inconnue jusqu’à cette visite de rattrapage. C’est donc munie de quelques lectures, commentaires et critiques glanés sur la toile que je franchissais le tourniquet. Les éléments biographiques et critiques insistent à l’envi sur la période de longue immersion taoïste de l’artiste entre ses 20 et 30 ans – elle en a aujourd’hui 57 – comme déterminant sinon unique, du moins essentiel, de son travail.
S’il serait présomptueux d’effacer cette période dont les traces, c’est le cas de le dire, sont aveuglantes dans les surfaces présentées au regardeur, la connotation trimballée par le gloubiboulga ésotérique libéral autour des philosophies orientales peut – et peut être sert-il à ça- faire écran, et c’est un comble, à la réception des œuvres. Car enfin, nous sommes plongés dans un univers de formes et de couleurs qui se suffisent à elles mêmes. C’est en effet deux bandes puissantes de rouge et sur fond vert – tiens, les revoilà les couleurs de mon gratte-cul et de son feuillage – qui s’impriment sur la rétine. Y allant voir de plus près, j’appris que ce tableau, de même que tous ceux de cette salle, est une citation travaillée et interprétée avec ses propres outils matériels, plastiques et conceptuels par Fabienne Verdier, au terme d’ une année passée à sonder les chefs d’œuvre de la peinture flamande, des Van Eyck, Memling et autre Van Der Weyden.
Tout un travail préparatoire donc, de décodage, de dessin, d’extraction des formes à l’opposé d’une spontanéité et d’une improvisation nullement revendiquées d’ailleurs. Quand Fabienne Verdier dit pouvoir peindre les yeux fermés, peut être pouvons nous entendre qu’elle “répète” sa peinture par des esquisses, des croquis, des dessins sur le motif aussi. Elle répète encore sur la toile à vide avant de s’emparer de ses pinceaux géants . Que ce que découvre le spectateur soit le résultat d’une épreuve physique et mentale de plusieurs semaines au cœur, sur la crête, dans les sites emblématiques de la montagne, les panneaux résultant de l ‘Atelier nomade de 2018 de (la montagne) Sainte Victoire le disent avec vigueur. Les traînées de peinture appliquées sur la toile de soie – préparée par une superposition de couches de résines, glacis, vernis, couleurs et substances diverses pour obtenir la surface souhaitée – par des queues de cheval gorgées de plusieurs litres de matière et conduites grâce à un guidon relié à un système mécanique de poulies et de rails, épousent le profil de Sainte Victoire consacré par Cézanne et sa tectonique minérale. Les quatre-vingt peintures de Cézanne ont modifié à jamais notre vision de l’orgueilleuse vigie aixoise. Très loin des produits dérivés, Fabienne Verdier offre à notre regard des variations, dont la « Brèche aux moines ». Les couleurs de celle-ci rappellent la poudre noire et les barres à mines utilisées pour son ouverture en 1662: les moines voulaient faire entrer la lumière.
Les œuvres de cette salle consacrée à la Montagne expriment picturalement la formule d’un Élisée Reclus rappelée dans le cartouche “ L’Homme, c’est la Nature qui prend conscience d’elle-même”. Expérience visuelle de confrontation aux formes, aux couleurs, à la matière, au mouvement, le sentiment d’une randonnée en contrée inconnue et intime habite le flâneur visiteur.
Perdre son temps avec Fabienne Verdier –
Chronique de la régression artistique bourgeoise.
En ce dimanche premier jour de décembre, alors que la pluie s’abattait violemment sur la ville d’Aix et que les cieux semblaient vouloir noyer la Provence, je me réfugiais au musée Granet où, je le croyais, un peu de chaleur attendait mon cœur.
Mais au lieu de la douceur des aquarelles et du pays de Cézanne, c’est la brutale vulgarité du gargantuesque balai qui sert de pinceau à Fabienne Verdier que je trouvai là. Découvrant l’ « artiste », sa vie, son « œuvre », j’ai immédiatement compris que l’exposition allait être une épreuve : celle d’arpenter les voies impénétrables d’un certain art contemporain, celui qui cherche toujours l’originalité par l’avant-garde, le pas de côté, l’ « en dehors de ». Celui qui, de ce fait, ne trouve rarement rien de plus que la banalité du transgressif ou de l’ésotérique.
Verdier est de ces « artistes ». La conformité de ses peintures n’a d’égale que leur affligeante laideur (cf. VERDIER Fabienne, 2011, Sedes Sapientiae). Celles-ci ne représentent rien, ne disent rien, ne chantent rien. Le spectateur ne peut s’immerger dans aucune spatialité, il est dans l’incapacité de vivre ce moment que devrait lui suggérer l’artiste. Toute résonance est impossible : le regard glisse sur le tableau comme un savon sur une plaque de verglas.
Alors, comme il est d’usage dans la pauvreté esthétique des avant-gardes, le cartel joue le rôle du canot de sauvetage (que son charabia s’empresse de saborder). L’exhibition des considérations subjectives de l’artiste doit palier à l’inconsistance de l’œuvre en lui conférant une légitimité extérieure. Au lieu de transmettre un moment de vie par la peinture (i.e. de faire son boulot), la peintre tente de nous le raconter. Le lien entre l’œuvre et le récit ? Aucun. Les formes, les couleurs, la technique sont choisies arbitrairement, sans fondement autre que des associations de signes personnelles. Un geste, une inspiration, un élan spontané, voilà ce que doit être la peinture pour ces artistes. « Je peins presque les yeux fermés », se vante l’artiste. Une excellente façon de révéler que l’intuition importe plus que le résultat ; que la reproduction (du Même) l’emporte sur la transmission (à l’Autre).
En effet, les arts dits « d’avant-garde » opèrent, par rapport au romantisme, un renversement dialectique dans le rapport du particulier au général. La recherche de l’essence de la singularité de l’être pour l’œuvre est devenue la recherche de la singularité de l’œuvre pour l’être. Ce transfert qui s’opère du sujet à l’objet illustre également un changement de référence, d’objectif artistique. Dans le premier cas (le romantisme), le travail artistique introspectif a pour vocation la disparition du moi dans l’Absolu (sa sublimation). Ce n’est pas tant une recherche d’originalité horizontale, par rapport aux autres productions artistiques, qu’une recherche d’intégrité verticale, par rapport à un référent transcendantal. Le rapport particulier-général est donc d’ordre mystique et révérencieux : le particulier (l’artiste) doit se noyer dans lui-même, disparaître pour exprimer le général (l’Absolu). Les avant-gardes sécularisent et horizontalisent ce rapport : le particulier doit se situer « à côté », « en dehors » du général, qui n’est plus un Absolu transcendantal mais, bien souvent, une norme sociale.
Conséquence, la position de l’artiste est inversée : sa disparition dans le général par focalisation sur lui-même devient une accentuation de lui-même par focalisation sur la disparition du général. Ce qui compte désormais, c’est l’identité de l’artiste, sa distinction, son originalité. L’antirationalisme, l’animisme, le primitivisme, la magie, l’ésotérisme, l’onirisme, et autres idéologies idéalistes (« sur-réalistes ») sont les corollaires de cet axiome originel non-su ou non-dit : le sujet n’est pas un produit social mais un produit divin.
Mais alors… Si le travail de ces artistes est si dénué d’intérêt, pourquoi est-il exposé ? S’il est promu, c’est bien qu’il doit avoir une valeur ? En effet, et cette valeur est avant tout… marchande ! Les avant-gardes, par leur fuite en avant originaliste, sont une opportunité marchande extraordinaire pour le capital. Grâce aux itératives revendications d’art nouveau, l’art permet une extension formidable de l’économie capitaliste. Imaginez ! Vous investissez sur un marché où l’innovation est permanente1 ! C’est l’avant-garde de la disruption ! Grâce à un renouvellement extrêmement rapide de la marchandise, le marché de l’art semble ainsi en perpétuelle extension, le préservant selon toute vraisemblance d’une saturation qui produirait une crise avec pour conséquence une chute drastique de la valeur d’échange des œuvres. De ce fait, l’avant-garde devient un support culturel objectif du capitalisme, qui est en retour le support économique objectif de l’avant-garde.
La valeur de cet « art » est également idéologique. Nous l’avons vu, les avant-gardes comportent structurellement une affirmation du Moi qui est négation de l’Autre (et de la rationalité). Se considérer (à nouveau, plus ou moins consciemment) comme un être totalement anhistorique, dont la subjectivité est le produit de Dieu et qui ne doit rien au social, c’est une négation de l’Autre. Et cette idéologie est celle qui sert de socle existentiel à une frange particulière des nouvelles couches moyennes, de la petite et de la moyenne bourgeoisie : la libération du Moi. Entendons-nous bien : le Moi substance, figé (celui qui provient de Dieu, qui nie l’Autre), pas le Moi devenir (celui qui provient de l’Histoire, qui se confronte à l’Autre). Alors, le monde devra tourner autour de Moi, lever toutes les barrières à la réalisation de mon désir. Alors, Je serai dans la course à la distinction, cherchant tous les moyens possibles de signifier l’originalité de mon Moi.
Les quelques lignes qui suivent, de Michel Clouscard, étayent ce constat :
« Nous avons atteint le paradoxe même de la mondanité. Sa différence est l’imitation. On est un individu dans la mesure où l’on représente un genre. On est singulier lorsque l’on est le signe d’un genre. Le mondain est ce processus de valorisation de l’individu par le genre. Il autorise cette usurpation narcissique : dire n’être que soi-même alors que l’on n’est qu’une résultante de la dynamique de groupe, une copie conforme […] Le standard est vécu comme l’originalité. L’individu se singularise dans la mesure où il s’intègre à un genre. La proclamation subjective n’est que la ratification d’un groupe sociologique. Et plus on est le sous-genre d’un genre, plus on se croit soi-même. Tel est le jeu de la différence : le plus grand écart avec le modèle est la suprême ratification du standard. Chacun proclame une singularité qui se reconnaît et s’affirme par les signes d’un genre. Le néo-capitalisme a privatisé à outrance : la différence. Pour produire ce modèle standard : l’individu de la social-démocratie libertaire. Un genre unique. Celui de tout individu. L’individu est un genre comme le genre est un individu […]
Cet égalitarisme de la différence autorise un autre système de hiérarchies. Alors qu’il prétend dépasser les hiérarchies de classe, il les renforce par les hiérarchies mondaines. A chaque moment, un signe signifie barrière et niveau. Cascade des différences, cascade des mépris, cascades des snobismes. Et dans la hiérarchie « horizontale » du système mondain. Chacun snobe l’autre dans la mesure où l’autre peut le snober. Le pouvoir de snober est consenti à ceux qui consentent à se faire snober. Ainsi est-on différent. Cette guerre des signes mondains, aussi féroce qu’elle soit, se joue dans le même consentement au mondain. C’est une guerre froide idéologique dans le contexte d’une coexistence pacifique. Chacun vit sa vie. C’est un snobisme de masse. Et avec quelle suffisance métaphysique ce conformisme sociologique sera revendiqué : l’individu contre le système. »1
Voilà la valeur du travail de Fabienne Verdier. Avant tout économique, après tout esthétique, surtout idéologique. L’idéologie jaillit de la source économique (des rapports de production) et déferle en cascade sur les corps, façonnant les sensibilités, posant les conditions d’une esthétique. Tristes esthétique et sensibilité que celles de l’idéologie du Moi1 : le désespérément-être-là de celui qui ne veut pas y être.
Non, l’extase esthétique ne se trouve pas dans la pathétique entropie du Même, mais dans la rencontre avec l’Autre. L’esthétique suppose une invitation-participation. L’art véritable (celui qui a une valeur esthétique) invite le spectateur à rejoindre l’artiste, à participer au moment que chante l’artiste, à entrer dans cette dilatation de l’espace-temps qu’offre sa paradoxale condensation en un objet, une œuvre2. Il subsume un fond sous une forme. Et plus l’artiste est talentueux, plus ce fond est dense et cette forme belle.
Fabienne Verdier n’invite pas : il n’y a pas de fond à vivre. Elle claque la porte : prenez cette forme et allez-vous-en (cf. ci-contre le « chef d’œuvre » Polyphonie, 2011) ! Alors, « il faudra se soumettre [à ce formalisme bourgeois] ou se démettre [de ces pitoyables expositions snobs] ». Heureusement, le musée Granet dispose d’une exposition permanente bien plus qualitative que la temporaire.
1 Dont le corollaire est le fascisme ultra-subjectiviste (cf. CLOUSCARD Michel, Néo-fascisme et idéologie du désir, Paris, Éditions Delga, 2008 ; et son application concrète au campus d’Evergreen en Californie).
2 À ce titre, les tableaux du château de Peach dans Super Mario 64 font une excellente allégorie de l’art.
1 CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocratie libertaire, Paris, Éditions Delga, 2014, pp. 269-271.
1 « Aux « ismes » de la première avant-garde : fauvisme, futurisme, cubisme, dadaïsme, expressionisme, cubo-futurisme, constructivisme, vorticisme, rayonnisme, néoplasticisme, orphisme, ultraïsme, abstractionnisme, concrétisme, surréalisme, est venue s’ajouter avec la seconde avant-garde une liste bien plus longue : informalisme, expressionisme abstrait, surréalisme abstrait, abstraction gestuelle, abstraction post-picturale, néo-expressionnisme, mouvement madi, perceptivisme, néo-dadaïsme, spatialisme, new image painting, minimalisme, art génératif, art des systèmes, art conceptuel, art brut, arte povera, pituracolta, nouvelle figuration, narrative art, hyperréalisme, art écologique, réalisme photographique, sharp focus, hyperphotographisme, fluxus, pop art, post-pop art, op art, art language, installations, performances, environnementalisme, pattern painting, combine paintings, art multimédias, actionnisme, art cinétique, nouvelle image, body art, land art, biocinétique, éclectisme baroque, vidéo-conceptualisme, néo-conceptualisme, photo-conceptualisme, néo-géo, intersubjectivisme, situationnisme, raid edge, bad painting, anavant-garde, trans-avant-garde, déconstructivisme. » SEBRELI Juan José, La trahison de l’avant-garde, 2015, Paris, Éditions Delga, pp. 414-415.
Ceux à quoi l’on pourrait ajouter tous les mouvements artistiques contemporains présents sur le web : synthwave, vaporwave, vhswave, simpsonwave, synthpop, hypnagogic pop, hardvapour, fashwave, labourwave etc. etc… Ce fut l’objet de mon travail universitaire de Master 2.