« Ce n’est pas en vain que le prolétariat passe par la rude, mais fortifiante école du travail. Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la société bourgeoise actuelle. »
Karl Marx, La Sainte-Famille, IV, 4
Ancien communiste devenu depuis longtemps renégat, le philosophe et sociologue Edgar Morin continue de creuser son sillon, en publiant le 31 décembre dernier une tribune honteuse, dans les colonnes du non-moins honteux hebdomadaire Libération, intitulée : « Au-delà des grèves et des rêves1 ». Si cela fait bien longtemps que le fameux promoteur de la « pensée complexe2 », chère au Banquier-philosophe Emmanuel Macron, ne pense plus grand-chose, ni les simples, ni les complexes, et encore moins les conflits sociaux (si ce n’est visiblement en rêve), il n’en reste pas moins que ce coup de pelle de plus donné sur la tombe de ce que ces jolis grands hommes « de gauche » aimeraient être celle du prolétariat, doit être combattu sévèrement. Parce qu’au-delà d’Edgar Morin, il y a la posture de classe qu’il représente : celle de la petite-bourgeoisie intellectuelle terrorisée face au retour du point de vue du prolétariat dans l‘Histoire3 – elle qui aurait voulu que le Mur de Berlin tombé sur lui l’ai fait taire à jamais.
Car que demande Edgar Morin à tous le travailleurs et le peuple français en lutte actuellement ? C’est très simple : il demande « une pause » dans la grève et le mouvement social. Pour quoi faire ? Pour « réfléchir ». Pour « trouver un compromis ». Comme si la bourgeoisie mondialisée voulait faire des compromis : quel compromis y’a-t-il dans cette réforme d’Emmanuel Macron qui n’a d’autre but que de faire travailler le prolétariat plus longtemps ? Quelle discussion offre-il, si ce n’est de « négocier » les modalités exactes de l’exploitation des travailleurs ? La bourgeoisie impérialiste discute-elle lorsqu’elle viole la souveraineté d’un État, pas plus tard qu’en ce début d’année, en assassinant honteusement et lâchement le Général Qassem Soleimani, plongeant ainsi le monde dans une insécurité vertigineuse? Où est le compromis dans la casse sociale imposée par le Gouvernement Philippe et l’Union Européenne, elle qui ne craint plus désormais de d’avouer que « la politique n’est pas en charge du bonheur des peuples4 » ? Où est le compromis lorsque l’OTAN transforme la Syrie et l’Irak en trous noirs géopolitiques ? Comme le disait récemment un syndicaliste bien plus averti qu’Edgar Morin de la complexité des choses : « la casse sociale, elle ne se négocie pas, elle se combat5 ».
Mais le pire dans cette tribune est atteint lors qu’Edgar Morin, fort de sa « vénérable » expérience, se permet de menacer à demi-mots les travailleurs, comme lorsque l’on gronde des enfants trop capricieux : « Les forces les plus progressistes déclenchent les pires forces réactionnaires, qui peuvent être écrasées, mais risquent d’être écrasantes. Je crains donc que le soulèvement populaire ne débouche non seulement sur une répression réactionnaire, mais sur une aventure qui conduirait au pouvoir du Rassemblement national ou de quelque néo-dictature. » Et voilà la conclusion de cet appel au compromis : tenez-vous tranquilles, sinon vous serez punis. Edgar Morin ne fait ici que recycler l’éternel argument de tous les réactionnaires, de Schopenhauer à Ernst Nolte, qu’ils soient sociaux-démocrates, fascistes ou « apolitiques » : l’action du prolétariat est vaine, car elle ne fait que déclencher la violence de la bourgeoisie. Il vaut mieux donc se résigner, ou faire des compromis, car la vengeance des classes possédantes sera trop terrible. On entretient ainsi le mythe d’une bourgeoisie invincible, et d’un prolétariat qui serait toujours trop faible pour pouvoir lui résister. Et même, en poussant l’argument d’Edgar Morin jusqu’au bout, on aurait aucun mal à arriver à la thèse de l’historien révisionniste (et élève d’Heidegger) Ernst Nolte : la bourgeoisie se montrant violente car le prolétariat se révolte contre sa dictature, ce serait donc lui en dernière instance qui serait responsable de la violence de cette dernière. Car comme un enfant dissipé, il n’a pas su se tenir tranquille…
Or, c’est bien le contraire qui est vrai : les 30 dernières années ont été marquées par un processus intense de fascisation à l’échelle nationale et mondiale, ET par une affaiblissement sans précédent du mouvement ouvrier. Il est donc grand temps de retourner cette logique : c’est la faiblesse de l’organisation de la classe ouvrière qui donne de la force aux puissances réactionnaires, pas l’inverse. Sinon, comment Edgar Morin peut-il expliquer la logique de l’Histoire des 30 dernières années, à moins de se vautrer sans ménagement dans la thèse désormais ridiculisée de la « Fin de l’Histoire » ?
Une fois de telles outrecuidances assénées sans ménagements, la suite de la tribune peut se dérouler sans encombres : toute solution concrète a été écartée a priori. Passons sur ce début où Edgar Morin met sur le même plan « ceux pour qui la retraite est une libération qui permet une nouvelle vie et ceux pour qui elle est une remise à l’écart dans une nocive inactivité », semblant sous-entendre qu’on peut donc priver certains (Lesquels ? Les travailleurs usés par leurs années éreintantes de travail?) de retraite, puisqu’elle n’est qu’une « remise à l’écart dans une nocive inactivité »… Passons aussi sur la pichenette, extrêmement légère, donnée à « l’orthodoxie doctrinaire du néolibéralisme6 ». Mentionnons aussi ce lapsus aussi révélateur de sa confusion idéologique que psychanalytiquement délicieux : « Je suis de ceux qui pensent que la révolte contre la réorganisation standardisante des retraites, dite réforme, tient non seulement ou principalement à des intérêts corporatistes lésés ou des privilèges, qui ne semblent tels qu’aux vrais privilégiés, mais à une réaction populaire profonde contre une politique réactionnaire abolissant les unes après les autres les conquêtes sociales du siècle passé. » Même lorsque Edgar Morin semble vouloir faire semblant de commencer à soutenir timidement les manifestants, il est trahi par son inconscient (de classe ?).
Vient ensuite le moment, comme il se doit toujours chez un « réformiste », de la « compréhension » (on se souviendra de l’hilarant, « I feel your pain » de Bill Clinton en 1992) : « Je suis donc de ceux qui comprennent ce soulèvement, sans en méconnaître les scories de haines, d’égarements, de violences dans sa grande révolte et sa grande fraternisation. J’ai connu les scories de notre merveilleuse libération de Paris avec ses femmes tondues et ses délations de vengeance ». Il comprend, mais bien entendu, il n’approuve pas…. Au sujet des « femmes tondues de la Libération », on lira avec grand profit le livre très solide et déjà classique d’Annie Lacroix-Riz, la Non-Épuration France, qui démontre rigoureusement, archives en main, que la fameuse « épuration sauvage » n’est qu’un mythe, et n’a jamais eu lieu – pas plus que l’épuration légale. Quant aux femmes tondues, on peut démontrer, à l’aide des procès verbaux, que la quasi-totalité d’entre elles s’étaient rendues coupables de crimes de sang, de ces types de crimes qui pour la plupart n’ont jamais été punis par les magistrats après la Libération7. Il est de coutume, chez les intellectuels ayant adoptés le point de vue de la bourgeoisie dans l’Histoire, de toujours exagérer la violence révolutionnaire des exploités, pour mieux excuser celle de la bourgeoisie déchaînée : que ce soit pour la Commune ou pour la Révolution russe, on ne se mouillera pas trop en affirmant qu’au moins 90 % des victimes sont dues aux impérialistes et aux capitalistes – de l’aveu même des tortionnaires8. Et Edgar Morin ne fait pas exception à cette manie de la petite-bourgeoisie intellectuelle.
Ainsi, la conclusion ne peut être qu’ouvertement contre-révolutionnaire : « Mais je pense que la Révolution nécessaire est présentement impossible. Je pense même qu’une Voie de métamorphose progressive, bien qu’elle soit définie par quelques-uns dont l’auteur de ces lignes, ne peut être suivie faute d’une pensée fondée sur une conception complexe du monde, de la vie, de l’humain, de la société, de l’histoire, faute d’une organisation d’avant-garde annonçant, préparant, agençant la nouvelle Voie. » Passons sur cette obscure et passablement inquiétante « nouvelle Voie » (avec un « V » majuscule pour faire allusion à la Troisième Voie ?). La Révolution serait donc « nécessaire », mais « présentement impossible » : parler ainsi lorsque l’on maîtrise les concepts élémentaires de philosophie, c’est ou bien se payer de mots, ou bien prendre ses lecteurs pour des imbéciles… A moins que comme avec des enfants, on leur promet pour plus tard des cadeaux – à condition bien entendu qu’ils se tiennent sages, et pensent de façon « complexe » ?
Et bien M. Edgar Morin, le prolétariat français n’a pas attendu vos conseils pour commencer à « réfléchir ». Et tout bien réfléchi, il ne semble pas qu’il veuille faire « une pause » (qui après tout ne se prend qu’avec des camarades et amis, et nullement entouré d’ennemis dangereux). Vous pouvez garder votre « pensée complexe », la dialectique lui va si bien. Il préfère mettre ses pas dans ceux qui de Platon à Lénine ont fait la gloire du genre humain, que de suivre vos chemins qui ne mènent décidément nul part.
Car jamais la pensée ne cessera de troubler l’absence de pensée.
par V Sarkis et G Gastaud – commission philosophie de la Revue Etincelles
1Consultable ici : https://www.liberation.fr/debats/2019/12/31/edgar-morin-au-dela-des-greves-et-des-reves_1771418
2Pour mémoire, la tentative aussi pédante qu’inutile d’Edgar Morin avec la « pensée complexe », a été de prétendre penser les choses « en complexe », ou « en relation », en oubliant au passage deux éléments capitaux. Premièrement, c’est que cette prétention a déjà été réalisée par la dialectique, telle qu’elle a été développée de Platon à Lénine, en passant bien entendu par Hegel et Marx – ce qui rend la pédanterie de penser de façon « complexe » (contrairement à ces « balourds » de dialecticiens) franchement ridicule. La deuxième, c’est que même comparée à la pensée dialectique, la « pensée complexe » souffre d’un grave handicap : celle de penser les éléments simples et les éléments complexes de façon séparés et opposés. Le grand mérite de la dialectique (qu’ignore superbement et volontairement Edgar Morin), a été de penser que les éléments simples étaient également des produits, des résultats, et non des absolus (ce que ne pouvait permettre de penser le mécanisme simple, bien qu’incontestablement progressiste, ce qu’ignore bien entendu volontairement Edgar Morin). Sur sa phobie des contradictions antagoniques cf. http://www.revolutionducomplexe.fr/epistemologie/dialectique/62-la-dialogique-d-edgar-morin
3Pour un exemple concrètement concret du retour de cette conscience de classe : https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/notre-appui-pour-le-rapport-de-force-cest-le-carburant-interview-de-paul-delegue-cgt-de-la-raffinerie-de-grandpuits-reformedesretraites-penuriedessence/?fbclid=IwAR1JmisIgkJS7Hjlo07LNiJ_u0CVACHEzsqmTM7eieFphzBywU5anxcU41c
4https://www.initiative-communiste.fr/articles/europe-capital/egoisme-de-loligarchie-corrompue-ou-bonheur-des-peuples-il-faut-definitivement-choisir-quand-juncker-passe-aux-aveux/
A comparer avec le progressisme d’un Saint-Just : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe »
5https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/notre-appui-pour-le-rapport-de-force-cest-le-carburant-interview-de-paul-delegue-cgt-de-la-raffinerie-de-grandpuits-reformedesretraites-penuriedessence/?fbclid=IwAR1JmisIgkJS7Hjlo07LNiJ_u0CVACHEzsqmTM7eieFphzBywU5anxcU41c
6Il est peut-être ici lieu de noter que l’obsession de toute une partie de la gauche contre le « libéralisme », est au mieux réductrice, au pire contre-productive. Celle-ci dénonce désormais à tout-va le « libéralisme », et s’épargne bien souvent la moindre mention du capitalisme. Or, (faut-il le rappeler ?), si le libéralisme est une idéologie, le capitalisme est quant à lui un mode de production (qui peut donc supporter de multiples idéologies, le néo-libéralisme, le keynésianisme, le fascisme, le bonapartisme ect.). C’est cette confusion entre les idées et le réel, entre les rapports réels de production et la conscience que les hommes ont de ces rapports, qui ôte tout effectivité à une bonne part des critiques de gauche du libéralisme.
7Pour une conférence de présentation par l’auteure : https://www.youtube.com/watch?v=MJIX0cgMGTg
8https://editionsdelga.fr/portfolio/les-aventures-siberiennes-des-etats-unis/ : Le général américain William S. Graves, en charge de la répression durant la Russie post-révolutionnaire déclarait : « Il y avait d’horribles meurtres, mais ils n’ont pas été commis par les bolcheviks comme le monde entier le croit. Je prends une large marge de sécurité en disant que pour chaque personne tuée par les bolcheviks les anti-bolcheviks en ont tué une centaine. » On prend donc une belle marge de sécurité en disant 90 %…