NON, MONSIEUR Laurent JOFFRIN, Emmanuel KANT NE ROULAIT PAS EN MEGHAN ! – Par Georges Gastaud
Dans son édito de Libé daté du 13 janvier, Laurent Joffrin sollicite l’autorité de… Kant pour défendre la monarchie britannique en proie à de nouvelles turbulences. Avec une hauteur de vue plus apparente que réelle, l’éditorialiste favori de la gauche bobo écrit notamment : « Rappel : les peuples de la terre – on peut le regretter – sont regroupés en Etats-nations. On peut soupirer devant cet état de fait, rêver d’une vaste organisation de la fraternité humaine – «Imagine there’s no country…», chantait John Lennon – comparable à la République universelle imaginée jadis par Emmanuel Kant. Mais cette utopie, commune au rocker de Liverpool et au philosophe de Königsberg, n’est pas advenue. Pour le meilleur et pour le pire, les nations existent ».
Monsieur Joffrin, il est faux que Kant ait jamais rêvé d’une République mondiale parfaitement dénationalisée et totalement hors sol. C’est plutôt là le rêve d’un eurocrate contemporain, comme il y en a tant à Libé. Kant a explicitement condamné comme la pire forme d’oppression possible l’idée d’un Etat mondial unique (on dirait aujourd’hui « globalitaire ») ; il a non moins explicitement proposé, dans son Projet de paix perpétuelle, une fédération d’Etats souverains unis pour préserver la paix. Anticolonialiste avant la lettre, Kant a également limité la portée du « droit cosmopolitique ». Mais selon Kant, il faut pour parvenir à une fédération d’Etats libres et égaux garantissant la « paix perpétuelle » que ces derniers commencent par s’abstenir…
· * de toute ingérence dans les affaires d’autrui (cf l’article préliminaire n° 5 au Projet de paix perpétuelle : « aucun Etat ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat »).
· * de toute tentative d’assassiner le chef de l’Etat ennemi car cela interdirait la signature d’un futur traité de paix et pourrait mener à une guerre d’extermination mutuelle.
· * de toute manière de guerroyer qui soit telle qu’elle puisse mener à l’extermination de l’une des parties belligérantes ou, a fortiori, à l’extermination de l’espèce humaine, unique sujet connu du droit. Il n’y a pas de droit à détruire le droit, ni, encore une fois, de droit à éliminer les partenaires possibles d’un prochain traité de paix. Il n’y a donc pas d’opposition radicale entre le souci formel du droit et la préoccupation très charnelle de préserver l’existence physique de l’humanité.
Bref, c’est à contresens que Kant est trop souvent pris pour le précurseur du belliqueux cosmopolitisme néolibéral et euro-atlantique actuel et que le père du criticisme est présumé avoir peu ou prou déploré l’existence, encore balbutiante en son temps, des Etats-Nations. Libé, qui a applaudi à l’élimination néocoloniale de Kadaffi, c’est-à-dire – quoi qu’on pense de lui – du chef d’un Etat reconnu par l’ONU (la Libye), ainsi qu’à toutes les ingérences commises par l’Occident dans les pays de l’Est (Ukraine, par ex.) et du Sud (la liste donne le vertige), Libé, qui soutient tous les traités supranationaux européens qui nient la souveraineté politique et économique de nos pays, Libé qui applaudissait dans les années 70/80 aux fulminations du « missile pensant » André Glucksmann (lequel déclarait froidement en 1984, « préférer succomber avec mon enfant que j’aime dans un échange de Pershing et de SS 20 plutôt que de l’imaginer (le petit Raphaël a eu bien de la chance…) entraîné vers une Sibérie planétaire », Libé n’a donc aucun titre à invoquer Kant, que ce soit pour se réclamer de lui ou pour le critiquer sans le comprendre.
En un mot, dans le concept sinon dans les mots, Kant n’était pas cosmopolite mais INTERNATIONALISTE. Lequel internationalisme ne consiste pas à permettre aux Empires mondiaux ou continentaux de détruire les nations qui les gênent, mais à créer les conditions pour que les Etats égaux et souverains coopèrent entre eux en tant que Nations unies. Mieux : Kant faisait de l’interdit catégorique de la guerre d’extermination et de tout ce qui y conduit l’impératif premier de tous ceux qui veulent instaurer l’état de droit à l’échelle mondiale. Ce qui choque frontalement le monde capitaliste actuel à l’heure où, comme l’a montré à cent occasions l’auteur de ces lignes, « l’exterminisme est le stade suprême du capitalisme-impérialisme ».
Quant à Mrs Meghan et aux pittoresques Windsor, nous les abandonnons bien volontiers au patron de Libé puisqu’il les apprécie tant. Et que leur conservation ou pas sur un trône fictif et ô combien dispendieux est l’affaire des sujets britanniques.
Pauvre Jean-Paul Sartre ! Ce philosophe anticapitaliste, anticolonialiste et anti-impérialiste crut bien faire en soutenant Libé, alors ultragauchiste, dans l’immédiat après-68. Mais contrairement à M. Joffrin, Sartre avait lu Kant, courageux défenseur de cette première République française que ne manque jamais de snober la « gauche » contre-révolutionnaire actuelle…
Georges Gastaud, ancien professeur de philosophie en Classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques.
Auteur de l’article Exterminisme et criminalisation. A propos du Projet de paix perpétuelle de Kant.